Jean Dagnan-Bouveret. La dépersonnalisation. Extrait de la « Revue de Paris », (Paris), dix-neuvième année, tome sixième, novembre-décembre 1912, pp. 630-653.
Jean Magnan-Bouveret. Agrégé de philosophie, interne des Hôpitaux de Paris. — Il attribue la dépersonnalisation à l’aboulie.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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LA DÉPERSONNALISATION
La personnalité n’est plus pour nous comme pour l’ancienne psychologie une idée abstraite dont les caractères d’unité et d’identité posaient surtout des problèmes de nature métaphysique. La simple observation intérieure ne permettait pas de pénétrer très avant dans la connaissance du moi ; grâce a la biologie, et à la médecine, nous avons distingué dans la personnalité des fonctions multiples dont la coopération réalise un moi à structure complexe malgré l’unité sous laquelle il nous apparaît.
La personnalité n’est en effet qu’un équilibre entre des forces très nombreuses. La psychologie comparée nous la montre s’ébauchant chez les êtres inférieurs et progressant avec l’organisation physique avant de s’achever dans la conscience des animaux supérieurs et dans l’esprit humain. Alors c’est surtout la pathologie qui nous renseigne et les troubles variés de la personnalité que présente la clinique nous permettent de discerner les éléments qui entrent dans la formation du moi, et les fonctions qui les groupent et les unissent. Nous n’entreprendrons pas de passer en revue, même rapidement, tous ces troubles, nous nous bornerons à examiner et à interpréter l’une des plus singulières des illusions du moi, l’une des plus mal connues jusqu’à ces dernières années la dépersonnalisation. [p. 631]
Dans le carnet de jeune fille de Lucile Desmoulins (1), récemment retrouvé et publié par M. Émile Michèle nous lisons cette curieuse confidence Quand est-ce donc que j’aimerai ? On dit qu’il faut que tout le monde aime. Est-ce donc quand j’aurai quatre-vingts ans que j’aimerai ? Je suis de marbre. Oh ! la singulière chose que ta vie… — Samedi 26. Je suis comme une personne dont l’esprit est absent. Je ne me comprends pas, je ne sais pas pourquoi je parle, je ne sais ce qui me fait agir, enfin je suis comme une machine. Je ne puis comprendre ce que c’est que mon être. J’ai passé la matinée de même que l’après-midi de vendredi sans pouvoir rien faire, commençant et ne finissant rien. Après le diner j’ai barbette dans le ruisseau, toujours avec cette même absence d’esprit, et le moment où je suis est encore de même. — Lundi 28. J’ai été me promener le soir avec maman. Elle n’a pas resté longtemps: moi, j’ai resté jusqu’à neuf heures du soir. Cette absence d’esprit ne me quitte point. Je n’ose pas en parler parce que je ne puis expliquer ce que je sens:: ne le comprenant pas, on se moquerait de moi.
Si Lucile avait été moins prudente, ou si le cahier de ses confidences était tombé sous les yeux d’un médecin de la fin du XVIIIe siècle, peut-être se fût-il tout simplement moqué de la jeune malade ; mais un homme savant en son art ne se serait pas contenté de sourire, il eût déclaré la « charmante Lucile » atteinte d’une « affection vaporeuse (2) » et éclairé ce diagnostic, par quelque citation latine [p. 632] ou grecque. L’« absence d’esprit » dont se plaignait Lucile ne nous surprend plus et ne nous fait plus sourire ; les travaux des psychiatres et des psychologues de la fin du siècle dernier nous ont préparés à la comprendre nous disons aujourd’hui qu’elle souffrait de dépersonnalisation.
Que faut-il entendre par ce mot nouveau et quelque peu barbare ? N’aurions-nous fait que substituer un pédantisme à un autre et remplacer par une terminologie sans élégance le langage naïvement emphatique et prudemment obscur qui masquait l’ignorance des savants médecins des XVIIe et XVIIIe siècles, Assurément nous n’en savons guère plus qu’ils n’en savaient eux-mêmes sur la nature intime, la cause profonde de ces « affections vaporeuses » mais du moins les connaissons-nous un peu mieux pour les avoir observées avec soin, décrites avec méthode et distinguées les unes des autres. La dépersonnalisation était un des troubles psychiques les moins bien connus avant quelques travaux récents parmi lesquels il faut citer ceux de MM. Bergson (4), Oesterreich (5), Hesnard (6) et surtout ceux de MM. Dugas et Moutier (7), et c’est un des plus étranges que révèle l’étude des névropathes. Avant de décrire le singulier état d’esprit du dépersonnalisé, voyons d’abord ce qu’il n’est pas pour le distinguer des autres altérations de la personnalité dont les travaux des psychologues contemporains ont mis en lumière le mécanisme. Il ne s’agit ici ni d’une de ces modifications du caractère comme on en observe chez les mélancoliques, chez les maniaques, chez les déments précoces, chez les persécutés, ni [p. 633] d’une de ces amnésies qui font tomber dans l’oubli et retranchent de notre passé toute une période de notre existence, ni d’un phénomène de fausse mémoire, ni enfin d’un dédoublement de la personnalité ou d’une multiplicité de personnalités successives ou coexistantes telles qu’on en a décrit chez les hystériques (8), et dont le cas bien connu de Miss Beauchamp, étudié par le Dr Morton Prince (9), est un des plus caractéristiques. Ici la personnalité n’est ni modifiée dans ses manifestations extérieures, dans son expression sociale, ni atteinte dans la continuité de ses souvenirs, ni fragmentée en deux ou plusieurs « moi » plus ou moins distincts, et pourtant le malade a le sentiment net et irrésistible qu’il n’est plus lui-même, que ce qui constituait en propre sa personnalité a disparu il lui semble que son esprit qui continue à fonctionner normalement a maintenant une activité indépendante, étrangère. Les états de conscience élémentaires qui constituent la personnalité ont persisté ainsi que leurs groupements normaux, mais le lien subtil et fort qui les rattachait au moi s’est délié, ce lien qui fait nôtre nos souvenirs, nos sensations, nos émotions, et que nous ne remarquons qu’à l’instant où il vient à manquer.
C’est là une illusion si étrange qu’il est difficile de la rendre concevable à ceux qui ne l’ont pas éprouvée et que les sujets qui en sont atteints n’arrivent pas à la définir clairement. Le dépersonnalisé, pendant sa crise comme avant, reçoit des objets qui l’entourent les mêmes impressions de forme, de couleur, de son, d’odeur ; ils éveillent en lui les mêmes souvenirs, suscitent les mêmes sentiments, provoquent les mêmes réactions, Les mêmes actes qu’auparavant ; mais ces sensations, ces souvenirs, ces sentiments, ces actions, il ne semble plus au malade qu’ils soient siens. « Rien ne sera changé dans sa vie et cependant sa vie tout entière lui paraîtra changée il ne se reconnaîtra plus, tout en sachant bien qu’il est le même individu [p. 634] qu’autrefois, il s’étonnera d’exister, « il sera en dehors de ses phénomènes ». Il les voit se dérouler devant lui sans qu’il ait l’impression d’y participer, et, suivant l’expression si juste de Fromentin, II assiste alors « à sa vie comme à un spectacle donné par un autre (10) ».
Je suis hors du temps, hors de la vie, écrit un malade. Il me semble sortir de moi-même, aller je ne sais où, vers un lieu sans pensée, sans désirs, sans regrets, sans souvenirs. Je ne sens plus qu’un reflet, reflet conscient d’un être fuyant, insaisissable, mais étiqueté, qui est un tel, qui est M… – M… c’est moi ! Il y a donc des choses qui doivent m’attrister, m’émouvoir. Mais je ne suis rien de nature à m’attrister ni à me causer de la joie. Je fais un effort pour me ressaisir. Je sais, je me démontre qu’il y a famille, amis, occupations qui m’attendent. Que m’importe ! Je ne veux ni vivre, ni mourir, je ne sens rien, il n’y a rien.
Je regarde mes mains qui écrivent ceci ! Comme c’est curieux ! Elles s’intéressent donc ? Je me regarde dans la glace du wagon, je me découvre étrange, nouveau. Pour un peu j’aurais peur de cette image que me renvoie la glace, de ce fantôme de mon moi. Il me semble que ma pensée se retire de mon corps et que de ma pensée se retire quelque chose de plus intime encore, et qui est en dehors de ma pensée, qui la contemple et s’en étonne, à savoir la conscience impersonnelle, qui s’étonne elle-même d’exister et regarde tout comme une vaste fantasmagorie. (11)
Au bruit du train qui me berce, une sorte de vertige me prend. Je suis en dehors de tout! Il me semble être un écho. Ce qui domine c’est la surprise, la sensation que tout n’a été qu’un rêve, que tout n’en sera qu’un et que l’état présent durera toujours, toujours, sans réveil, sans changement possible
Dans cet état voisin du rêve où tout lui semble flotter dans un épais brouillard, le monde extérieur paraît au dépersonnalisé aussi peu réel que sa propre personne. C’est en effet une des particularités de dette illusion, de frapper également tous les états de conscience du sujet qu’elle atteint, ses sensations les plus objectives comme ses impressions les plus intimes. « L’étrangeté de ce que je voyais était telle que je me croyais transporté sur une autre planète », dit un malade de Krishaber (12). [p. 635] Il me semblait, dit un autre, que je rêvais constamment ; j’avais « de grands efforts à faire pour distinguer les apparitions de mes rêves du monde réel. Je perdais quelquefois jusqu’à la notion de ma propre existence; je me sentais si complètement changé qu’il me semblait être devenu un autre. »
Un sentiment si étrange n’est-il pas une forme de la folie ? Être devenu un autre, n’est-ce pas, étymologiquement du moins, être aliéné. Pourtant le dépersonnalisé n’est pas un fou. A n’examiner les choses que superficiellement on pourrait être tenté de rapprocher le dépersonnalisé de certains mélancoliques atteints du délire des négations, systématisé, chronique. Ces malades, eux aussi, ont des troubles profonds de la personnalité ; ils répètent qu’ils sont morts, décomposés, anéantis, qu’ils n’ont plus ni âge, ni sexe, ni nom, qu’ils n’existent plus, que rien n’existe plus. Et pourtant, malgré cette ressemblance apparente, malgré cette identité de certaines expressions, ces deux catégories de malades diffèrent profondément et il n’est pas un médecin, pas un seul observateur, si peu initié soit-il à la psychiatrie, qui les confondrait un instant. Le mélancolique négateur est sincèrement convaincu que rien n’existe, sa propre personnalité comme l’univers entier ont disparu, il est à proprement parler aliéné. Au contraire, le dépersonnalisé, malgré l’intensité de son illusion, n’en est jamais dupe, il a constamment la conscience très vive que ce sentiment d’étrangeté, qui s’impose à lui avec tant de force pourtant, est trompeur. Le même malade de Krishaber à qui il semblait être devenu un autre, ajoute : « Cette pensée s’imposait constamment à moi, sans que cependant j’aie oublié une seule fois qu’elle était illusoire. Je sentais bien que mon intelligence était intacte, que mes sens seuls étaient pervertis et me donnaient une notion fausse sur ce qui m’entourait c’était une lutte incessante entre les impressions involontaires et mon jugement… » « J’existe, dit un autre de ces malades, mais en dehors de la vie réelle. Mon individualité a complètement disparu, la manière dont je vois les choses me rend incapable de les réaliser, de [p. 636] concevoir qu’elles existent. Même en voyant et en touchant, le monde m’apparaît comme une gigantesque hallucination. J’ai parfaitement conscience de l’absurdité de ces jugements, mais je ne peux les surmonter (13) » C’est là un des caractères essentiels de cette curieuse illusion et, comme le font très justement remarquer MM. Dugas et Moutier, ce sont « les sujets qui rendent le plus fortement l’impression de l’étrangeté ou de la non-existence du monde extérieur qui dénoncent aussi avec le plus de force et de relief le caractère illusoire de cette impression (14) ». Ce fait qui frappe tous les dépersonnalisés et que tous signalent pour peu qu’ils soient capables de s’observer — et la dépersonnalisation contribue à développer leur faculté d’analyse — a été décrit avec une admirable précision par un dépersonnalisé illustre, philosophe et écrivain du plus grand talent, Fr. Amiel, dans son Journal intime :
Tout m’est étrange, dit-il ; je puis être en dehors de mon corps et de mon individu ; je suis dépersonnalisé, détache, envolé. Est-ce de la folie ? Non. La folie est l’impossibilité de rentrer dans son équilibre âpres le vagabondage dans les formes étrangères, âpres les visites dantesques aux mondes invisibles. La folie est de ne pouvoir se juger et s’arrêter. Or il me semble que mes transformations mentales ne sont que des expériences philosophiques. Je ne suis rivé à aucune. Je fais de la psychologie. Mais je ne me dissimule pas que ces tentatives amincissent le fil du bon sens, parce qu’elles dissolvent les préjugés et les intérêts personnels. On ne se défend bien qu’en revenant parmi les hommes et qu’en raidissant sa volonté (15).
Mais s’il est bien établi que le dépersonnalisé n’est pas fou on pourra, on devra même se demander si son illusion n’est pas un phénomène d’autosuggestion, ou encore de simulation chez un sujet qui veut étonner ou inquiéter son entourage ou seulement attirer l’attention ; enfin on pourrait penser qu’il s’agit de simples développements littéraires chez des esprits cultivés ayant à l’excès le goût de l’analyse. En effet, l’intérêt [p. 637] que peut offrir au romancier 16) et au philosophe une semblable illusion, doit nous porter à la méfiance. Mais il semble bien qu’il faille admettre la réalité de cette illusion qui s’impose aux malades qui l’éprouvent avec une force invincible et qui résiste à toute contre-suggestion psychothérapique tentée par le médecin. En outre nous possédons un grand nombre d’observations de dépersonnalisés et tous, sans se connaître, se servent, pour décrire leur mal, de termes qui sont presque exactement les mêmes. Les quelques citations que nous avons rapportées plus haut accusent cette similitude. « Il n’y a pas, dit M. Bergson, d’illusion qui se présente sous une forme aussi nettement stéréotypée. » Or, tel n’est pas le cas des troubles psychiques développés par suggestion.
Il est des phénomènes pathologiques qui se développent par suggestion et se peuvent guérir par une contre-suggestion. Ce sont les accidents hystériques de toutes sortes, les paralysies, les contractures, les anesthésies, les obsessions, les amnésies, les pseudo-dédoublements de la personnalité, etc. Tous ces troubles ne sont que la reproduction exacte des représentations mentales qui leur ont donné naissance. Elles sont parfois le résultat d’une imitation inconsciente de maladies vues auparavant par le sujet souvent elles sont aussi suggérées par l’interrogation maladroite du médecin. Dans tous ces cas elles sont l’expression très exacte de l’idée qu’a la malade de son état. Ainsi, une hystérique, persuadée qu’elle est frappée de paralysie, maintient ses membres immobiles dans l’attitude qu’elle croit être celle des paralytiques, soit qu’elle ait eu l’occasion d’en voir, soit qu’elle imagine leur infirmité. Et comme ces images varient suivant les individus et suivant les siècles, les accidents présentés par les hystériques se modifient avec elles. Au moyen âge, les hystériques étaient le plus souvent possédées ou sorcières ; au XVIIIe siècle, elles étaient convulsionnaires sur le tombeau du diacre Paris ; naguère, au temps de Charcot, elles reproduisaient fidèlement au cours de [p. 638] leurs crises bien réglées en quatre périodes, les idées alors dominantes sur la grande névrose.
A cette variété des troubles développés par suggestion (ou hystériques) s’oppose la fixité symptomatique des maladies mentales qui reposent sur une perturbation de la vie affective, des fonctions intellectuelles, du caractère et de la volonté. C’est qu’en effet, tandis que nos idées se modifient incessamment, les lois générales de l’activité psychique sont peu nombreuses et stables ; les sentiments humains sont peu variés si les choses auxquelles ils s’appliquent sont mouvantes et diverses à l’infini un mélancolique, de nos jours, se sert des mêmes termes qui traduisaient la souffrance des mélancoliques d’il y a trois ou quatre siècles il proclame les mêmes convictions de culpabilité, tente de justifier les mêmes autoaccusations, et motive de la même manière ses projets de suicide. Au reste, la psychologie normale n’établit-elle pas ce contraste entre la stabilité des sentiments que nous inspirent les êtres et les choses, et la variabilité des idées que nous nous en formons ! Nous reconnaissons encore nos joies et nos peines, et nous retrouvons toutes nos émotions avec leurs nuances les plus subtiles dans les vers des vieux poètes grecs et latins. Et pourtant, si proches d’eux encore par le cœur, c’est à peine si nous pouvons entrevoir ce que furent leurs idées et reconstituer péniblement, et sans doute avec quelles erreurs, quelles confusions grossières, la manière dont ils se représentaient, la nature, le monde, et même les êtres et les choses parmi lesquels se déroule l’humble vie de chaque jour. Par là ils nous échappent presque entièrement et par là aussi des hommes que séparent à peine une génération ou deux se sentent presque étrangers (17).
La dépersonnalisation n’est donc pas un trouble reproduit par imitation chez des sujets dont la suggestibilité est anormalement accrue ; ce n’est pas un phénomène d’autosuggestion, un accident hystérique. Elle s’observe chez dos sujets très divers qui n’ont pas été en contact les uns avec les autres, et non seulement chez des esprits cultivés, mais aussi chez des [p. 639] simples qui n’ont jamais connu rien d’analogue et qui décrivent leur mal parfois avec simplicité et maladresse, mais toujours avec relief. « Il me semble, dit un paysan, cité par MM. Dugas et Moutier, il me semble que je ne suis pas de ce monde, que je ne suis pas moi-même (18). » Il y a bien loin sans doute de cette plainte naïve et de cette gaucherie d’expression aux belles pages d’Amiel, mais elle suffit pour prouver que le phénomène est le même dans les deux cas.
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Les dépersonnalisés souffrent-ils ? Plutôt qu’une souffrance véritable, c’est de la gêne, de l’étonnement, une inquiétude légère qu’éprouvent ces malades. Cependant il en est chez qui l’isolement qu’ils sentent, la sécheresse de cœur qui « ne laisse pas les émotions venir jusqu’à eux » est réellement pénible au point qu’ils lui préféreraient une souffrance véritable. « J’aimerais tant, dit une de ces malades, pouvoir avoir beaucoup de chagrina (19) ». Pour quelques malades, il semble que cette impression aille jusqu’à l’angoisse. Ainsi, l’un deux dont M. Dugas a tout récemment rapporté l’observation (20) « s’indigna presque à la pensée qu’on puisse, à aucun moment, s’y abandonner et s’y complaire ; pour lui, c’est toujours un état de souffrance très grand, une véritable angoisse que d’être et de se sentir détaché de tout, que de douter de la réalité et de soi-même pour lui, loin d’être une diversion à la souffrance, elle en est une aggravation ». Mais ce sont là des cas assez rares. Le plus souvent le dépersonnalisé montre une indifférence singulière à son mal ; parfois même il s’y complaît et en goûte la secrète douceur. « Je ne trouve aucune voix pour ce que j’éprouve, dit Amiel un recueillement profond se fait en moi, j’entends battre mon [p. 640] cœur et passer ma vie. Il me semble que je suis une statue sur les bords du fleuve du Temps, que j’assiste à quelque mystère d’où je vais sortir vieux ou sans âge. Je me sens anonyme, impersonnel, l’œil fixe comme un mort, l’esprit vague et universel comme le néant ou l’absolu ; je suis en suspens ; je suis comme n’étant pas. Cet état est contemplation et non stupeur il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni tendre ; il est en dehors de tout sentiment spécial comme de toute pensée finie. On ne sait avec quels mots rendre cette situation morale, car nos langues ne connaissent que les vibrations particulières et localisées de la vie, elles sont impropres à exprimer cette concentration immobile, cette quiétude divine, cet état de l’océan au repos qui reflète le ciel et se possède dans sa profondeur. Il n’y a peut-être que les Yoghis et les Soufis qui aient connu profondément cet état d’humble volupté, réunissant les joies de l’être et du non être, état qui n’est plus ni réflexion ni volonté, qui est au-dessus de l’existence morale et de l’existence individuelle, qui est le retour à l’unité, la vision de Plotin et de Proclus, l’aspect désirable du Nirvâna. » Un tel état a des analogies dans la psychologie normale. Chacun de nous, à certains moments de fatigue, de dépression profonde, s’est regardé vivre au lieu de s’absorber dans l’action. Sans doute, ce n’est pas là de la dépersonnalisation, mais il y a déjà dans cette attitude une ébauche de dépersonnalisation.
Pour se représenter exactement l’état mental de ces malades il faut distinguer les formes algues de la dépersonnalisation de ses formes chroniques. Mettons à part les cas de beaucoup les plus fréquents où la crise de dépersonnalisation n’est qu’un incident dans la vie du sujet qui, présentant un symptôme passager d’épuisement momentané, n’est pas vraiment un malade. Ces crises surviennent par exemple à la suite d’une grande fatigue, comme chez Kim « qui, dit Rudyard Kipling, sentit sans pouvoir l’exprimer par des paroles, que son âme ne s’engrenait plus à ce qui l’entourait, roue sans rapport avec aucun mécanisme ». Souvent, un choc violent qui rend au sujet le sentiment du réel, met fin à la crise. Ainsi, « Kim se mit à pleurer et sentit, avec un déclanchement presque imperceptible, les roues de son être remboîtées à [p. 641] nouveau dans le monde extérieur. Les choses qui, un instant auparavant, traversaient le globe de ses yeux sans rien signifier reprirent leurs proportions convenables. Les routes étaient faites pour y marcher, les maisons pour y vivre. Les êtres étaient tous réels, sur leurs pieds, parfaitement intelligibles. »
Les cas récidivants et chroniques sont bien différents. Ils supposent une aboulie constitutionnelle, une débilité congénitale de la volonté. C’est, en général, une émotion pénible qui provoque la crise, ou une circonstance nouvelle, désagréable le plus souvent, à laquelle le sujet s’adapte mal, dépaysement (ce qui rapproche la dépersonnalisation de la nostalgie dont elle reste cependant bien distincte), chagrins répétés, désillusions de carrière, pertes d’argent, etc. Parfois il suffit pour qu’elle éclate que le malade ait à surmonter une difficulté très légère un jeune malade de MM. Dugas et Moutier eut une crise parce qu’il fut un jour incapable de prendre l’attitude nouvelle qu’il fallait pour passer « de la chambre silencieuse de l’étudiant au brouhaha d’une soirée mondaine ». Dans tous les cas, il s’agit pour le sujet, placé en face de circonstances nouvelles, de passer d’une attitude familière à une autre qui l’est moins, et qui souvent a un caractère défensif. Un individu normal luttera contre la difficulté et s’il s’agit d’une véritable souffrance, dans une circonstance grave, il s’efforcera d’en supprimer la cause, tout au moins d’en atténuer les effets mais un aboulique cherchera à s’anesthésier moralement à l’aide d’alcool, d’éther, d’opium, de morphine, ou encore il aura une crise de dépersonnalisation. « On éprouve tout à coup, disent MM. Dugas et Moutier, un désarroi mental en face de situations auxquelles on suffisait autrefois. On se sent alors comme retranché de la vie, à laquelle on assiste désormais Indifférent ; on ne vit plus que machinalement ; on s’étonne de vivre, on ne s’intéresse plus à ses propres états, à ses sentiments, à ses actes. La devise de Valentine de Milan : « Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien », pourrait être celle de nos malades (21). »
La cause qui provoque la crise de dépersonnalisation peut la prolonger, la faire passer à l’état chronique. Le malade vit [p. 642] dans un état où les joies de la vie lui apparaissent étrangères, lointaines, où il est « sans contact avec la réalité » mais il est également à l’abri des tristesses, et comme il estime que l’existence comporte plus de douleurs que de joies, il croit qu’il gagne à cette anesthésie. Pourtant, quelque complaisance qu’il ait pour son mal, il n’y trouve pas cette joie amère, mais vive, qu’éprouvent certains malades,
Partisans raffinés de leur propre tourment
Qui taillent leur souffrance ainsi qu’un diamant
Pour lui faire jeter des éclats plus funèbres (22)…
Un tel état d’âme supposerait encore une activité bien étrangère au dépersonnalisé tandis que c’est par l’anesthésie qu’elle entraîne que son illusion lui est chère. Mais si elle se prolonge, si le malade s’enchante de la calme volupté qu’elle recèle, de cette volupté « couronnée de pavots » comme aurait pu l’appeler Nietzsche (23), les crises se répètent, la dépersonnalisation devient chronique, et c’est le mal de ceux que paralyse la peur de vivre.
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Les hypothèses des psychologues sur la dépersonnalisation sont innombrables.
Il était naturel de penser d’abord que ce trouble qui porte sur toutes les impressions sensorielles avait son origine dans une altération des sensations elles-mêmes. Les malades par certaines de leurs affirmations le donnent à penser. Leurs sensations sont changées, disent-ils ; tout leur paraît insolite, ou encore ils se plaignent d’être enveloppés d’une atmosphère ouatée qui s’interpose entre eux et le monde extérieur dont la perception leur devient imprécise. C’est ainsi que [p. 643] Taine a interprété le phénomène selon lui, le trouble de la personnalité est secondaire au trouble profond de la sensation. La dépersonnalisation constituerait une démonstration expérimentale de sa théorie du « moi ». La sensation, élément primordial de la personnalité, étant modifiée, l’être psychique tout entier est changé, et l’état du dépersonnalisé, dit Taine, ne peut mieux être compare « qu’à celui d’une chenille qui, gardant toutes ses idées et ses souvenirs de chenille, deviendrait tout d’un coup papillon avec les sens et les sensations d’un papillon. Entre l’état ancien et l’état nouveau, entre le premier moi, celui de la chenille, et le second moi, celui du papillon, il y a scission profonde, rupture complète. Les sensations nouvelles ne trouvent plus de série antérieure où elles puissent s’emboîter ; le malade ne peut plus les interpréter, s’en servir ; il ne les reconnaît plus, elles sont pour lui des inconnues. De là deux conclusions étranges, la première, qui consiste à dire : Je ne suis pas ; la seconde, un peu ultérieure, qui consiste à dire : Je suis un autre (24) ».
Cette théorie ne saurait expliquer la dépersonnalisation et elle ne s’accorde pas avec les faits. Dans la dépersonnalisation, on observe parfois des troubles sensoriels, mais ils sont loin d’être constants, et ils sont plutôt rares. Le plus souvent l’examen attentif de la sensibilité et des fonctions sensorielles de ces malades révèle leur complète intégrité. D’ailleurs, le trouble sensoriel qui produirait la dépersonnalisation, devrait porter sur tous les appareils des sens et modifier leur fonctionnement d’une manière identique. Ce sont là des conditions bien complexes et qui ne se trouvent jamais réunies. Lorsque ces malades disent : « Mes sensations sont changées », leur langage est équivoque. Comme l’ont bien montré MM. Dugas et Moutier, il s’agit là, non d’un trouble des perceptions, mais d’un sentiment d’indifférence et d’étrangeté, qui leur est surajouté. Il n’y a donc « aucun changement dans la donnée sensorielle simple ; en revanche, changement considérable dans la façon de la recueillir serait même plus exact de dire de l’accueillir (25) ». [p. 644]
Mais outre les impressions reçues par les sens externes, de la vue, de l’ouïe, du toucher, il reste encore une catégorie très importante de sensations, que nous n’avons pas considérées, ce sont les sensations viscérales, venues de tous nos organes internes, liées au fonctionnement de la respiration, de la circulation, de la nutrition, à l’état du canal alimentaire, des glandes à sécrétion externe et interne, au travail musculaire, etc. La dépersonnalisation n’est-elle pas due à une altération de ce profond sens du corps, de cette cœnesthésie ? C’est en effet l’opinion de beaucoup d’auteurs, et leurs théories paraissent assez acceptables car les sensations de cette nature jouent dans la constitution de la personnalité un rôle prépondérant.
Les travaux de M. Ribot ont bien mis en lumière ces éléments organiques de la personnalité et montré l’intérêt que présentent leurs troubles et leurs anomalies pour la solution du problème du moi. « Cette coordination des innombrables actions nerveuses de la vie organique est la base de la personnalité physique et psychique, parce que toutes les autres coordinations s’appuient sur elle, s’ajoutent à elle ; parce qu’elle est l’homme intérieur, la forme matérielle de sa subjectivité, la raison dernière de sa façon de sentir et d’agir, la source de ses instincts, ses sentiments et ses passions, et, pour parler comme au moyen âge, son principe d’individuation (26). » En effet, tous les troubles de la cœnesthésie, toutes les particularités, normales ou pathologiques de l’organisme, ont leur retentissement sur la personnalité. Une similitude profonde de deux organismes entraîne une ressemblance entre les psychismes correspondants c’est ce que révèle l’étude psychologique des jumeaux. « Un point qui montre l’extrême ressemblance entre certains jumeaux, dit Galton, c’est la similitude dans leurs associations d’idées. Ils font les mêmes remarques dans les mêmes circonstances, commencent à chanter la même chanson au même moment, et ainsi de suite ou bien l’un commence une phrase et l’autre la finit (27) ». Cette ressemblance [p. 645] se poursuit parfois jusque dans la maladie. Trousseau a signalé la « ressemblance pathologique (28) » de deux jumeaux atteints de maladies organiques de nature rhumatismale, et elle a été souvent observée dans les maladies mentales. Moreau (de Tours) a étudie deux jumeaux, physiquement semblables, qui étaient atteints de folie. Chez eux, « les idées dominantes sont absolument les mêmes. Tous les deux se croient en butte à des persécutions imaginaires. Les mêmes ennemis ont juré leur perte et emploient les mêmes moyens pour arriver à leurs fins. Tous deux ont des hallucinations de l’ouïe. Ils n’adressent jamais la parole à qui que ce soit répondent à peine aux questions. Ils se tiennent toujours à l’écart et ne communiquent pas entre eux. Un fait extrêmement curieux et qui a été nombre de fois constaté par les surveillants de la section et par nous-même est celui-ci de temps à autre, à des intervalles très irréguliers, de deux, trois ou plusieurs mois, sans cause appréciable et par un effet tout spontané de la maladie, il survient un changement très marqué dans la situation des deux frères. Tous les deux, à la même époque et souvent de même jour, sortent de leur état de stupeur et de prostration habituel ; ils font entendre les mêmes plaintes et viennent d’eux-mêmes prier instamment le médecin de leur rendre la liberté. J’ai vu se reproduire ce fait quelque peu étrange, alors même qu’ils étaient séparés l’un de l’autre par plusieurs kilomètres de distance ; l’un était à Bicêtre, l’autre demeurait à la ferme Sainte-Anne (29). »
Plus significative encore est l’étude des monstres doubles. Ici, une partie de la personnalité organique est commune à deux individus. Or nous observons que mentalement il en est de même. Ainsi, le plus souvent, une partie de la sensibilité est commune aux deux individus. « Même dans les cas où les personnalités sont les plus distinctes, il y a un enchevêtrement d’organes et de fonctions, tel que chacun ne peut être lui-même qu’à condition d’être plus ou moins l’autre et d’en avoir conscience (30). » C’est ainsi que, dans la [p. 646] description qu’il consacre aux frères siamois Chang-Eng, dans son Histoire des anomalies, Geoffroy Saint-Hilaire écrit : « Jumeaux crées sur deux types presque identiques, inévitablement soumis pendant, leur vie à l’influence des mêmes circonstances physiques et morales, semblables d’organisation et semblables d’éducation, les deux frères siamois sont devenus deux êtres dont les fonctions, les actions, les paroles, les pensées même, sont presque toujours concordantes, se produisent et s’accomplissent parallèlement. Leurs joies leurs douleurs sont communes ; les mêmes désirs se font jour au même instant dans ces âmes jumelles ; la phrase commencée par l’un est souvent achevée par l’autre (31) ».
Cette importance de l’organisme et de la cœnesthésie dans la constitution de la personnalité apparaît encore nettement dans certains états pathologiques. On connaît, en effet, des troubles nombreux de la sensibilité viscérale, sans parler des sensations douloureuses, qui manifestent des lésions ou des vices de fonctionnement de certains organes. Tout d’abord on peut signaler les fluctuations légères de l’humeur qui répondent à des modifications de la cœnesthésie. A un degré plus marqué nous observons l’euphorie de certains malades (tuberculeux, paralytiques généraux), due vraisemblablement à l’action de certaines toxines sur les centres nerveux. D’autres malades « jouissent avec délices de la légèreté de leur corps, se sente suspendus en l’air, croient pouvoir voler ; ou bien ils ont un sentiment de pesanteur dans tout le corps, dans quelques membres, dans un seul membre qui paraît volumineux et lourd (32)».
Des illusions analogues peuvent être reproduites expérimentalement grâce à certains toxiques, qui nous permettent ainsi de déterminer à volonté ces hallucinations cœnesthésiques. On sait qu’elles ne sont pas rares dans les états de rêve déterminés par l’alcool, l’éther, le hachisch, etc., et l’intérêt qu’offrent ces phénomènes aux littérateurs ont beaucoup contribué à les faire connaître. Maupassant a plusieurs fois décrit les effets de l’éther et nous trouvons dans ses récits la notation [p. 647] très précise des troubles de la sensibilité viscérale. « Il me semblait, dit-il, que tout l’intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l’air, qu’il se vaporisait. Bientôt l’étrange et charmante sensation de vide que j’avais dans la poitrine s’étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d’être couché dans ce bien-être (33). » Il attribue des sensations analogues à Yvette pendant sa tentative d’empoisonnement par le chloroforme : « Il lui semblait qu’elle n’avait plus d’os, plus de chair, plus de jambes, plus de bras. On lui avait ôté tout cela, doucement, sans qu’elle s’en aperçût. Le chloroforme avait vidé son corps, ne lui laissant que sa pensée, plus éveillée, plus vivante, plus large, plus libre qu’elle ne l’avait jamais sentie (34). » Ces modifications de la personnalité sont particulièrement intenses et caractéristiques dans l’intoxication aiguë par le hachisch. Ils ont été étudiés par de nombreux auteurs, mais surtout par Moreau (de Tours) dont les belles descriptions sont restées classiques :
Ayant pris, dit Moreau (de Tours) qui expérimentait sur lui-même, ayant pris une dose légère de dawamesc (35), je me sentis léger au point d’effleurer à peine le sol en marchant. Une autre fois, sous l’influence d’une dose beaucoup plus considérable, il me sembla que tout mon corps s’enflait comme un ballon, que je m’épanouissais dans l’air. Je me comparais à ces images fantasmagoriques que l’on voit, très petites d’abord, grandir, grandir avec rapidité, puis s’évanouir brusquement. J’ai parlé précédemment d’un élève de mon service à Bicêtre, aujourd’hui docteur en médecine, qui sentait et disait voir le fluide nerveux circuler dans sa poitrine a travers les ramifications du plexus solaire. Lorsque je sentais mon corps augmenter de volume, se gonfler comme une outre que l’on insuffle, cette sensation, quelque extraordinaire qu’elle fût, n’avait rien [p. 648] absolument qui la distinguât des sensations ordinaires. Impossible de la décomposer, de faire, comme pour les illusions des sens, la part de la sensibilité proprement dite et de l’imagination. Il y a donc lieu de croire que les illusions dites de la sensibilité générale sont le résultat de modifications particulières, ou, si l’on veut, d’altérations spéciales de la sensibilité, tout aussi réelles que celles qui ont lieu dans les sensations les plus normales. L’origine seule de ces modifications diffère (36).
Ainsi, des substances toxiques comme aussi certains états pathologiques, par un mécanisme qui nous échappe, ou, du moins, qui nous est très mal connu, peuvent, par les troubles qu’ils apportent dans la perception que nous avons de nos organes internes, dans la sensibilité viscérale, base de notre personnalité, modifier notre moi d’une manière plus ou moins marquée et durable. Pourtant, si nombreuses et variées que soient les illusions de la cœnesthésie, et si important que soit son rôle dans la constitution de la personnalité, ses altérations ne provoquent jamais l’illusion de dépersonnalisation, et pas plus que les troubles des sens externes, elles ne peuvent servir à l’expliquer.
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C’est que, sur cette base organique s’élève l’édifice complexe de la personnalité par la coopération harmonieuse de diverses fonctions psychiques c’est dans leurs perturbations qu’il faut chercher la cause de la dépersonnalisation. Nous avons vu que l’analyse de l’illusion même dont souffrent les dépersonnalisés ne saurait nous permettre d’en découvrir la raison. Il est donc nécessaire, pour comprendre pleinement, et interpréter cette maladie, de la replacer dans le milieu mental où elle s’est développée. Elle n’est, en effet, que le symptôme le plus caractéristique d’un état psychopathique complexe qui atteint la personnalité tout entière. En étudiant les malades chez qui cette illusion apparaît d’une façon habituelle, nous [p. 649] avons dit qu’ils étaient le plus souvent des abouliques, des malades de la volonté. Il faut nous expliquer sur ce terme qu’on applique uniformément à tous les déficients de la volonté, bien que l’insuffisance puisse en être due à des causes très variées et se manifester par des signes divers. Il n’y a pas une, mais des aboulies. Il en est, en effet, de ce terme comme du terme bonne volonté auquel il s’oppose. L’acte volontaire implique l’intégrité d’une foule de fonctions diverses dont les troubles isolés ou réunis peuvent donner lieu à des aboulies distinctes. L’acte volontaire élémentaire comporte déjà plusieurs moments choix entre divers actes possibles, adaptation des moyens à la fin à réaliser, effort nécessaire pour exécuter la décision prise. En outre, si, de la simple volition nous nous élevons à l’activité volontaire considérée dans son ensemble, nous voyons entrer enjeu des fonctions plus complexes et plus délicates, la coordination des actes en séries ordonnées vers un but donné, l’adaptation de l’activité aux multiples conditions qui déterminent la vie d’un individu, conditions physiques, physiologiques, sociales. Chacune de ces fonctions peut être atteinte isolément, chacun de ces moments de l’acte volontaire, interrompu; et, dans tous ces cas il en résulte un trouble de l’activité ; mais ce résultat final ne doit pas être seul considéré, et il est indispensable de déterminer, lorsqu’on se trouve en présence d’un symptôme d’aboulie, au défaut de quelle fonction il est dû.
Or, chez les dépersonnalisés, le trouble de la volonté porte principalement sur les fonctions supérieures d’adaptation. Les actes isolés sont exécutés correctement, enchaînés d’une manière suffisamment ordonnée, et l’activité volontaire de cas individus, vue du dehors, par des étrangers, peut sembler presque normale. Tout au plus passent-ils pour des timides, des indécis, des rêveurs. Il faut, en effet, une observation très attentive et prolongée, ou les confessions des malades, pour s’apercevoir de la difficulté qu’ils éprouvent à s’adapter à des circonstances nouvelles, car ils savent fort bien éviter ces circonstances. Ils réduisent progressivement leur vie, ils en éliminent tout ce qui peut en interrompre le cours monotone, en modifier l’aspect familier. En un mot ils s’adaptent, eux aussi, comme tous les malades, à leurs maladies, et [p. 650] se placent spontanément dans les circonstances les moins propres à leur rendre évidente et pénible leur infirmité. Par un processus analogue aux lésions de compensation qui constituent, dans la pathologie générale, un mode de demi guérison des maladies, l’aboulique réduit son activité pour l’ajuster à sa volonté débile. Cette évolution naturelle est d’ailleurs des plus favorables, et, comme il arrive bien souvent, elle indique au médecin la voie à suivre il n’aura qu’à calquer sur elle sa psychothérapie, à la compléter en conseillant au malade une vie systématiquement réglée dans ses moindres détails, qui lui permettra de tirer le meilleur parti possible de son activité mutilée.
Mais comment cette aboulie peut-elle donner lieu à l’illusion de dépersonnalisation, pourquoi le malade se sent-il étranger à lui-même, à ce qu’il a été auparavant ? L’état de l’aboulique est extrêmement variable. Le trouble de la volonté dont souffrent ces sujets, est permanent, sans doute ; mais il se manifeste d’une manière plus ou moins aiguë suivant les, circonstances. Lorsque celles-ci sont banales, la difficulté qu’éprouve l’aboulique à agir, n’apparaît guère : elle se manifeste surtout à l’occasion de chocs moraux, plus ou moins intenses, et même simplement au cours de circonstances un peu anormales ou inaccoutumées, et sa maladie, causée par une lésion chronique, évolue par paroxysmes, par crises. Or, nous avons vu que la dépersonnalisation, elle aussi, se manifeste par accès, et apparaît dans les circonstances qui mettent en lumière l’insuffisance de la volonté.
D’autre part, la personnalité ne doit pas être considérée comme une réalité immuable telle que nous la concevons abstraitement, et telle que le langage, en réalisant cette abstraction, nous la présente. Mouvante et diverse à l’infini, elle varie avec toutes nos attitudes psychologiques. On sait la fécondité de cette notion d’attitude récemment introduite en psychologie et qui permet de classer en les rapprochant par leur aspect le plus général, des états mentaux que leur contenu semble séparer. En particulier, on peut ranger les attitudes diverses de la personnalité en deux grandes catégories qui se traduisent assez exactement par les pronoms je et moi. Le je, c’est la personnalité agissante, l’attitude active, réalisée surtout dans [p. 651] le sentiment d’effort, d’adaptation consciente et volontaire au présent. Le moi, au contraire, représente, l’attitude contemplative, le retour sur nos états passés, l’expérience emmagasinée sous la forme de souvenirs et surtout d’habitudes.
Normalement, rien ne sépare ces deux attitudes, qui se fondent, sans heurts, l’une dans l’autre. Mais que l’activité, auparavant à peu près suffisante d’un aboulique, subisse, sous l’influence d’un choc moral ou de circonstances nouvelles trop complexes pour lui, un fléchissement, le désarroi de la personnalité agissante, le trouble du je va retentir sur la conscience tout entière, modifier les rapports du je et du moi, briser le souple et délicat mécanisme qui permet le facile passage de l’un à l’autre. Désadapté du réel, le sujet n’appréhende plus ses états de conscience, comme lorsque sa volonté suffisait à sa tâche. Les choses lui paraissent différentes parce qu’il n’est plus à leur égard ce qu’il était jusqu’alors. La perception, en effet, est loin d’être un état purement passif. Elle exige l’intervention active du sujet qui perçoit et lorsque celle-ci fait défaut ou lorsqu’elle est modifiée, la perception même est troublée. Ce trouble ne porte pas seulement sur la perception des êtres et des choses qui entourent le dépersonnalisé, mais lorsqu’il reporte sa pensée sur sa propre personne, la représentation qu’il a de lui-même est, elle aussi, faussée. Il ne se perçoit plus comme avant, et la justesse de cette expression de bien des malades apparaît, et son apparente contradiction s’explique : « Je ne suis plus moi. »
Puis le malade réfléchit sur cette impression et la réflexion achève l’illusion qui s’est spontanément ébauchée. Ce processus a été parfaitement analysé par M. Pierre Janet dont les beaux travaux ont contribué à rattacher la dépersonnalisation aux troubles de la volonté. « Il faut, dit-il,… dire que le sentiment du réel et du présent accompagne un certain degré élevé d’activité cérébrale dans lequel les sensations, les images, les mouvements, les émotions sont nombreux, complexes et riches. Cette richesse mentale est toute relative, et il est probable qu’un imbécile s’est contenté toute sa vie d’une pensée peu complexe et peu riche qui lui suffit pour reconnaitre le présent et le réel. Mais quand l’esprit a été accoutumé à un certain maximum de conscience, il a appelé réel ce maximum [p.652] et il ne reconnaît plus le réel et le présent quand il ne peut plus atteindre le même maximum.
« Les phénomènes auxquels il parvient alors n’ont pas d’analogue exact dans une expérience passée ils réunissent des caractères contradictoires, ils paraissent être extérieurs et ils ne semblent pas être réels, ils ressemblent à des images de la mémoire et, cependant ils n’ont pas le caractère habituel, connu, familier des souvenirs, ils présentent le dédoublement qui existe dans le jeu et dans l’œuvre d’art et cependant ils ne sont pas accompagnés par le sentiment de liberté qui d’ordinaire caractérise le jeu et l’imagination artistique, comme l’avait bien remarqué Schiller. Ces caractères plus ou moins bien analysés par le malade font qu’au sentiment de l’irréel s’ajoute le sentiment de l’étrange, que l’on trouve presque toujours ‘associé avec lui (37). »
Ainsi l’étude de la dépersonnalisation nous a permis de discerner quelques-uns des éléments de la personnalité et de légitimer la distinction des deux principaux de ses aspects le je et le moi. Elle nous a montré aussi le rôle profond de la volonté dans l’économie mentale tout entière, et le retentissement de ses lésions sur les états psychologiques qui semblent le plus échapper à son action. Nous avons vu, en effet, que la perception même est en partie fonction de l’état de la volonté et que celle-ci, en marquant de son empreinte nos états de conscience, leur ajoute un élément indispensable, leur donne leur valeur et leur sens.
Mais surtout, nous pouvons tirer de ces recherches quelques enseignements pratiques. Le traitement de la dépersonnalisation consiste avant tout dans le traitement de l’aboulie qui en est la cause. Celle-ci est parfois une aboulie aiguë, passagère, liée à des fatigues physiques ou intellectuelles excessives, à du surmenage émotionnel ou à des intoxications le repos sous toutes ses formes, la suppression des intoxications et [p. 653] auto-intoxications (dont la découverte n’est d’ailleurs pas toujours facile) constitueront tout le traitement. Mais, le plus souvent, c’est à l’aboulie constitutionnelle, chronique, incurable, qu’est liée la dépersonnalisation. Ce qu’il faut alors, c’est empêcher l’apparition de la crise, éloigner du malade les circonstances propres, à mettre en évidence son insuffisance de la volonté, veiller à ce que rien ne vienne dans le cours-de sa vie régulière troubler une activité réglée, où son insuffisance est bien compensée le soumettre au régime sévère d’une hygiène psychologique, appropriée par le médecin à chaque cas particulier, de cette hygiène psychologique qui devrait tenir une si grande place dans la vie de chacun, et dont on se préoccupe si peu alors qu’elle mériterait sinon de constituer la morale tout entière, du moins, d’en être considérée comme le chapitre le plus important.
Jean Dagnan-Bouveret
Notes
(1) Née à Paris en 1771, Anne-Marie Duplessis-Larindon épousa Camille Desmoulins le 29 décembre 1790. Elle mourut sur l’échafaud le 13 avril 1794 à l’âge de vingt-trois ans, dix jours après son mari, en faveur de qui elle avait inutilement tenté de soulever une émeute.
(2) M. Émile Michel, Camille et Lucille Desmoulins. Notes et documents inédits. Amiens, 1908.
(3) « Au dix-huitième siècle, le célèbre professeur Pomme a écrit trois gros volumes sur « les vapeurs et les affections vaporeuses des deux sexes, vulgairement appelées maux de nerfs », publiés en l’an VII. « L’énumération des symptômes, disait-il dans sa préface, est aussi vague qu’elle est étendue le Protée dans ses métamorphoses et le caméléon dans ses différentes couleurs n’expriment encore que bien faiblement leurs variétés et leurs bizarreries. » Dr Pierre Janet, Un préjugé qui s’en va. Il y a moins de névroses qu’au temps jadis. Le Matin, 24 février 1907. [Nous n’avons pas trouvé cet article dans la publication indiquée. N. d. histoiredelafolie.fr]
(4) H. Bergson, le Souvenir présent. Revue philosophique, décembre 1909. Voir également Matière et Mémoire.
(5) Dr Phil. Konstantin Oesterreich. Die Entfremdung der Wahrehmungswelt und die Depersonnalisation in der Psychasthenie. Ein Beitrag zur Gefühlspsychologie. J. für Psychologie und Neurologie,T. VII, p. 253, T. VIII, pp. 61, 141, 220, T. IX, p. 15, 1907. Das Selbsthewuztsin und seine Störungen, Zeitschrift fur Psychotherapie und Medizinische Psychologie, 1910, t. II Die Phänomenologie des Ich ihren Grandproblem, T. I. Das Ich und das Selbstbewusztsein, die scheinbare Spaltung des Ich Leipzig, 1910.
(6) Hesnard, les Troubles de la personnalité dans les états d’asthénie psychique, Étude de psychologie clinique. Préface du Professeur Régis, Paris, F, Alcan, 1909. °
(7) Dugas et Moutier, la Dépersonnalisation, Paris, F. Alcan.
(8) Nous faisons les plus grandes réserves sur cette soi-disant fragmentation de la personnalité et sur l’interprétation qu’en ont donné la plupart des auteurs ; mais la discussion de cette question nous entraînerait trop loin de notre sujet.
(9) Morton Prince, la Dissociation d’une personnalité. Étude biographique de psychologie pathologique, Paris, Alcan, 1911.
(10) Dugas et Moutier, la Dépersonnalisation, p. 2.
(11) Dugas et Moutier, la Dépersonnalisation, pp. 127-128.
(12) Krishaber, De la Névropathie cérébro-cardiaque, Paris, 1873.
(13) Krishaber, cité par Ribot, Psychologie des sentiments, pp. 366-367. 2e édition.
(14) Dugas et Moutier, la Dépersonnalisation, p. 5.
(15) Amiel, Journal intime, T. II, p. 292.
(16) Dans un grand nombre de romans modernes on trouve des descriptions de cette illusion, par exemple dans Kim de Rudyard Kipling, dans Première Education sentimentale de G. Flaubert, dans Fose che si, forse che no, de d’Annunzio.
(17) Cf. J. Babinski et Jean Dagnan-Bouveret, Emotion et hystérie. Journal de Psychologie normale et pathologique, 9e année, n° pp. 97-145, mars-avril 1912.
(18) Dugas et Moutier, p. 8.
(19) Dugas et Moutier, p. 124.
(20) Dugas, Un nouveau cas de dépersonnalisation, suivi de l’analyse de quelques autres. Journal de Psychologie normale et pathologique. 9e année, n°1, pp. 36-47. Janvier-février 1912.
(21) Dugas et Moutier, p. 113.
(22) A. Samain, Au Jardin de l’Enfance.
(23) « Maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, lorsque l’on cherchait des maîtres de la vertu. C’est un bon sommeil que l’on cherchait et des vertus couronnées de pavots ! » Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra ; un livre pour tous, et pour personne. Traduit par Henri Albert, 1re partie, pp. 39-40.
(24) Taine, de l’Intelligence. Note sur les éléments et la formation de l’idée du moi, t. II, p. 466.
(25) Dugas et Moutier, la Dépersonnalisation, p. 3o.
(26) Th. Ribot, les Maladies de la Personnalité, p. 162.
(27) Galton, History of Twins, dans son livre Inquiries into human Faculty and its development (p. 216-242). London, Macmillan, 1883. Cité par Ribot, les Maladies de la Personnalité, p. 50.
(28) Trousseau, Clinique médicale, I, p. 253 (Leçon sur l’asthme).
(29) Moreau (de Tours), Psychologie morbide, p. 172. Cité par Ribot, les Maladies de la Personnalité, pp. 52-53.
(30) Ribot, op. laud. p. 47.
(31) I. Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire des anomalies, t. III, p. 90.
(32) Ribot, op. laud. p. 35.
(33) Guy de Maupassant, Sur l’Eau. Œuvres complètes. Edition Conard, 1908, p. 99. Cf. Rêves. Œuvres posthumes. Éd. Conard, t. I, p. 64.
(34) Guy de Maupassant, Yvette, Œuvres complètes. Édition Conard, 1910, p. 129.
(35) Le dawamesc est un électuaire préparé par les Arabes, une sorte de pâte de nougat, à base d’extrait gras de hachisch, et aromatisé avec de l’essence de rose ou de jasmin, pour masquer l’odeur peu agréable de l’extrait pur.
(36) J. Moreau (de Tours), Du Hachisch et de l’Aliénation mentale. Etudes Psychologiques, Paris, 1845, pp. 160-162.
(37) Pierre Janet, les Obsessions et la Psychasthénie, T. I, pp. 547-548.
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