Benjamin Ball. La médecine mentale à travers les siècles. Extrait de l’ouvrage « Leçons sur les maladies mentales », (Paris), Asselin & Cie, 1880, pp. 1-35.


Benjamin Ball. La Médecine Mentale à travers les siècles. Leçon d’ouverture du cours de clinique des maladies mentales 16 novembre 1879. Paris, Asselin et Cie, 1879. 1 vol.
Extrait de l’ouvrage « Leçons sur les maladies mentales », (Paris), Asselin & Cie, 1880, pp. 1-35.

 

Benjamin Ball nait le 20 avril 1833 à Naples et meurt le 23 février 1893 à Paris. Elève de Charles Lasègue, il sera la premier à occuper la chaire des maladies mentales créée en 1975. Ses leçons sont publiés dans ses Leçons sur les maladies mentales, dans une première édition de 1883, puis dans une seconde, augmentée de 1890. Ses principaux travaux ont portés sur le délire chronique, le rapport des aliénés et de la médecine légale.
Mais aussi :
— La théorie des hallucinations. Article paru dans la « Revue scientifique – Revue des cours scientifiques », (Paris), 1880, 2e série, 9e année, n°44, pp. 1029-1035. [en ligne sur notre site]
— La stigmatisée de S… Extrait de la revue « l’Encéphale », (Paris),  1881. [en ligne sur notre site]
— La folie religieuse. Article extrait de « La Revue Scientifique de la France et de l’étranger. » (Paris), troisième série. – tome IV, (tome XXX de la collection), 2me année – 2me trimestre, juillet 1882 à janvier 1883, pp. 336-342. [en ligne sur notre site]
— Leçons sur les maladies mentales. Premier fascicule. I. De la folie en général. – 2. Des illusions et des hallucinations. Paris, P. Asselin, 1876. 1 vol.
— Leçons sur les maladies mentales. Premier fascicule. I. De la folie en général. – 2. Des illusions et des hallucinations. Paris.
— Délire. Extrait du Dictionnaire encyclop. des Sciences Médicales Dechambre. Paris, G. Masson et Asselin et Cie, s. d; [18??]. 1 vol. in-8°, pp. 315-408.
Benjamin Ball. Les rêves prolongés. Extrait de la revue « Nice-Médical », (Nice), 9e année, n°9, juin 1885, pp. 140-141. [en ligne sur notre site]
— Du délire chronique. Communication faite à la Société médico-psychologique en 1887. Extrait de l’Encéphale. 1887. Le Mans, Ed. Monnoyer, 1887. 1 vol.
— La folie érotique. Deuxième édition. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1893. 1 vol.
— La Morphinomanie. Les frontières de la folie. Le duélisme cérébral. Les rêves prolongés. Le folie gémellaire ou aliénation mentale chez les jumeaux. Paris, Asselin et Houzeau, 1885. 1 vol. i
— Leçons sur les maladies mentales. Paris, Asselin et Houzeau, 1880-1883. 1 vol;
— Leçons sur les maladies mentales. Deuxième édition. Paris, Asselin et Houzeau, 1890. 1 vol. [« Edition très augmentée]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 1]

LECONS
SUR
LES MALADIES MENTALES

PREMIÈRE LEÇON

LA MÉDECINE MENTALE A TRAVERS LES SIÈCLES.

Sommaire. — Considérations générales. — Importance de l’histoire dans les questions scientifiques. — Histoire de la médecine mentale. — Temps primitifs. — La Grèce antique. — Hippocrate. — Les philosophes. — Plalon. — Aristote. — Les Alexandrins. — Arétée. — Celse. — Asclépiade. — Galien. — Cœlius Aurélianus. — Le moyen âge. — Les sorciers. — Temps modernes. – Stabhl. — Ecole psychologique allemande. — Heinroth. — Ecole somatique. — Ecole française. — Pinel. — Esquirol. — Intervention de l’anatomie pathologique. — Classification des maladies mentales. — Epoque contemporaine. — Conclusions.

MESSIEURS,

On demandait un jour au vieux doge de Gênes, contraint, par Louis XIV, de venir s’humilier à Versailles, ce qui l’étonnait le plus dans la cour du grand roi. « C’est de m’y voir,» répondit-il.

Je pourrais à mon tour m’appliquer cette parole ; et lorsque, après une si longue attente, je monte enfin dans cette chaire dont l’accès semblait m’être à jamais interdit, ce qui m’étonne le plus, c’est de m’y voir.

Aussi ne puis-je résister au désir de témoigner ici ma profonde reconnaissance à tous ceux qui m’ont prêté leur appui : à la Facilité qui m’a présenté ; au ministre qui m’a [p. 2] nommé ; aux pouvoirs publics qui ont organisé mon service ; aux élèves, aux amis, dont les courageuses sympathies ne m’ont jamais abandonné ; et enfin, et surtout, à ces aliénistes éminents, dont les uns sont pour moi des maîtres vénérés, tandis que les autres, après avoir été les camarades de ma jeunesse, sont aujourd’hui mes alliés dans le combat de la vie. Et puisque je ne saurais les citer tous, qu’il me soit permis de concentrer l’expression de mes sentiments sur le nom d’un seul ; sur le nom d’un homme qui, après avoir parcouru la carrière avec un incomparable éclat, est venu me prendre par la main, pour me conduire à la place où je suis ; car ce n’est pas un maître jaloux : — vous avez tous nommé M. le professeur Lasègue ; et je suis heureux, dans cette occasion solennelle, de pouvoir lui rendre un hommage public, pour m’acquitter, dans une bien faible mesure, d’une dette de reconnaissance que j’ai depuis si longtemps contractée.

Mais c’est assez vous parler de mes sentiments et de mes souvenirs ; vous attendez autre chose de moi, et il est temps de vous satisfaire.

Nous inaugurons aujourd’hui une chaire nouvelle ; et c’est pour le titulaire à la fois un devoir et un droit que de vous exposer les principes qui doivent le guider dans sa marche, et de vous apporter, je ne dirai pas une profession de foi, elle serait absolument déplacée en présence d’un auditoire tel que celui qui me fait l’honneur de m’écouter, mais un aperçu rapide des vues d’ensemble qui doivent présider à son enseignement,

Je pourrais, il est vrai, dédaignant les traditions classiques, laisser de côté toute discussion générale et me plonger sur-le-champ dans l’étude des détails, — et je ne [p. 3] ferais en cela que me conformer aux usages qui semblent prévaloir de plus en plus parmi nous ; mais je ne saurais mentir ainsi aux tendances naturelles de mon esprit ; et d’ailleurs, il est bon, messieurs, il est salutaire de respirer quelquefois l’air de ces hautes régions intellectuelles, à la condition, bien entendu, de ne pas y faire un séjour trop prolongé.

L’histoire nous offre un moyen légitime et naturel d’aborder l’étude de ces grands problèmes. Par elle, nous assistons à l’évolution progressive de l’esprit humain ; par elle, nous remontons à la source de ces grands courants intellectuels qui ont déposé, pour ainsi dire, les stratifications successives sur lesquelles repose la science moderne ; par elle, enfin, nous saisissons l’origine et la filiation des idées qui nous gouvernent, nous en précisons le sens, et nous analysons, pour ainsi dire, l’atmosphère intellectuelle qui nous enveloppe aujourd’hui.

Un tel programme pourrait vous effrayer, messieurs ; rassurez-vous, il n’entre nullement dans mes vues de vous offrir un tableau complet des développements de la médecine mentale. Réduite aux proportions mesquines que lui imposerait le cadre étroit d’une leçon, cette esquisse ne deviendrait plus qu’un catalogue informe de noms propres ; et d’ailleurs, l’historique de la psychiatrie a été traité, par des auteurs compétents, avec un tel luxe de détails, que toute analyse de leurs travaux serait pour le moins inutile.

Mon but est tout différent. Je me propose de suivre avec vous les grands courants qui ont dominé, à diverses époques, l’étude des maladies mentales. Résigné d’avance à être incomplet, je veux me faire l’historien non des hommes, mais des idées ; et groupant ainsi, autour de quelque grandes figures, l’ensemble des tendances qu’elles représentent, [p. 4] je chercherai à vous montrer, par ce coup d’œil rapide jeté sur le passé, l’état auquel la science est aujourd’hui parvenue et l’avenir qui lui est probablement réservé.

Dire que la folie est de tous les temps et de tous les siècles, dire que les littératures les plus antiques en rapportent des exemples, et que les livres sacrés de tous les peuples en ont parlé, c’est reconnaître une fois de plus que depuis les premières lueurs de l’histoire la nature humaine n’a point changée, et que, sujette aux mêmes défaillances elle subit toujours le joug des mêmes infirmités.

S’il fallait s’en tenir à ces vérités presque banales, il serait vraiment superflu d’interroger le passé. Mais une donnée fondamentale se dégage de ses enseignements ; elle peut se réduire à cette formule générale : les conceptions dominantes de chaque époque ont marqué leur empreinte sur la théorie et la pratique de la médecine mentale, sur la manière générale de comprendre les maladies psychiques et sur les moyens mis un œuvre pour les guérir.

Toutes les civilisations primitives ont considéré la folie comme un effet immédiat de la colère céleste ; toutes ont eu recours, pour la combattre, aux prières, aux exorcismes, à l’intervention des dieux ; et même au sein des civilisations les plus développées, on rencontre encore les traces évidentes de ces indestructibles tendances de l’esprit humain ; elles ont dominé tout le moyen âge, et nous en retrouvons encore les vestiges aujourd’hui.

Et cependant, au cours des siècles, l’expérience accumulait ses trésors, et l’observation, même pratiquée par des esprits superstitieux, l’assemblait des notions précieuses et d’une portée véritablement clinique. Tels sont les matériaux qui se trouvaient à la portée des premiers constructeurs [p. 5] de l’édifice, lorsque survint dans la Grèce antique ce grand réveil de l’esprit humain, auquel se rattache tout ce qu’il y a de meilleur dans nos civilisations modernes.

Cette immense révolution, inaugurée par les philosophes et les poètes, et poursuivie par les mathématiciens, est représentée, dans l’ordre des sciences médicales, par le nom d’Hippocrate. On peut même ajouter que par un autre côté cette grande figure se rapproche plus étroitement encore de l’esprit moderne, car, au milieu d’une génération de logiciens, ivres de métaphysique, Hippocrate était ce que de nos jours on appelle « un positiviste » ; ou, pour parler un langage moins prétentieux, c’était un clinicien, préoccupé avant tout de l’étude des faits, et doué d’une merveilleuse aptitude pour les observer.

Toutefois, pour ce qui touche à la médecine mentale, Hippocrate ne nous a laissé que des notions de détail, empreintes de cet esprit sagace et pratique que nous lui connaissons, mais qui ne sauraient constituer un corps de doctrine. Rappelons seulement que par sa théorie des quatre humeurs cardinales, — le sang, la pituite, la bile et l’atrabile, — Hippocrate a exercé une influence immense sur la médecine en général, et sur la psychiatrie en particulier ; et le langage que nous parlons aujourd’hui en porte encore les traces.

Mais il faut chercher plus haut et plus loin les origines de notre science, et c’est chez les philosophes que nous les trouverons. Ç’a été, en effet, l’éternelle destinée et l’éternel honneur de la psychiatrie de subir l’influence bonne ou mauvaise de la philosophie contemporaine, d’en suivre les fluctuations et d’en refléter les aspects divers.

La première question qui se présente à tout esprit logique, au seuil même de la médecine mentale, est [p. 6] nécessairement la suivante : Quel est le siège de l’entendement, et par quel mécanisme le jeu régulier de ses opérations peut-il être bouleversé ? Prêtons l’oreille aux réponses que provoquait il y a deux mille ans cet éternel problème.

Fatigués aujourd’hui de ces discussions dont nous avons reconnu la stérilité, nous renoncerions volontiers à savoir quel est le siège de l’âme. Il n’en était pas ainsi des philosophes antiques, logiciens avant tout, et qui n’admettaient pas qu’il fût possible de passer à côté de ces problèmes sans chercher à les résoudre. Et puisque c’est de l’histoire que nous faisons ici, il faut nous mettre à la place de ces esprits antiques, puissants et naïfs : il faut suivre l’évolution de leurs idées, et nous rajeunir pour ainsi dire, suivant le mot si profond de Pascal, en redevenant ce qu’étaient les anciens : nous y gagnerons au moins de retrouver dans le passé le sens précis et les véritables origines de plusieurs des idées qui nous gouvernent encore aujourd’hui.

Le divin Platon, homme inspiré s’il en fut jamais, est un spiritualiste tellement convaincu, que, non content de nous reconnaître une âme, il nous en accorde trois : ce ne sont, en réalité, que les parties ou les puissances de l’âme, dont il ne conteste pas l’unité. L’âme supérieure raisonnable, le λόγος, réside dans la tête ou plutôt dans l’encéphale ; les autres ont pour siège les parties inférieures, le cœur et les viscères situés au-dessous du diaphragme.

Puisqu’il existe une âme supérieure et des âmes inférieures, il est évident qu’il doit exister deux espèces bien différentes de délire : l’un céleste, inspiré par les dieux, l’autre d’origine terrestre, et reconnaissant pour cause les maladies corporelles.

Parmi les délires d’origine céleste, il faut ranger, d’après Platon : [p. 7]

Le délire des prophètes, inspiré par Apollon ;

Le délire des poètes, inspiré par les Muses ;

Le délire des bacchantes, inspiré par Bacchus ;

Le délite des amants, inspiré par Éros.

Quant au délire grossier, d’origine purement terrestre qui correspond en réalité à ce que nous désignons sous le nom de folie, il reconnaît pour cause toutes les altération des humeurs, qui peuvent troubler le jeu des divers organes.

Cette naïve et poétique théorie, tout imprégnée de la mythologie de l’époque, était peut-être la plus hardie qu’il fût possible de formuler au temps où le peuple athénien faisait mourir Socrate, et où la moindre atteinte aux croyances enfantines, qui constituaient le fond de l’orthodoxie hellénique, entraînait la peine capitale.

Une doctrine plus ferme et plus logique, sinon plus physiologique, est formulée par ce grand philosophe, que l’amitié des rois mettait au-dessus des ressentiments de la foule.

D’après Aristote, l’âme se divise en deux parties : l’âme rationnelle et l’âme irrationnelle ; l’une et l’autre ont pour siège le cœur ; et pour ne laisser planer aucun doute sur sa pensée, il ajoute que le cerveau ne participe en rien aux sensations.

Or, la qualité maîtresse de l’âme est la chaleur ; elle en fait partie intégrante, essentielle, et plus sa chaleur vitale est grande, mieux elle fonctionne. Le froid et le chaud vont donc expliquer toutes les folies, qui sont tantôt des échauffements, c’est-à-dire des excitations, tantôt des refroidissements, c’est-à-dire des dépressions de l’âme.

D’autres philosophes s’inspirant plus ou moins directement des idées d’Aristote, ont rait de l’âme un pneuma, me vapeur subtile qui circule avec le sang, dont elle n’est qu’une évaporation. Mais au point de vue de la psychiatrie [p. 8] la conséquence immédiate de cette notion physiologique, c’est que le sang gouverne en maître absolu les fonctions intellectuelles. La raison se conserve en son entier tandis que le sang est bien constitué ; s’il se corrompt, elle s’altère.

Poussant jusqu’à l’extrême les doctrines du maître, Théophraste, dans son Traité du vertige, admet que le cerveau n’est qu’une excroissance de la moelle épinière, une sorte d’éponge humide destinée à tempérer les ardeurs de l’âme. C’est, comme vous le voyez, la théorie du rhume de cerveau. Le vertige, d’après Théophraste, est une affection de l’âme ; mais on doit en rapporter le siège au cœur origine et centre de toutes les sensations.

Laissons un instant les disciples d’Aristote, et revenons aux platoniciens. L’école d’Alexandrie, essentiellement antimatérialiste, regarde l’âme comme un reflet de l’intelligence divine, une image affaiblie, mais fidèle, du principe éternel. Cette âme se divise en deux parties : l’une intelligente, qui se dirige en haut vers la tête ; l’autre irrationnelle, qui se dirige en bas vers le corps.

Or, comme aux yeux des Alexandrins l’âme rationnelle est toute l’intelligence, et comme ils en plaçaient le siège dans le cerveau, ces vieux spiritualistes étaient déjà bien plus près de la science moderne.

Le centre psychique et sensoriel n’est plus le cœur ; c’est une partie de l’encéphale ; pour Hérophile, c’est la voûte à trois piliers ; pour Erasistrate, les méninges ; pour Strabon, les hémisphères. On ne saurait approcher davantage de la vérité. Ajoutons enfin qu’Erasistrate avait formulé d’avance, par une intuition de génie, une idée essentiellement moderne : c’est que l’étendue de l’intelligence est en rapport direct avec le développement de la surface du cerveau — [p. 9] avec la profondeur des sillons et le relief des circonvolutions.

Aussi les conséquences, au point de vue médical, d’une semblable manière de voir, ne se font pas attendre.

L’auteur alexandrin du livre sur la maladie sacrée, c’est­à-dire l’épilepsie, s’exprime en ces termes que contre­ signeraient bien volontiers la plupart des aliénistes modernes :

« Les hommes n’ont de joie, de plaisir, de gaieté, de prudence, que par le cerveau ; par lui nous viennent aussi les peines, les tristesses, les chagrins, la perte de la raison. C’est par le cerveau que nous tombons dans le délire, dans la manie, car ces divers états se produisent quand le cerveau est malade. »

Ainsi, messieurs, pour les Alexandrins, l’encéphale est incontestablement le siège de la folie aussi bien que de l’intelligence ; et rien n’est plus frappant, dans l’histoire de sciences, que de constater que ce sont les spiritualistes anciens qui les premiers ont rendu justice au cerveau. Malheureusement ces disciples de Platon ont développé et transformé la doctrine du maître sur le délire par inspiration céleste ; et subissant peut-être à leur insu l’influence de l’Orient, ils ont admis l’intervention des démons dans les maladies de l’esprit. Pour les anciens, cette expression ne comportait point le caractère sinistre que plus tard les premiers chrétiens et les Pères de l’Eglise y ont attaché. Nous verrons bientôt quels ont été les fruits de cette erreur déplorable.

Mais, dira-t-on, la science antique est-elle comprise tout entière dans de vaines spéculations ? et la clinique et la pratique n’y ont-elles aucune part ?

A cette question, le nom seul d’Arétée serait une réponse. [p. 10] On ne saurait assez louer, à quinze siècles de distance, la rigueur scientifique, le sens clinique, la précision des détail et l’abondance des faits qui se retrouvent dans les admirables et pittoresques écrits de ce grand aliéniste, qui a su décrire les principaux symptômes, les formes, les espèces, et plusieurs des variétés les plus importantes de la folie, avec une supériorité qui fait de lui le véritable Hippocrate de la médecine mentale.

Arétée était un pneumatiste, et comme tel, il plaçait le siège de l’âme dans le cœur. Mais ce n’est pas par de vaines hypothèses que ce grand homme a mérité notre admiration. Observateur consommé, praticien habile, écrivain de premier ordre, Arétée a laissé des descriptions ineffaçables du délire érotique, de la manie et de la mélancolie ; il a saisi avec la plus grande netteté les rapports qui unissent l’excitation et la dépression des forces intellectuelles, et l’on pourrait croire qu’il a observé des cas de folie circulaire. L’importance qu’il accorde aux idées fixes en a fait un précurseur d’Esquirol, qui devait plus tard créer la monomanie. Nous lui devons, enfin, des préceptes empreints de la plus parfaite sagesse à l’égard du pronostic des divers genres de folie, et du traitement physique et moral des aliénés.

Celse, qui lui est antérieur de quelques années, semble avoir été plutôt un compilateur habile qu’un penseur original. Le chapitre unique qu’il consacre à la folie semble résumer les opinions qui régnaient alors parmi les médecins du monde gréco-romain. Il est le premier auteur qui ait signalé les hallucinations de la vue.

Odilon Redon.

Evitant avec soin toute discussion théorique, Celse est un véritable éclectique ; mais, au fond, il reste attaché avant tout à la doctrine d’Hippocrate, modifiée sous quelques [p. 11] rapports par les idées de son célèbre contradicteur, Asclépiade de Bithynie.

Ce dernier, dont les ouvrages ont péri, parait avoir été l’un des plus puissants esprits de son époque. C’était, comme on dirait aujourd’hui, un matérialiste ; il explique tout par le mouvement des atomes. De ses idées médicales, nous ne voulons retenir que deux points : le premier, il établit la distinction entre les maladies aiguës et les maladies chroniques, distinction qui s’applique si justement à la folie ; le premier, il a créé le mot d’aliénation mentale, expression heureuse et d’un sens vraiment profond.

Le tableau de la psychiatrie antique resterait incomplet si nous laissions de côté ce grand érudit, ce grand physiologiste, ce grand résumateur de la science antique, qui s’appelle Galien. Ce grand homme, qui, par ses expériences, a jeté les fondements de toutes nos connaissances sur les fonctions du système nerveux, ne pouvait évidemment pas méconnaître le rôle que joue le cerveau dans les opérations de l’intelligence. L’âme rationnelle, d’après Galien, habite l’encéphale ; l’âme irrationnelle est placée dans le tronc, où elle se partage entre le cœur et le foie.

Mais quittons la psychologie de Galien pour nous occuper de ses idées en psychiatrie. Galien est un éclectique ; mais, bien plus enclin aux spéculations théoriques qu’à l’observation clinique, il reste très inférieur à Arétée pour ce qui touche à la description des maladies mentales.

Deux points importants se détachent cependant de son œuvre. Le premier, il distingue nettement le délire des maladies aiguës (phrénitis) de la vésanie ; et sur ce point il se sépare d’Hippocrate. Le premier, il joint à la manie et à la mélancolie la démence (άνοία) et l’imbécillité (μώρωις), qui n’en est qu’un degré plus élevé ; et par là il prélude à la [p. 12] classification des maladies mentales, qui subsiste encore aujourd’hui.

Reste, enfin, Cœlius Aurélianus, le dernier et le plus complet des psychiatres antiques. Sans parler de ses idées au point de vue de la pathologie mentale, c’est surtout par rapport au traitement qu’il s’est créé une place à part. Affranchi des traditions humorales, il ne reconnaît d’autres causes à la folie que les affections morales ou matérielles du cerveau. Mais c’est au point de vue du traitement qu’il semble avoir dépassé tous ses prédécesseurs. Il parle de l’isolement comme pourrait le faire Esquirol ; il prescrit la plus grande douceur envers les aliénés, et préconise la non-contrainte, comme le font aujourd’hui nos confrères en Angleterre. Enfin, sous le rapport de la thérapeutique, il sait allier de la manière la plus heureuse les moyens médicaux à la gymnastique intellectuelle et morale.

Ainsi, la psychiatrie antique, au moment où nous allons la perdre de vue, nous apparaît dans un état de haute perfection. Elle possède des notions aussi abondantes que précises sur les symptômes, le diagnostic et le pronostic de la folie ; elle formule, à l’égard du traitement, des principes qui ont fait l’honneur et la gloire des modernes qui les ont ressuscités, et sous le rapport des doctrines et des théories, elle n’a que l’embarras du choix (1).

Mais les jours de la civilisation ancienne étaient comptés. Une croyance nouvelle en sapait les bases ; et tandis que les assises de la société païenne s’écroulaient, des envahisseurs sauvages se précipitaient violemment sur la scène. A une religion nouvelle, il fallait un monde nouveau. [p. 13]

Au milieu de ces bouleversements, la science antique devait périr. Elle disparut, étouffée entre des moines d’un côté et des Allemands de l’autre ; et les tentatives plus ou moins heureuses du génie hellénique pour rattacher les faits de la nature à des lois fixes, immuables et vraiment scientifiques, furent submergées par un retour en arrière qui, sous l’impulsion de races primitives, ramena l’intelligence humaine vers les idées des temps primitifs.

C’est qu’en effet une civilisation n’est faite que pour les cerveaux qui l’ont enfantée. Les habitants des forêts germaniques apportèrent dans le monde romain leurs conceptions théologiques, superficiellement transformées par le christianisme. L’univers fut partagé entre le diable et les saints ; rien d’extraordinaire n’arriva sans une intervention surnaturelle ; et pendant que la science émigrait chez les musulmans, on vit la doctrine de la possession démoniaque, formulée par les platoniciens d’Alexandrie, reparaître sous une forme nouvelle et sur un terrain plus favorable. Ce n’est plus le gracieux délire inspiré par Apollon et les Muses, par Bacchus et Vénus ; ce sont les esprits infernaux qui apparaissent sur la scène et qui transforment en démoniaques ceux que le monde ancien regardait comme inspirés.

Telle fut l’origine de ces abus qui ensanglantèrent cette longue période où les aliénés, considérés comme des magiciens, payèrent trop souvent de leur vie les superstitions barbares de leur époque.

Mais, tout en rendant justice aux hommes éclairés et courageux, pour la plupart médecins, qui ont combattu ces monstruosités, au risque de leur sûreté et de leur vie, nous pouvons dire que ces temps, dont notre esprit se détourne avec répugnance, n’ont rien à voir avec l’esprit scientifique ni avec l’histoire de la science. [p. 14]

Ce qui est fait pour nous étonner le plus, c’est que la recrudescence la plus aiguë de cette persécution des aliéné coïncide avec le réveil de l’esprit moderne, avec le mouvement si gracieux et si littéraire qui porte le nom de Renaissance ; avec cette révolution profonde, avec cette réformation religieuse à laquelle Luther et Calvin ont présidé.

Les médecins les plus éminents du seizième et du dix-septième siècle, lorsqu’ils écrivent sur les maladies mentales, sont obligés de faire la part du diable et d’admettre que les démons interviennent souvent dans la production des troubles nerveux. J’aime à les croire sincères ; mais peut-être eût-il été dangereux de parler autrement, témoin ce fameux docteur Edeline qui, après avoir prêché publiquement contre l’existence des sorciers, fut poursuivi et condamné comme sorcier lui-même, après avoir fait l’aveu de son crime.

Il fallait donc, pour parler en sûreté, imiter la prudence de certains auteurs modernes qui, au moment d’émettre les propositions les plus subversives, protestent de leur dévouement à la foi. Mais, ce sacrifice une fois accompli, les grands médecins du seizième et du dix-septième siècle s’efforcent de ramener les esprits aux saines idées de la médecine ancienne ; les uns, comme Prosper Alpin, s’attachent à la clinique et à la description des symptômes morbides ; les autres, comme Sennert, à la psychologie ; ils sont le précurseurs de l’école allemande ; d’autres enfin, comme Plater, Sylvius, Lepois et le grand anatomiste Thoma Willis (2), s’efforcent de rattacher aux connaissances de [p. 15] l’époque d’ingénieuses théories sur la production des maladies mentales.

A ce moment nous voyons apparaître sur la scène un des hommes les plus remarquables que la civilisation moderne ait enfantés ; je veux parler de Stahl.

Certes, les idées de cet illustre médecin sont aux antipodes de toute l’éducation que nous avons reçue, et il faut un violent effort de l’intelligence pour se reporter à un état intellectuel aussi différent du nôtre.

Il le faut pourtant ; car, sans cet effort, il serait absolument impossible de comprendre un système qui a, pendant de longues années, joué un rôle immense en psychiatrie, et dont l’influence se fait encore sentir par certains côtés. Je vous demande donc un instant d’attention soutenue, vous promettant, d’ailleurs, de ne pas longtemps abuser de votre complaisance.

Placé en face du problème de la vie, Stahl est frappé d’une idée, que plus tard Bichat devait exprimer dans des termes sinon identiques, du moins fort analogues : l’instabilité des composés organiques en présence des forces du monde physique saisit avant toute chose son imagination, et lui fait envisager la vie comme une résistance perpétuelle à la mort.

La matière n’a pas en soi le principe de la durée ; abandonnée à elle- même, elle se désagrège et se transforme. Il faut donc à l’être vivant une force à la fois créatrice et conservatrice, dont les divers organes ne sont en quelque sorte que l’expression particulière.

Cette force, qui domine et gouverne la matière organisée au milieu de ses transformations incessantes, cette force, qui préside à ses évolutions normales, est aussi celle qui rétablit l’équilibre des fonctions quand il est troublé, [p. 16] et qui prévient la maladie aussi longtemps que l’harmonie existe. Par elle, on s’explique la réaction mutuelle des diverses parties les unes sur les autres, et l’action de l’ensemble sur les parties. Enfin, c’est grâce à la connaissance de la loi qui préside à ses rapports avec la matière que le médecin parvient à comprendre, par la souffrance locale, ou par les manifestations d’un antagonisme maladif, ce que Stahl appelle l’impulsion pathologique générale.

Tel est donc le rôle prépondérant de l’âme dans le mécanisme de la vie : non seulement elle préside au fonctionnement de ces organes, auxquels elle a donné l’existence mais encore elle rétablit l’harmonie quand l’équilibre naturel est ébranlé, et ramène l’ensemble du système à l’état normal.

Mais, puisque l’intention de la nature est toujours bonne, comment se fait-il que le résultat soit souvent déplorable ?

Ici se place la nuisible et funeste intervention du péché.

Si le régime de l’économie est troublé, si l’économie périclite, c’est, d’après Stahl, parce que l’idée elle-même est troublée ; c’est parce que l’homme a désobéi à la mission providentielle qu’il avait reçue ; c’est, en un mot, parce que le péché originel et les péchés individuels ont perverti les tendances de l’âme ; or, toute tendance de l’âme contraire aux lois morales est l’origine d’un trouble de la santé. Stahl finit donc par arriver à la conception de la moralité comme source de tout ordre dans la vie du corps et de l’entendement ; et, d’autre part, à l’immoralité comme point de départ de tout désordre, soit physique soit mental.

Tel est, comme l’a fort bien démontré M. le professeur [p. 17] Lasègue, le point de départ de l’école psychologique allemande, ainsi qu’on l’appelle en psychiatrie.

Le mal moral une fois admis comme origine du mal physique, rien de plus naturel que d’y faire rentrer les troubles de l’intelligence. Car, si le péché peut donner la fièvre, à plus forte raison peut-il engendrer la folie.

Je ne saurais entreprendre ici, messieurs, de vous exposer les idées de Langermann, le fondateur de l’école, celles de son élève Ideler et de ses nombreux successeurs. Le temps nous oblige à limiter nos études et à concentrer toute notre attention sur l’homme qui représente le plus complètement le système, et qui l’a formulé de la manière la plus absolue ; il en est l’expression la plus élevée, la véritable incarnation.

Heinroth, un des meilleurs élèves de Pinel, professeur de psychiatrie à Leipzig, membre de la Société royale de Londres, correspondant de notre Académie de médecine, a été l’un des aliénistes les plus distingués du siècle et l’un des rares Allemands qui ont aimé la France. A ces titres divers, il mérite assurément toute notre attention. Ses doctrines sont aussi complètement éloignées que possible de nos opinions modernes, et c’est précisément à cause de cette opposition qu’il nous intéresse, comme le représentant le plus accompli d’une race de puissants esprits, aujourd’hui presque complètement éteinte.

L’homme vit, en tant qu’homme, dit Heinroth, par la raison,

Mais, avant d’atteindre ce dernier échelon, l’intelligence doit parcourir bien des étapes. Au premier degré, l’enfant n’a qu’une existence objective, il ne vit que par les sens ; au deuxième degré, l’individualité perdue jusque-là dans le monde extérieur se replie sur elle-même. Le moi se [p. 18] dessine en opposition avec le non-moi, avec les phénomènes qui se passent hors de lui ; c’est un arbre dont les racines sont cachées dans la terre et dont le sommet est dans les cieux. A ce deuxième degré, que ne dépassent jamais la plupart des hommes, la vie entière est remplie par la lutte avec les obstacles extérieurs ; il n’y a rien de plus pour l’homme que lui et le monde.

Mais, au dernier terme du perfectionnement humain, un élément jusqu’alors inconnu fait son apparition sur la scène ; cet élément nouveau, c’est la conscience, qui vient prendre sa place et commander.

Tant que nous nous laissons mener par elle, une merveilleuse harmonie s’établit entre nous et le monde extérieur ; il y a unité dans la vie de l’homme, parce qu’il y a conformité avec sa mission ; partout où règne la conscience, il n’y a plus de guerre.

La santé n’est donc que l’harmonie merveilleuse de nos pensées et de nos désirs, accompagnée de la jouissance qui s’attache providentiellement à l’accomplissement intégral d’une fonction. Au contraire, la maladie commence quand les ressorts de l’organisme ont perdu leur unité d’action.

Or, l’homme qui vit en lui-même sait s’abstraire du monde extérieur ; mais celui qui se laisse saisir par le monde est, au contraire, agité par des désirs sans cesse renaissants. On souffre, on a des craintes, et le fruit de ce douloureux enfantement, c’est la passion.

L’origine des troubles de la raison est tout entière dans ce travail intime ; c’est une diathèse sans laquelle les accidents extérieurs ne sauraient créer la folie ; c’est ainsi que Heinroth arrive à formuler cette pensée profonde : « La folie est une maladie de l’être tout entier. »

Quand la sensibilité cesse d’avoir son guide naturel, qui [p. 19] est la conscience, sa première manifestation, c’est l’égoïsme ; l’individu, n’obéissant plus qu’à ses goûts personnels, se trouve dans un état vague de malaise et d’indécision. Plus la raison diminue pour faire place à la sensibilité, plus celle-ci domine ; elle finit par régner seule et sans frein ; il ne manque plus alors qu’un seul élément pour produire la folie, c’est l’excitation. C’est là ce que Heinroth appelle l’état de maturité.

La perte de la raison n’est autre chose que la suspension durable de la liberté, se liant soit à l’état de santé apparente, soit à l’état de maladie confirmée, et altérant, dans la sphère de l’influence morbide, le sentiment, l’esprit et la volonté. Ainsi, la perte de la liberté est le fait dominant ; l’absence de moralité est la cause première.

Il en résulte que le meilleur préservatif contre la folie est l’attachement aux vérités de la religion chrétienne.

Quant au traitement, sans négliger la santé physique, il doit être surtout moral. Combattre l’excitation ou la dépression pour les ramener à leurs justes limites et substituer, par une cultivation rationnelle, des facultés nouvelles à celles qui ont été frappées par la folie : telle est la meilleure des thérapeutiques.

Aux objections que soulève une pareille théorie, Heinroth répond avec une grande présence d’esprit, et quand on lui demande pourquoi tant de gens vicieux et même criminels ne deviennent point aliénés, il réplique que le vice et la folie sont les aboutissants de deux séries divergentes, qui, l’une et l’autre, ont le péché pour point de départ (3).

Heinroth eut de nombreux admirateurs et forma de nombreux [p. 20] élèves, dont le plus célèbre fut Beneke, qui, tout en modifiant quelque peu les idées du maître, les défendit avec résolution.

On comprend plus facilement l’opposition vigoureuse que de telles doctrines devaient soulever. L’école somatique allemande, qui s’efforce de prouver que toute folie tient à des lésions physiques, eut pour chef Nasse, le célèbre professeur de psychiatrie de Bonn. Il fut suivi par Friedreich, Vering, Amelung et plusieurs autres psychiatres dont je ne veux point énumérer les noms. Mais le plus vigoureux partisan des doctrines somatiques est Jacobi, qui, dans son ardeur à chercher des lésions chez les aliénés, devint, on peut le dire, le fondateur de la folie sympathique. Il cherche, en effet, des lésions extra-céphaliques pour justifier l’explosion de la folie, qui devient alors une simple manifestation des maladies organiques.

Il fut suivi dans cette voie par l’illustre et vénérable Schrœder van der Kolk, qui, dans son ouvrage sur l’aliénation mentale, établit deux divisions : la folie cérébrale et la folie sympathique, et la part qu’il attribue à cette dernière est de beaucoup la plus importante.

Sans aller aussi loin, nous pouvons dire que l’école somatique a remporté aujourd’hui une victoire complète, et que les doctrines, représentées par le traité classique de Griesinger, sont universellement adoptées en Allemagne. En un mot, la psychiatrie, comme l’a dit Krafft-Ebing dans un ouvrage récent, a conquis enfin sa place parmi les sciences naturelles.

Mais il nous faut revenir en arrière. Historien des idées, je n’ai point cherché à suivre l’ordre chronologique, et pour mettre face à face les deux doctrines les plus diamétralement [p ; 21] opposées, j’ai dû laisser un instant dans l’ombre les origines de notre école française ; — de cette école qui, pendant si longtemps, a dominé la science, non seulement en France, mais dans le monde entier. Il est temps maintenant d’y revenir ; il est temps d’analyser les principes qui ont servi de base à notre éducation, de suivre les déviations progressives qui nous en ont insensiblement éloignés, et de constater enfin à quel point nous sommes actuellement arrivés, et c’est par cette étude qu’il convient de terminer cette leçon.

Esquirol et Pinel, ces deux noms à jamais inséparables, représentent pour la postérité les mêmes idées, le même système ; le maître est complété par l’élève, le philosophe par le clinicien ; et malgré quelques différences de détail, raccord est complet, sur tous les points fondamentaux, entre ces deux esprits, si bien faits pour se comprendre et pour se compléter.

Quand on parcourt pour la première fois le traité de Pinel, on se demande comment ce petit livre de quelques centaines de pages, et qui n’a eu que deux éditions, — ce n’est pas un succès de librairie, comme vous le voyez, — on se demande comment ce petit livre a pu opérer une révolution si profonde. C’est que, derrière le livre, il y avait un homme ; un homme d’un esprit véritablement supérieur et d’un caractère éminemment sympathique ; — un homme, enfin, doué de cette précieuse faculté de former des élèves, qui constitue le moyen le plus sûr et la plus noble manière de parvenir à la postérité.

C’est surtout au point de vue du traitement des aliénés, c’est au point de vue humanitaire et pratique que les efforts de Pinel ont frayé une voie nouvelle. Le moyen âge éprouvait pour les fous une répulsion instinctive ; quand il ne les [p. 22] brûlait pas comme sorciers, il les redoutait comme insensés et les maltraitait comme tels. Le dix-huitième siècle, affranchi des superstitieuses terreurs des époques précédentes, subissait encore l’influence des préjugés vulgaires qui inspiraient autrefois à nos pères une si profonde antipathie pour les aliénés ; et sans vouloir méconnaître les sentiments d’humanité qui font honneur à quelques-uns des anciens et à plusieurs des modernes, on doit avouer que Pinel semble avoir été le premier aliéniste qui ait vraiment éprouvé des sentiments d’affection pour ses malades, le premier qui ait compris qu’en dépit de leur profonde infortune, ils n’étaient point déchus de la dignité humaine ; et sous ce point de vue le grand réformateur a été véritablement l’homme de son temps ; car au moment où les abus de l’ancienne société disparaissaient de toutes parts, balayés par un vent de tempête, il a fait pénétrer dans le domaine de la médecine mentale le souffle puissant de la Révolution française.

Mais, à côté du philanthrope, il y avait, chez Pinel, un médecin rempli de tact, de sagesse et de bon sens. — On a dit et répété à satiété que Pinel a fait tomber les chaînes des aliénés ; on oublie trop souvent de dire qu’il leur a rendu un service non moins important en les délivrant de la phlébotomie et en les empêchant de mourir de faim. L’excès de la saignée et l’insuffisance des aliments étaient, en effet, avec l’abus des moyens coercitifs, les ca uses principales du pitoyable état où il a trouvé les aliénés ; et ce sera son éternel honneur d’avoir opéré, à cet égard, une révolution profonde et radicale.

Mais, bien que le côté pratique et médical l’emporte sur fous les autres, dans l’œuvre de Pinel, il s’y rencontre un côté théorique, qui constitue un véritable code de l’aliénation [p. 23] mentale ; et ce code, modifié sur quelques points par Esquirol, est celui qui nous régit encore aujourd’hui ; car pendant longtemps on ne pouvait s’ en écarter sans courir le risque, non seulement d’être accusé d’hérésie, mais encore de passer pour ignorant, ce qui est infiniment plus grave.

On peut résumer cette doctrine en quelques propositions fondamentales :

1° La folie proprement dite est absolument distincte du délire des maladies aiguës.

2° Point de lésions anatomiques dans la folie ; celles qu’on rencontre parfois sont les conséquences et non les causes de la maladie.

3° Le grand remède, pour les maladies de l’esprit, c’est la séquestration, c’est l’isolement. Les moyens ordinaires qui s’appliquent aux maladies du corps ne jouent ici qu’un rôle très secondaire (4).

4° L’aliéniste doit s’appliquer à l’étude clinique des maladies mentales, mais en suivant les procédés des psychologues, et en appliquant aux lésions de l’entendement les recédés de l’observation médicale.

5° Enfin, l’importance d’une classification méthodique devait être l’une des principales préoccupations de l’auteur de la Nosographie philosophique, qui a transporté dans la psychiatrie les notions qu’il avait empruntées à l’histoire naturelle.

La manie, la mélancolie, la démence, étaient des formes [p. 24] presque universellement admises. Pinel y ajoute l’idiotie, sans donner à ce mot le sens que nous y attachons aujourd’hui. Esquirol complète la série par la création de la monomanie, et le système se trouve ainsi définitivement fondé.

Pendant de longues années, les doctrines d’Esquirol et de Pinel ont eu force de loi, surtout en France, et trois générations d’aliénistes se sont élevées à leur ombre. — Mais on ne saurait indéfiniment arrêter la marche progressive de l’esprit humain ; et le majestueux édifice, qui nous a si longtemps abrités, semble aujourd’hui s’affaisser de toutes parts.

C’est par les anatomistes, comme on devait s’y attendre, que la réaction a commencé. La négation presque absolue des lésions matérielles ne pouvait manquer de rencontrer des contradicteurs ; et, sans parler des colères mémorables de Broussais, des travaux appuyés sur des bases plus positives venaient ébranler l’une des assises fondamentales du système. Dès 1816, Rostan commence à la Salpêtrière ses études sur le l’amollissement cérébral ; il se voit entouré d’une vaillante escorte d’hommes jeunes, actifs, entreprenants, dont les plus célèbres se sont appelés Georget, Falret et Calmeil ; au même moment Bayle entrait à Charenton sous les auspices de Royer-Collard ; on étudie avec ardeur la méningite, l’encéphalite chronique, et l’on voit bientôt se produire l’évènement scientifique le plus important du siècle, du moins en psychiatrie, j’entends la découverte de la paralysie générale.

Et cependant les auteurs eux-mêmes de cette grande découverte sont restés profondément orthodoxes ; la paralysie générale étant mise de côté, il reste entendu que les autres genres de folie ne comportent point de lésions ; et l’on ira si loin dans cette voie, que Georget, dépassant les idées de [p. 25] ses maîtres, viendra déclarer un jour qu’il n’existe point de folies sympathiques, supprimant ainsi d’un seul coup toute une série de causes physiques de l’aliénation mentale. — Vous avez pu mesurer tout le chemin qu’a fait depuis lors l’idée d’une corrélation intime, d’un rapport de cause à effet, entre les troubles de l’esprit et les affections des organes les plus éloignés de l’encéphale.

En France, c’est Lallemand qui le premier donne l’impulsion à ce mouvement. L’influence des pertes séminales sur certaines formes de vésanie a été peut-être exagérée par cet auteur célèbre ; il n’en a pas moins rendu un immense service, en démontrant que l’hypochondrie, l’affaissement moral, la mélancolie poussée jusqu’au suicide, pouvaient quelquefois reconnaître cette cause. De nombreux travaux, parmi lesquels nous citerons plus spécialement celui de M. Lisle, sont venus confirmer les idées de Lallemand, qu’on peut ranger aujourd’hui au nombre de ces vérités qu’on ne discute plus.

Esquirol, on peut le dire, a créé la folie puerpérale ; mais les affections utérines, dont Pinel avait déjà signalé l’influence, sont aujourd’hui l’une des causes les mieux reconnues de l’aliénation mentale, ainsi que l’ont établi les recherches de Guislain, de Bazin, de M. Azam (de Bordeaux) ; et la folie utérine est placée au-dessus de toute contestation.

Esquirol avait indiqué la possibilité d’un rapport entre les lésions intestinales et la folie ; et c’est sans doute en s’inspirant de cette idée que notre grand pyrétologue Louis, le créateur de la fièvre typhoïde, attribue aux lésions des plaques de Peyer le délire qui survient souvent dans cette maladie. Cette idée de Louis trouverait aujourd’hui peu de partisans ; mais l’influence de l’estomac et du tube intestinal [p. 26] sur le développement des maladies mentales n’est aujourd’hui contestée par personne.

Vient ensuite le tour des affections du foie, des maladie du cœur, de la phthisie pulmonaire ; nous avons vu naître la folie cardiaque, la folie hépatique ; et l’on semble reconnaître aujourd’hui qu’il n’est pas un seul point de l’économie dont les lésions ne puissent se traduire, chez les sujets prédisposés, par un trouble psychique. L’ensemble de ce grand mouvement se trouve résumé dans l’excellente thèse de M. Ch. Loiseau et dans la discussion à laquelle ce travail a donné lieu au sein de la Société médico-psychologique.

Il ne s’agit là, dira-t-on, que d’un épanouissement plus complet des idées déjà émises à l’état rudimentaire par Esquirol et Pinel. Mais qui ne voit combien le domaine des vésanies pures, des folies sans lésions appréciables, se trouve rétréci par cette manière nouvelle d’envisager les choses ?

Pieter Bruegel.

Si l’on ajoute à cette énumération rapide et forcément incomplète la découverte de la marche ascendante des maladies de la moelle épinière vers l’encéphale, qui transforme les ataxiques et les paraplégiques en paralytiques généraux et en déments ; si l’on tient compte des recherches modernes sur la composition du sang, sur l’état du pouls chez les aliénés, sur l’influence des diathèses et de divers états physiologiques sur les manifestations de la folie, on comprendra sans doute que l’axe de la médecine mentale s’est entièrement déplacé, et que nous ne gravitons plus autour de la psychologie. Cliniciens et observateurs comme au temps de nos grands maîtres, nous portons plus volontiers notre attention sur les maladies du corps que sur les perturbations de l’entendement, et nous ne consentons plus, [p. 27] suivant l’expression de Falret, à devenir les secrétaires de nos malades et à écrire sous leur dictée.

Mais il est d’autres points sur lesquels la contradiction est encore plus radicale. L’axiome fondamental, l’idée maîtresse du système, c’est que la folie vraie est absolument indépendante et distincte du délire des maladies aiguës. Or nous voyons l’un des doyens et des chefs de la médecine mentale, mon excellent maître et ami M. Moreau (de Tours), exprimer ouvertement l’idée qu’il n’existe aucune distinction radicale entre le délire et la folie, qu’il va même jusqu’à comparer à des faits parfaitement physiologiques, le rêve et le sommeil ; et cependant M. Moreau (de Tours) ne me contredira pas sans doute si je le range parmi les orthodoxes ; sur ce point cependant, et c’est un point d’une importance capitale, il faut le classer parmi les opposants.

Enfin, nous l’avons vu, dans les doctrines de l’école, c’est l’isolement qui se présente comme la panacée universelle, ou du moins comme le premier et le plus important de tous les moyens de traitement. Une réaction contre l’excès de ce principe, dont il serait difficile de contester au fond l’exactitude et la sagesse, une réaction d’autant plus vive qu’elle a été longtemps comprimée, se manifeste avec une. Intensité toujours croissante depuis plusieurs années.

On a fait l’éloge de l’établissement neuf fois séculaire de Gheel ; on a préconisé les colonies d’aliénés, la vie familiale, on a même été jusqu’à vouloir dépeupler les asiles et les maisons de santé. Nulle part ce mouvement n’a été plus accentué qu’en Angleterre, et Blandford, l’un des aliénistes les plus accrédités d’outre-Manche, exprime l’opinion que bien des malades seraient plus heureux et plus sagement gouvernés dans leur famille que dans un établissement spécial. [p. 28]

Ainsi, vous le voyez, il n’est pas un seul point de la doctrine classique qui n’ait été discuté, retouché, je dirai presque ébranlé à force d’être remanié. Reste enfin la classification, qui subsiste encore, et c’est pourtant la partie la moins solide et la plus critiquable de l’œuvre.

Certes, on ne saurait reprocher aux fondateurs de l’école française d’avoir accepté et conservé les noms de manie, de mélancolie, de démence, qui remontent au berceau même de la médecine. Pinel y ajoute l’idiotie, Esquirol la monomanie. Chacune de ces divisions peut devenir l’objet d’une discussion. Mais il est une considération plus générale qui domine tout l’ensemble du sujet.

Une seule et même maladie, une seule et même lésion, tout en conservant sa physionomie clinique et son individualité propre, peut donner lieu à toutes les formes du délire.

Prenons pour exemple la paralysie générale ; elle se manifeste par la folie ambitieuse, par la mélancolie, par la fureur, par l’hypochondrie, par la démence, par un affaiblissement de l’intelligence : et pourtant c’est toujours la paralysie générale, et jamais un observateur exercé n’éprouvera la moindre hésitation à cet égard.

Voilà donc des malades qui, par le fait même de la lésion encéphalique dont ils sont atteints, se trouvent hors cadre. J’en dirai autant des alcooliques, des épileptiques et des hystériques. N’est-il donc pas évident que ces divers phénomènes d’excitation et de dépression ne sont que des symptômes tantôt permanents, tantôt transitoires et pouvant alterner entre eux, comme dans la folie circulaire ?

Si, maintenant, pénétrant dans les détails, nous cherchons à discuter chacune des formes de délire dans lesquelles on a voulu circonscrire l’aliénation mentale, [p. 29] l’insuffisance d’une classification pareille éclatera bien plus vivement à vos yeux.

Prenons cet ensemble d’états psychiques divers qu’on a décrits sous le nom de manie.

Voici un malade dans un état d’agitation suraiguë, parlant, vociférant, s’agitant, crachant sans cesse ; il profère avec volubilité des mots sans suite ; il répète à chaque instant les mêmes expressions d’une voix haletante et saccadée ; cet homme, dont l’état semble si voisin du délire aigu, c’est un maniaque.

Mais j’aperçois un autre malade, dont l’intelligence, loin d’être abolie, est manifestement plus active qu’à l’état normal ; il jouit d’une mémoire prodigieuse, d’une facilité d’élocution remarquable, et la rapidité surprenante de ses conceptions s’unît à une activité morbide, à un grand désordre d’action. C’est encore un maniaque ; mais comment le rapprocher du cas précédent, et qui songerait à prétendre que ces deux sujets sont atteints d’une seule et même maladie ?

D’autres maniaques nous offriront une prédominance d’idées tristes. D’autres nous offriront le spectacle d’une manie intermittente ou périodique ; d’autres enfin seront atteints de folie à double forme et présenteront des alternatives régulières d’excitation et de dépression. Comment réunir dans un seul et même cadre des affections si diverses, et quel avantage peut-on retirer de ce rapprochement forcé, soit au point de vue de la science, soit au point de vue de l’enseignement ?

Quant à la lypémanie d’Esquirol, la critique serait encore plus facile ; il nous suffira de rappeler que, grâce à M. Baillarger, nous savons aujourd’hui qu’il faut diviser les mélancoliques en deux groupes bien distincts : les uns [p. 30] représentent la mélancolie dépressive, la tristesse avec stupeur et sans idées prédominantes ; les autres, au milieu de leur délire triste, conservent une grande activité d’esprit et n’offrent pas la moindre tendance à la stupeur. Ce ne sont évidemment pas les mêmes malades,

Il faudrait également réclamer une place à part pour les mélancoliques anxieux, pour les gémisseurs de Guislain et de Morel, qui se promènent sans cesse de long en large, comme les âmes du purgatoire, en répétant toujours les mêmes paroles.

Reste enfin la lypémanie consciente, sans délire, qu’on ne saurait confondre avec aucune des variétés précédentes.

Nous arrivons maintenant à la monomanie, l’une des créations les plus contestables et les plus contestées d’Esquirol. Je ne m’arrêterai vas à discuter s’il existe ou non des délires limités, partiels, ou s’il faut dire avec Heinroth : « La folie est une maladie de l’être tout entier » ; je me contenterai de vous dire que la monomanie, déjà fort compromise par la découverte de la paralysie générale, a reçu le coup de grâce lorsque M. Lasègue a créé le délire des persécutions. Lisez, en effet, ou plutôt relisez le travail d’Esquirol sur les monomanies, vous n’y trouverez que des paralytiques, des persécutés et des impulsifs ; ces trois catégories une fois soustraites, s’il existe un résidu, rien ne saurait justifier la prétention de lui réserver une place à part.

Il n’est pas jusqu’à la démence elle-même qui, jetée au creuset de l’analyse, ne finisse par s’y fondre et s’évaporer. En effet, une grande partie de ceux qu’on appelait autrefois des déments ne sont, en réalité, que des sujets atteints de maladies cérébrales organiques : la paralysie générale, le ramollissement, l’hémorrhagie cérébrale, les tumeurs, [p. 31] la syphilis cérébrale y apportent chacun leur contingent.

Quant à la démence aiguë d’Esquirol, elle appartient, depuis le travail de M. Baillarger, à la mélancolie avec stupeur.

La démence ordinaire des aliénés n’est, en réalité, qu’un délire chronique, et, le plus souvent, un délire des persécutions.

Il ne reste donc plus au fond du creuset que les incohérents ; c’est là d’ailleurs un résidu peu important ; leur nombre est minime relativement à celui des autres aliénés, et d’ailleurs, quand on en gratte la surface, presque toujours on découvre les traces d’un délire ancien, qui persiste encore,’

Si la classification d’Esquirol et de Pinel pèche par ce qu’elle contient, elle pèche bien plus encore par ce qu’elle ne contient pas.

On n’y voit figurer ni les formes délirantes, si riches et si variées, qui se rattachent aux névroses convulsives, ni celles qui résultent des grandes diathèses, qui, parmi leurs manifestations directes, comptent des troubles intellectuels si bien caractérisés ; ni l’alcoolisme et les folies toxiques, qui, dans l’état actuel de notre civilisation, jouent un rôle de plus en plus important ; ni enfin la grande famille des folies héréditaires, qui constitue aujourd’hui l’un des groupes les plus naturels dans l’ordre des maladies mentales.

Sans doute, l’influence de la plupart de ces causes était reconnue, et elle trouvait une place à côté des causes morales, auxquelles ces observateurs illustres ont toujours attribué le rôle principal ; mais ils n’ont jamais songé à en former des groupes spéciaux, ni à leur accorder, pour ainsi dire, une existence indépendante. On peut même ajouter [p. 32] que cette manière de voir aurait été radicalement opposés aux principes généraux, qui les ont toujours portés à subordonner, dans leur système, les phénomènes physiques aux troubles de l’intelligence et du sentiment.

Sans doute, il serait profondément injuste de reprocher à ces grands hommes de n’avoir point fait ce que nul à leur époque ne pouvait faire : ils ont largement profité des connaissances acquises, ils les ont libéralement augmentées, ils en ont tiré les conclusions qu’il était alors possible d’en tirer. Ils étaient de leur temps ; nous ne serions plus du nôtre si nous pensions absolument comme eux. Pourquoi se dissimuler les imperfections de leur œuvre ? elle suffit amplement à leur gloire et à la gloire de notre pays.

Si j’ai cherché, messieurs, à mettre en lumière le côté faible de la théorie classique, ce n’est point, à coup sûr, pour vous en proposer une autre. Nous vivons à une époque de transition, où nul ne saurait tenter une semblable entreprise sans s’exposer à une défaite certaine ; mais, en vous montrant le travail qui s’est opéré depuis un demi-siècle en psychiatrie, je suis resté fidèle à mon rôle d’historien, et j’ai cherché à vous rendre, dans une rapide esquisse, la physionomie du temps où nous vivons. On peut en tracer rapidement les contours,

Un de ces courants irrésistibles, qu’il est impossible de remonter, nous porte à chercher partout les lésions physiques, les causes matérielles de l’aliénation mentale. Sans doute, on ne fait pas deux fois en un siècle une découverte comme celle de la paralysie générale ; mais on s’efforce de plus en plus de restreindre le champ de la folie sans lésions, et on y réussit incontestablement dans une certaine mesure. [p. 33]

D’un autre côté, les progrès de la physiologie, qui, nulle part, n’ont été plus rapides que pour ce qui touche au système nerveux, nous ont révélé le rôle immense que jouent les phénomènes automatiques dans toutes les fonctions de l’économie, et plus spécialement dans la vie intellectuelle. Les mots d’automatisme cérébral, de cérébration inconsciente, sont l’expression d’une série tout entière de fait d’une importance capitale, et qui sont destinés à jouer un rôle immense en psychiatrie.

Il est une autre province de notre domaine qui attire aujourd’hui une attention plus soutenue que jamais : je veux parler de la morphologie. Parmi les grands observateurs qui, depuis l’antiquité, se sont occupés des maladies mentales, il n’en est aucun qui n’ait senti l’importance de la forme, du volume et des anomalies de l’encéphale ; mais l’imperfection des connaissances opposait alors une barrière presque insurmontable au progrès, et ce n’est guère que chez les idiots, les imbéciles et les dégénérés, que cette étude avait donné des résultats sérieux. Aujourd’hui que tant d’esprits distingués, parmi lesquels je suis heureux de citer M. le professeur Broca et mon vieil ami le docteur Luys, s’occupent de ces questions avec une si grande ardeur ; aujourd’hui que l’anthropologie est fondée et qu’une analyse plus pénétrante que jamais tend à nous faire connaître jusque dans les moindres détails l’encéphale de toutes les races humaines, il est permis d’espérer que la pathologie mentale à son tour pourra trouver dans cet ordre d’idées ce que l’anatomie morbide est restée impuissante à lui donner.

Enfin, le rôle de plus en plus prépondérant de l’hérédité en aliénation mentale nous porte à considérer la folie, chez un grand nombre de ses tributaires, comme « une [p. 34] maladie qui finit » et non comme une maladie qui commence ; comme un vice de conformation primordiale de l’intelligence plutôt que comme le résultat d’une crise accidentelle ; et, en cela, nous ne faisons que développer l’une des idées les plus justes et les plus fécondes des maîtres de l’école française.

Il est cependant à peu près certain, ou, pour emprunter le langage des mathématiciens, il est certain qu’il est probable que, malgré tous nos efforts, il restera toujours une quantité irréductible dans le problème de l’aliénation mentale, et qu’une clarté complète n’en éclairera jamais toutes les profondeurs.

Mais il ne m’appartient pas de faire ici le métier de prophète, et mon rôle d’historien est fini. Qu’il me soit donc permis de résumer en peu de mots les conclusions qui me paraissent découler de cette rapide excursion à travers les siècles. On peut les réduire à trois points principaux :

En premier lieu, le respect des ancêtres. C’est en approfondissant les difficultés du sujet qu’on parvient à comprendre le mérite de leurs efforts et l’immensité des services qu’ils nous ont rendus.

En second lieu, le culte de l’observation clinique. Ne voyons-nous pas qu’à toutes les époques les grands observateurs qui ont étudié l’aliénation mentale nous ont laissé des tableaux impérissables et qui resteront éternellement vrais, tandis que le temps a fait justice des diverses théories qui se sont successivement disputé la prépondérance ? Travaillons donc à bien observer ; soyons cliniciens avant tout, et c’est ainsi que nous serons les héritiers légitimes d’Esquirol et de Pinel.

Enfin le scepticisme ; et je n’entends point par là cette disposition morbide de l’esprit qui nous fait accueillir avec une [p. 35] ironie banale toutes les conceptions nouvelles, et qui deviendrait à la longue plus nuisible aux véritables intérêts de la science que la crédulité la plus enfantine. J’entends par scepticisme cette vertu négative qui consiste à ne jamais accepter un fait sans le vérifier, une idée sans la discuter, et qui nous apprend à ne céder que lorsque l’esprit accablé finit par ployer sous le fardeau des preuves ; alors, mais seulement alors, on se rend, mais avec la conviction de n’avoir point cédé aux entraînements de l’imagination et de ne s’être incliné que devant la vérité. En subissant cette discipline, on court le risque de ne point marcher en tête de son siècle ; mais on a du moins l’avantage de ne point porter le deuil de ces hypothèses dont l’éclosion est si rapide et dont la vie est si éphémère.

Tels sont, messieurs, les principes que je voudrais faire pénétrer dans vos esprits et qui domineront l’ensemble de mon enseignement. Je ne me dissimule point les difficultés de l’entreprise ; mais je l’aborde avec confiance, soutenu par le sentiment du devoir, et connaissant d’avance toute la sympathie avec laquelle vos savez accueillir les hommes de bonne volonté.

Notes

(1) On reconnaîtra facilement les emprunts que nous avons faits aux travaux de MM. Michéa, Sémelaigne et Trélat.

(2) Calmeil paraît confondre le grand anatomiste Thomas WilIis avec l’aliéniste Francis Willis, qui vécut un siècle plus tard, et qui, chargé du traitement de Georges III, roi d’Angleterre, le fit bâtonner par ses gardiens (Calmeil, De la Folie, etc. Paris, 1845, t. I, p. 405).

(3) Nous avons emprunté les éléments de cette rapide analyse à l’excellent travail de M. le professeur Lasègue (Ann. méd.-psych., t. III, 1844).

(4) « On doit toujours regarder les médicaments comme des moyens accessoires, dont on fait un usage d’autant moins indiscret, qu’on a des vues plus étendues et des ressources plus assurées dans l’ensemble des autres moyens moraux et physiques. » (Pinel, Traité de l’aliénation mentale, 2e édit: Paris, 1809, p. 356.)

 

 

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