Georges Surbled. Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 2. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°7, 15 juin 1895, pp. 581-592.

Georges Surbled. Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 2. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°7, 15 juin 1895, pp. 581-592.

Absent de la bibliographe de La Science des rêves de Freud. – Deuxième partie d’une série de trois dont le premier est déjà sur notre site.

Georges Surbled (1855-1913). Médecin polygraphe défenseur du spiritualisme traditionnel, il participe à des nombreuses revue, en particulier dans La Revue du Monde Invisible fondée et dirigée par Elie Méric, qui parut de 1898 à 1908, soit 10 volumes et La Science catholique, revue des questions sacrées et profanes… dirigée par J.-B. Jauget et dirigée par l’abbé Biguet de 1886 à 1910.
Quelques unes de ses publication :
— Le Rêve. Étude de psycho-physiologie. Partie 1. Extrait de le revue « La Science catholique », (Paris), 9e année, n°6, 15 mai 1895, pp..481-491. [en ligne sur notre site]
— Le mystère de la télépathie. Article parut dans la « Revue du monde invisible », (Paris), première année, 1898-1899, pp. 14-24. [en ligne sur notre site]
— Le diable et les médiums. Partie 1. Extrait de la revue « La Science catholique »,  treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°1, 15 décembre 1898, pp. 61-71. [en ligne sur notre site]
— 
Le diable et les médiums. Partie 2.  Extrait de la revue « La Science catholique »,  treizième année, 3e année de la Deuxième série – 1898-1899., n°2, 15 janvier 1899, pp. 113-123. [en ligne sur notre site]
— La stigmatisée de Kergaër. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), 1899, pp.104-107. [en ligne sur notre site]
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Obsession et possession.] Article paru dans la « Revue des sciences ecclésiastique- Revue des questions sacrées et profanes… Fondée par l’abbé J.-B. Jaugey, continuée sous la direction de M. L’abbé Duflot », (Arras et Paris, Sueur-Charruey, imprimeur-libraire-éditeur), n° 15, décembre 1897, pp. 46-58. [en ligne sur notre site]
— 
Crime et folie. Extrait de la revue « La Science catholique », (Paris), 15 octobre 1900, p. 997-1005. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 581]

LE RÊVE.

ÉTUDE DE PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 

(2e article).

L’alternance de la somnolence et du sommeil plein trouve une dernière preuve dans la circulation cérébrale qu’ont révélée les derniers travaux de la science. La physiologie du sommeil est à peine ébauchée et encore bien obscure ; mais les Faits qu’elle signale nous paraissent confirmer d’une manière heureuse notre théorie de la somnolence : ils montrent qu’il y a une double circulation cérébrale en rapport avec l’alternance de la veille et du sommeil et permettent d’attribuer les étranges et rapides phénomènes du rêve à l’inversion du courant sanguin. Mais n’anticipons pas sur les intéressantes déductions que nous réserve la science et prions le lecteur de nous suivre dans l’exposé aride et compliqué de l’irrigation, sanguine de l’encéphale : c’est la condition requise pour acquérir l’intelligence des faits psycho-cérébraux. Aussi bien notre étude du rêve serait incomplète sans l’examen de ces conditions physiologiques essentielles. La circulation cérébrale joue un rôle des plus importants, des plus nécessaires dans la formation et l’élaboration des songes. [p. 582]

III.

Quatre grands troncs artériels, les carotides internes et les vertébrales, viennent se réunir à la base du cerveau et y former le polygone ou cercle artificiel de Willis, qui donne naissance à son tour aux différents vaisseaux sanguins dés hémisphères (cérébrales antérieures, cérébrales moyennes ou sylviennes, cérébrales postérieures). Ces vaisseaux qui vont en se divisant et en se subdivisant nourrir toute la masse cérébrale, ne se distribuent pas indifféremment à toutes les parties de l’organe nerveux, comme le croyaient les anciens anatomistes. Les récents et remarquables travaux de Heubner et de Duret ont démontré d’une manière complète et irréfutable qu’ils constituent deux systèmes distincts, et indépendants l’un de l’autre, le système artériel cortical qui irrige les couches de l’écorce, le système artériel central qui appartient exclusivement aux ganglions centraux, c’est-à-dire- aux parties profondes du cerveau.

S’appuyant à la fois sur l’anatomie et sur les faits cliniques, le Dr Duret, l’éminent professeur de la Faculté libre de médecine de Lille, a pu établir non seulement que les ganglions centraux (couches optiques et corps striés) se distinguent complètement des hémisphères, ou plutôt des circonvolutions, par leurs fonctions et par leurs lésions, mais qu’ils ont aussi des vaisseaux propres. « Les artères des noyaux cérébraux, dit-il, naissent toutes de l’origine des troncs artériels de la base du cerveau au voisinage et à quelques centimètres du cercle de Willis, tandis que les artères des circonvolutions sont constituées par les ramifications de ces mêmes troncs à la surface des circonvolutions. ». (1) Rien de plus niet, rien de plus saisissant que cette division artérielle du cerveau en deux territoires distincts et séparés ; rien de plus propre à indiquer une différenciation fonctionnelle. Les artères centrales se distribuent exclusivement aux masses ganglionnaires du centre. Les artères corticales se répandent à la surface des circonvolutions ou pénètrent perpendiculairement dans la pulpe nerveuse : ces dernières sont de deux sortes, les unes courtes se ramifient dans la couche grise, les autres plus longues sont réservées à la couche blanche, mais s’arrêtent toujours dans la profondeur à une petite distance des ganglions. Toutes ces artères d’origine corticale n’ayant aucun rapport avec les artères centrales, l’indépendance des territoires sanguins se trouve complète. [p. 583]

Le problème d repos morphéique s’éclaire singulièrement et fait un pas décisif vers la solution recherchée quand, en face de cette double circulation cérébrale, qui ne fait plus doute dans science, on place l’alternance d’irrigation sanguine que nombre de physiologistes ont constaté au cerveau et qui coïncide exactement avec l’alternance de la veille et du sommeil. Les variations successives de l’apport sanguin que l’on observe depuis longtemps dans l’organe cérébral étaient inexplicables avant les travaux de Duret : elles se comprennent et se justifient, pleinement à la lumière de ses découvertes, qui font voir dans le cerveau deux territoires séparés et distincts, non seulement susceptibles, d’éprouver en même temps l’anémie et la congestion, mais encore obligés de subir cette loi de balancement en raison de la teneur sanguine invariable de l’encéphale. Il est nécessaire de rappeler ici sommairement les faits.

La surface corticale du cerveau présente pendant le sommeil une anémie constante et caractéristique. L’expérimentation, à laquelle nombre de savants ont fait appel, ne laisse pas de doute sur ce point. Chez des chiens soumis à l’action du chloroforme et largement trépanés on met à nu la surface cérébrale et on constate facilement qu’elle pâlit et s’efface pendant le sommeil, pour s’injecter de nouveau au réveil, se gonfler et se projeter en quelque sorte à travers l’ouverture crânienne. Les observations faites sur l’homme confirment pleinement ces premières données.

Les physiologistes, du moins les -savants honnêtes, n’expérimentent pas sur le cerveau humain ; mais la nature quelquefois et trop souvent les accidents (fractures ou nécroses des os du crâne) réalisent des expériences toutes faites, qu’il faut retenir, dont on serait coupable de ne pas tirer une curieuse et profitable instruction. Blumenbach a pu constater chez un jeune homme, dont le crâne était largement perforé, que le cerveau se gonfle pendant la veille et s’affaisse, pendant le sommeil. Des remarques analogues ont été faites par d’autres auteurs, et notamment par le professeur Mosso de Turin, et il est avéré que le sommeil s’accompagne d’une anémie du Cerveau.

Mais, hâtons-nous de le dire, cette anémie n’a été observé que dans la couche superficielle de l’organe, et il n’est pas permis d’attribuer à la masse du cerveau ce qui n’appartient qu’à son écorce, comme l’ont fait la majorité des auteurs. Le sommeil ne consiste pas dans une anémie cérébrale ; et ce qui le prouve bien, c’est que des physiologistes vont pu soutenir avec quelque vraisemblance la thèse opposée ; Le Dr Langlet, examinant l’œil des dormeurs a constaté le rétrécissement de la pupille et la vascularisation de la conjonctive oculo-palpébrale, signes révélateurs [p. 584] d’une congestion cérébrale au dire du professeur Gubler ; et il a conclu, avec apparence de raison, que le sommeil s’accompagne d’un état congestif du cerveau.

Cette conclusion est forcée, fausse, mais l’observation même de Langlet, sujette à caution, est heureusement susceptible d’une interprétation différente, comme l’ajustement montré Serguéyeff. « Je demeure

convaincu, écrit ce savant distingué, que les symptômes observés dans le globe oculaire dénoncent quelque état corrélatif, de congestion cérébrale, mais je ne saurais oublier pour cela l’existence irrécusable d’une anémie superficielle des hémisphères, et ne méconnaissant ni l’un ni l’autre des deux faits qui me paraissent établis, je ne trouve qu’un moyen de les concilier. Ce moyen, c’est d’en revenir à ma conception première. L’anémie des uns et l’hypérémie (ou congestion) des autres peuvent invoquer toutes deux des preuves suffisantes, mais l’une est purement superficielle, l’autre exclusivement centrale, et, au lieu d’une modification quantitative, on ne doit selon nous voir là qu’une simple modification distributive du liquide nourricier de l’encéphale » (2).

La double circulation cérébrale que nous avons indiquée suffit à expliquer l’alternance d’irrigation sanguine. Alimentée par un système artériel spécial, la couche corticale se congestionne alors que les ganglions centraux sont anémiés : c’est la veille. Inversement l’anémie de la périphérie coïncide avec la congestion du centre : c’est le sommeil. Et ce partage est rigoureusement nécessaire en raison de la proportion toujours égale de la masse sanguine cérébrale que de nombreuses expérimentations ont démontrée.

Le sang se porte donc en abondance alternativement à la périphérie et au centre du cerveau, suivant qu’il y a veille ou sommeil. Mais un tel déplacement, on le conçoit aisément, ne se fait pas instantanément ni brusquement. Et le temps assez court pendant lequel il s’opère est précisément, selon nous,  le temps de la somnolence, le moment du rêve. Le rêve, nous l’avons vu, malgré l’apparence contraire, a une durée très rapide ; le sommeil plein au contraire embrasse souvent de longues périodes, dont nous n’avyons pas immédiatement conscience, mais que nous savons tous apprécier au réveil. La somnolence, servant de-transition entre le sommeil plein et la veille, correspond au moment où l’inversion sanguine du cerveau se fait, où le flot passe abondamment des ganglions centraux aux couches corticales et vice- versa. Telle est du moins l’explication physiologique du rêve qui répond le mieux aux [p. 585] exigences de la raison et des faits, qui seule rend compte de la brièveté singulière de la somnolence. Comment comprendre autrement la variété, la multiplicité, les bizarreries, les contradictions et les incohérences des songes ? Les cellules cérébrales qui président aux délicates opérations de l’imagination sont agitées, troublées, déséquilibrées par les mouvements de la masse sanguine et donnent nécessairement à leurs produits une forme étrange, fantastique, anormale. Notre hypothèse est vraisemblable, mais il ne faut pas en exagérer l’importance, ni méconnaître l’extrême complexité de la question.

Merci à Ania O’Neill.

Quelque capitale et intéressante qu’elle soit, la circulation cérébrale ne suffit pas à résoudre le problème morphéique : elle est due elle-même à la dissociation fonctionnelle des organes encéphaliques, du cerveau et du cervelet, qui est en rapport avec l’alternance du jour et de la nuit, mais dont la cause reste profondément obscure. Ce n’est pas tout. Il y à certains phénomènes inhérents au sommeil et où la circulation n’a aucune part : ce sont les ondulations du cerceau.

Ces mouvements, bien distincts des pulsations et des oscillations du même organe, sont absolument indépendants de la circulation et de la respiration. Ils ont été nettement constatés par plusieurs expérimentateurs qui ne savent à quelle cause les attribuer. Toutefois le professeur Mosso est disposé à les rattacher aux opérations sensibles du rêve, ayant remarqué qu’ils manquent absolument pendant les périodes du sommeil plein. Nous n’hésitons pas, pour notre part, à nous ranger à son sentiment. Mais la science reste muette devant ces mouvements singuliers qu’elle constate, et le jour est peut-être bien éloigné où l’on en connaîtra l’origine et la nature et où l’on tiendra en mains tous les termes du problème morphéique.

IV.

Combinaison bizarre d’images et d’idées, tantôt confuses et mal liées, tantôt claires et suivies, mais toujours légères et inconsistantes, le rêve est une opération psycho-sensible qui a le cerveau pour siège et se rattache à trois origines distinctes : aux sensations externes, aux impressions organiques, à l’imagination. Cette dernière faculté a le rôle prépondérant, essentiel dans l’élaboration des songes : la sensibilité externe ou organique n’y participe jamais que d’une manière restreinte et par voie incidente. On nous permettra d’insister sur ce point, parce qu’une opinion récente prétend rattacher tous les rêves où à peu près à des sensations actuelles.

Dans le sommeil comme dans la veille, écrit par exemple le Dr Tissié [p. 586] nos sens sont une source d’impressions, moins nombreuses cependant dans le premier état que dans le second, mais peut-être plus vives. Les pensées de nos rêves nous viennent du dehors pour la plupart (3). »

Parlant ailleurs de rêves d’une nature spéciale, le même auteur dit : « Ce sont des rêves d’ordre physique et physiologique. Il en est d’autres d’ordre psychique. Cependant il est plus que probable que ces derniers ont un point de départ dans une impression sensorielle (4). »

En d’autres termes, pour notre savant confrère de Bordeaux comme pour beaucoup de physiologistes contemporains, tous les rêves seraient plus ou moins imputables à des impressions sensibles.

Pour souscrire à une telle opinion, nous ne demandons que des preuves, c’est-à-dire des faits. S’il est démontré par les observations que les sensations du dehors constituent la trame et l’élément du rêve, nous renoncerons à voir dans le sommeil un état opposé à celui de la veille et nous nous rendrons au sentiment du Dr Tissié, mais nous croyons au contraire que ces sensations sont généralement suspendues pendant le repos morphéique, qu’elles n’agissent que rarement et n’interviennent qu’incidemment pour dévier ou transformer les songes. Les faits sont plus forts que toute théorie, et c’est notre confrère qui se réfute lui-même dans son livre et nous fournit de nombreux arguments pour le combattre.

Les pensées de nos rêves nous viennent du dehors, affirme le Dr Tissié, et il s’efforce de citer des témoignages. Malheureusement la tâche n’est pas facile. Pour chacun des sens, il trouve à peine quelques exemples plus ou moins probants. Le tact lui fournit le plus grand nombre de cas, une demi-douzaine.

C’est d’abord celui de Maury que nous avons relaté plus haut. La chute de la flèche de son lit donne l’essor à un long rêve qui semble durer plusieurs jours et n’est que de quelques secondes. La complexité des détails y est extrême : un seul vient de la sensibilité externe, et il aurait pu naître comme les autres du sens intime. C’est un rêve caractéristique : l’imagination en fait tous les frais, l’impression tactile y est une occasion, et non une cause.

« Un géographe étudie la carte des lacs de l’intérieur de l’Afrique et des sources du Nil. Il s’endort ; il fait chaud, il sue. La sueur coule le long de son corps. Il rêve qu’une carte de géographie immense est sur lui avec des cours d’eau aux teintes bleuâtres : la carte était les [p. 587] draps, les cours d’eau, la sueur qui ruisselait » (5). Ici l’impression, ne forme pas le rêve, elle s’y surajoute et subit une métamorphose étrange. L’imagination s’en sert comme de tous les éléments internes qu’elle possède : elle reste la grande et nécessaire ouvrière du rêve.

L*** rêve un matin qu’il nage en pleine mer après avoir été en barque. Il se réveille avec une sensation de fraîcheur ; on venait d’ouvrir la fenêtre qui est à côté de son lit » (6).

La relation qu’on prétend établir entre les impressions du rêve et l’impression subie au réveil est douteuse, sujette à contestation : elle est en tout cas très indirecte. Rien ne prouve que l’ouverture de la fenêtre ait été la cause ou même l’occasion du rêve. Nous rêvons souvent à des parties de canot, à des voyages en mer, à des baignades, sans ressentir la moindre impression de froid.

Dugald-Stewart cite l’exemple d’une personne qui ayant un vésicatoire sur la tête, fit en dormant un rêve très long et très suivi dans lequel elle se voyait prisonnière et sur le point d’être mise à mort par les sauvages d’Amérique.

Le vésicatoire ne peut revendiquer, ce nous semble, qu’une part minime, insignifiante dans ce rêve. Le dormeur a pu, au moment où les sauvages se préparaient à enlever sa chevelure, ressentir à la tête quelque impression ayant une analogie lointaine avec celle que déterminerait le scalp. Mais le rêve tout entier, avec son agencement suivi, avec ses multiples épisodes, n’avait que faire du vésicatoire. D’ailleurs, tant que ce vésicatoire a persisté, les rêves n’ont eu qu’une fois un certain rapport avec lui ; preuve nouvelle que les sensations externes les plus vives n’en sont pas les pourvoyeuses ordinaires.

Rien ne le démontre mieux à notre avis que le fameux rêve de Descartes, cité partout, mais que nous n’avons pas retrouvé dans le livre de. M. Tissié. Le célèbre philosophe rêve qu’il se bat en duel et qu’il est percé d’un coup d’épée : il se réveille piqué par un moustique. Évidemment la morsure de l’insecte a été perçue, mais elle s’est trouvée transformée et grossie démesurément. L’origine du rêve n’est pas là, elle remontera l’imagination qui a forgé de toutes pièces ses nombreux éléments. L’impression douloureuse n’en est qu’un incident banal, surajouté en quelque sorte.

Balthus (1908-2001)

Le rêve nous arrive-t-il tout formé par le sens de l’ouïe ? Pas plus que par le tact ; et M. Tissié réunit difficilement quelques observations’ à [p. 588] l’appui de sa thèse. C’est d’abord son observation personnelle citée, plus haut pour montrer la rapidité des rêves : elle n’est pas concluante. Le sifflet du bateau à vapeur a pu être l’occasion d’un rêve aussi long que compliqué : il n’en a créé ni l’agencement, ni les péripéties singulières. Il a retenti cent fois et plus aux oreilles de notre-confrère endormi sans jamais provoquer un rêve analogue. Tous les dormeurs qui se trouvent aux abords des fleuves, et ils sont nombreux, peuvent dire que le sifflet strident des vapeurs n’a pas d’ordinaire la vertu de causer le moindre songe. Or il devrait l’avoir si, comme l’affirme le Dr Tissié, les pensées de nos rêves venaient du dehors.

Maury raconte qu’il s’était assoupi par un effet de la forte chaleur ; il rêve alors qu’on avait placé sa tête sur une enclume et qu’on la martelait à coups redoublés. Il entendait en rêve très distinctement le bruit des lourds marteaux, mais, par un effet singulier, au lieu d’être brisée, sa tête se fondait en eau. Il s’éveille, il sent sa figure inondée de sueur et il entend dans une cour voisine le bruit très réel de marteaux (7).

Dans cette observation exceptionnelle, où deux sens externes se combinent, le bruit des marteaux a très positivement occasionné le rêve, mais c’est tout. L’imagination du dormeur est maîtresse du rêve et l’organise à son gré : elle ne substitue pas l’impression du dehors à ses impressions infinies, mais elle adapte à celles-ci la sensation externe, ce qui est tout différent. L’autogenèse du rêve est si manifeste que M. le Dr Tissié finit par la reconnaître : « Le rêve, écrit-il, peut être provoqué par une impression sensorielle. Celle-ci éveille une image du même ordre que l’impression reçue, visuelle si c’est la vue qui entre en jeu, auditive si c’est l’ouïe. Cette image en appelle d’autres, par association d’idées, par rappel de mémoires. La direction ou la tournure d’esprit du dormeur sert de thème au rêve » (82).

Le goût, l’olfaction, la vue provoquent-ils le rêve ? Il est permis d’en douter. Du moins les rares-exemples qu’invoque notre-confrère ne font pas la conviction, ne sont nullement démonstratifs. Le cas d’olfaction qu’il emprunte à Maury appartient plutôt à la veille qu’au sommeil, car ce dernier état ne comporte pas normalement de conversation. Les cas de rêves par la vue sont problématiques, M. Tissié lui-même avoue « qu’ils sont relativement restreints, car on dort avec les paupières baissées. » L’œil est fermé aux impressions du dehors ; et ce qui le démontre bien, [p. 589] c’est qu’il ne perçoit pas les éclairs des orages nocturnes, alors que l’oreille se trouve parfois impressionnée par les coups de tonnerre.

Burdach (9) raconte que lui et ses compagnons de voyage étant descendus dans une hôtellerie rêvèrent tous en même temps qu’ils étaient sur une route escarpée, bordée de précipices, dans la nuit profonde. La cause occasionnelle était un orage nocturne qui avait éclaté sur l’hôtellerie.

En admettant que cet orage ait été l’occasion du rêve, on doit convenir que le sens de la vue est resté obstinément fermé et que le sens de l’ouïe seul a pu être frappé ; ce qui est conforme à l’observation commune.

En résumé, sauf de rares exceptions, le rêve est subjectif, interne et ne comporte pas de sensations externes. Tout le démontre, jusqu’à M. Tissié qui n’a pu réunir que quelques cas discutables de rêves provoqués. L’imagination crée elle-même le rêve en puisant dans le vaste et inépuisable arsenal des souvenirs. Le dormeur n’a donc pas besoin des impressions du dehors ; et, quand par hasard il en ressent, ses songes n’y trouvent qu’un sujet de modification, une orientation nouvelle. Bien mieux, comme nous allons le montrer, l’absence d’excitation, le sommeil des sens externes, est une condition nécessaire du rêve.

Les images que nous percevons dans le rêve sont souvent vives, éclatantes, et le dormeur en est quelquefois tellement ébloui et séduit qu’il a peine à les quitter, à s’arracher aux douces voluptés de la somnolence. Il est vrai que l’illusion est courte : le réveil éteint brusquement les lumières intérieures, efface les contours, ternit les nuances des images, si bien que tout disparaît en quelques secondes. L’amnésie des rêves est bien connue ; mais elle ne doit pas nous faire méconnaître la force de leurs images. Or c’est précisément à la suspension de la sensibilité externe, que ces images doivent leur vivacité et leur fraîcheur. L’imagination du dormeur, étranger au monde et aux bruits du dehors, s’exerce exclusivement, sur les données acquises et lui donne l’illusion de la réalité. Cette illusion est toujours saisissante.

Comment admettre dès lors avec certains philosophes contemporains que l’image n’est qu’une atténuation, un résidu de la sensation ? L’image est une forme de la sensibilité, la sensation en est une autre ; la première n’est pas une diminution de l’autre, c’est une forme nouvelle, spéciale, incomparable avec elle. Et il ne faut pas dire avec M. Fonsegrive que l’image est inférieure à la sensation. « Après la vive lumière de la conscience claire, où toutes les sensations élémentaires d’une sensation totale [p. 590] apparaissent avec clarté, écrit cet auteur, vient un état inférieur où manquent un grand nombre de ces sensations élémentaires ; cet état inférieur, qui a d’ailleurs lui-même une infinité de degrés, se nomme l’image. Il est.de même nature que la sensation ; il n’en diffère qu’en degré. Aussi Herbert Spencer appelle-t-il, la sensation un état fort, et l’image un étal faible. (10) N’en déplaise au positiviste anglais et à son fidèle commentateur, l’image n’est pas une sensation faible. Elle a ses clartés, tout comme la sensation. Et celle-ci n’est pas plus exempte que l’image de faiblesse, d’erreur et d’obscurités. Elles diffèrent donc l’une de l’autre non par le degré, mais par a nature. Leur éclat peut être identique, chacun dans son genre ; mais leur valeur est foncièrement inégale, l’une s’affirmant dans l’illusion du rêve, l’autre appartenant à la conscience vigile.

Nos philosophes ne font pas cette distinction essentielle, mais ils n’en sont pas moins frappés par la vivacité des images morphéiques, puisqu’ils s’accordent, à assimiler le rêve à l’hallucination, c’est-à-dire à une perception saisissante entre toutes. « Le rêve, dit M. Fonsegrive, est une sorte d’hallucination normale qui se produit durant le sommeil. » (11) M. l’abbé Farges de son côté n’hésite pas à déclarer que « l’hallucination est l’élément le plus simple du rêve. » (12) Il y a là une erreur complète, et il est étrange de la voir commise par ceux qui contestent la haute valeur des images et ne veulent y voir que des débris de sensation.

M. Fonsegrive rapproche et confond l’hallucination et le rêve. « Dans l’hallucination à l’état de veille, écrit-il, l’image, sous l’influence de causes psycho-physiologiques diverses, se renforce, dépasse la force normale des sensations concurrentes, et dès lors réduit celles-ci à l’état d’images ; dans le rêve, au contraire, ou hallucination à l’état de sommeil, c’est la sensation qui décroît, se dérobe et laisse l’image au premier plan, sans que celle-ci ait besoin pour cela d’être spécialement renforcée. Dans le premier cas, l’image ressemble à un acteur qui sort de l’ombre du fond de la scène et vient près de la rampe masquer un premier acteur qui d’abord occupait seul l’attention du spectateur ; dans le second, ce premier acteur, qui n’est autre que la sensation, disparait comme dans une trappe et laisse voir l’acteur qu’il cachait. » (13)

On devine pourquoi M. Fonsegrive fait appel au théâtre. Son argument est une pure fantasmagorie. Le rêve n’est pas l’hallucination. Sans doute [p. 591] dans les deux il y a illusion des sens. Mais le rêve est un état particulier à la somnolence, et d’ordre normal, tandis que l’hallucination est manifestement un état anormal, pathologique et propre à la veille. Dans l’un, il y a une demi-conscience ; dans l’autre la conscience est entière et se trouve trompée par un trouble nerveux des sens ou de l’encéphale. Nous sommes tous rêveurs ; mais, grâce à Dieu, très peu sont hallucinés. L’aliénation mentale est particulièrement sujette à cette perturbation vigile et accidentelle de l’imagination ou des sens qui nous fait voir, entendre, toucher des objets extérieurs en leur absence.

Le rêve est si peu une hallucination que, quand par hasard il s’accompagne de ce trouble morbide, il perd son nom et prend celui de cauchemar. Rien n’est plus saisissant, plus terrible qu’un tel phénomène surgissant inopinément dans le silence de la nuit. Le dormeur se réveille en sursaut, agité, couvert de sueur, il pleure, tremble, crie, appelle à l’aide, voit de sinistres fantômes, entend de lugubres paroles et ne se calme, qu’à l’apparition d’une lumière ou au son d’une voix amie. Le cauchemar n’est pas comparable au rêve normal : il appartient au domaine pathologique et ne saurait entrer dans notre étude.

L’hallucination a d’ailleurs une genèse qui ne s’accorde guère avec celle qu’on veut attribuer aujourd’hui au rêve : elle ne naît pas des impressions sensibles extérieures. Elle surgit spontanément dans le cerveau, sans provocation extérieure. Nous avons dit qu’il en est de même du rêve, et que les impressions du dehors n’agissent qu’exceptionnellement sur lui. La seule différence est que le rêve naît de l’imagination normale, tandis que l’hallucination est créée par une imagination déréglée et malade : elle nous semble capitale.

En dehors de la sensibilité externe, les impressions organiques sont la source avérée de quelques rêves. Malheureusement leur étude est des – plus difficiles et-des moins avancées.

Rappelons d’abord l’influence de certaines attitudes du corps pendant le sommeil. Elle est rare, mais incontestable. « Je rêve que je suis hors de chez moi, dans la rue, dans une position grotesque. Tout le monde me regarde. Je me baisse, je me fais petit, j’avance péniblement les jambes pliées, cherchant à me protéger. Mais cette façon d’avancer est très fatigante ; je souffre beaucoup des articulations du genou et du bassin. Je me réveille. J’étais replié sur moi-même dans mon lit, les jambes ramenées vers le tronc. Cette attitude prolongée avait provoqué le rêve et des douleurs réelles aux articulations. » (14) [p. 592]

L’observation est intéressante ; mais on doit remarquer avec l’auteur qu’elle accuse une attitude vicieuse, c’est-à-dire douloureuse. En général l’attitude des dormeurs laisse les membres dans la résolution musculaire, ne gêne pas les viscères et ne prête pas au rêve.

Notre auteur croit pourtant que les attitudes ont une action décisive sur les rêves ; mais il n’appuie son sentiment sur aucune preuve et se contente d’invoquer les analogies du sommeil hypnotique. Comparaison n’est pas raison. « De même, écrit-il, qu’une impression sensorielle peut être la cause occasionnelle d’un rêve, l’attitude d’un membre peut, chez le dormeur, avoir les mêmes effets. S’il est vrai que vouloir accomplir un mouvement, c’est déjà le mouvement qui commence, en renversant la proposition, un mouvement passivement provoqué éveillera la pensée de ce mouvement. Le fait est expérimentalement prouvé pour le sommeil hypnotique en ce qui concerne les attitudes. On peut, je crois, l’admettre comme tel pour le sommeil physiologique…. Si l’attitude, représente une idée ou une série d’idées, cette idée peut être provoquée, par une attitude prise soit normalement comme dans le sommeil physiologique, soit expérimentalement comme dans le sommeil hypnotique, car il existe un rapport très intime entre la cérébration et la musculation. » (15) Les attitudes molles et abandonnées du dormeur ont-elles une action sur le rêve ? Nous ne le pensons pas ; et nous attendrons, pour le croire, que M. Tissié nous apporte autre chose qu’une affirmation gratuite.

(à suivre)

Dr SURRLED

Notes

(1) Recherches anatomiques sur la circulation de l’encéphale, Archives de physiologie, 1874, 2° série, t. I, p. 61 et suiv.

(2) Physiologie de la veille et du sommeil, 1, II, p. 93.

(3) Les Rêves, p. 6.

(4) Op. cit., p. 14.

(5) Max Simon, Le monde des rêves, p. 33.

(6) Tissié, op. cit., p. 6-7.

(7) Alfred Maury, Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du

rêve et de l’aliénation, Annales médico-psychologiques, 1833, T. V., p. 415.

(8) Op. cit., p. 14.

(9) Traité de physiologie.

(10) Éléments.de philosophie, tome I. Psychologie, 1890, p. 51.

(11) Op. cit., p. 196.

(12) Le Cerveau, l’Ame et les Facultés, p. 146.

(13) Op. cit., p,194.

(14) Tissié, Op. cit., p. 12-13.

(15) Op. cit., p. 12 et 18.

 

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