J. Waffelaert. Les démoniaques de la Salpêtrière et les vrais possédés du démon. Partie 2. Article paru dans la revue « La Science Catholique », (Paris), tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 352-369.
Premier article d’une série de cinq distribués comme suit :
— Les démoniaques de la Salpêtrière et les vrais possédés du démon [Partie 1]. « La Science Catholique », (Paris), tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 273-287. [en ligne sur notre site]
— Les démoniaques de la Salpêtrière et les vrais possédés du démon. [Partie 2]. « La Science Catholique », (Paris), tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 352-369. [en ligne sur notre site]
— Réalité historique et possession démoniaque [partie 1]. La Science Catholique », (Paris), tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, L pp. 496-507. [en ligne sur notre site]
— Réalité historique et possession démoniaque [parie 2]. La Science Catholique », (Paris), tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, L pp. 571-593.
— Les Posséfées de Loudun. LLa Science Catholique », (Paris), tome deuxième, décembre 1887 à novembre 1888, 1888, pp. 747-761.
Gustave Josèph Waffelaert (1847-1931). Evêque, il occupa plusieurs poste avant d’être envoyé à l’université de Louvain (1875-1880) où il obtient le doctorat en théologie : sa thèse, « De dubio solvendo in re morale », est soutenue le 20 juillet 1880. Il se détourne vite d’une morale casuistique et se porte vers la théologie morale, plus impliquée dans la vie spirituelle, et vers la théologie dogmatique. Proche des idées de saint Thomas d’Equin, il participa à plusieurs se détourne vite d’une morale casuistique et se porte vers la théologie morale, plus impliquée dans la vie spirituelle, et vers la théologie dogmatique. Proche des ides de Thomas d’Aquin, il participa activement au Dictionnaire apologétique de la foi catholique, aux revues La Science catholique, Canisiusblad, la Revue pratique.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 352]
LES DÉMONIAQUES DE LA SALPÊTRIÈRE
II
LES DÉMONIAQUES DE LA SALPÊTRIÈRE
ET LES VRAIS POSSÉDÉS DU DÉMON (1)
IV
Quels sont donc les signes auxquels on reconnaît la vraie possession ?
Le Rituel Romain, dans ses instructions pour l’exorciste, renvoie aux bons auteurs, et se contente de rappeler les points les plus nécessaires, « pauca magis necessaria. » Nous citerons donc d’abord les signes énumérés par le Rituel, puis nous consulterons les théologiens. Les signes énumérés par le Rituel (2) sont : « parler une langue inconnue en faisant usage de plusieurs mots de cette langue, ou comprendre celui qui la parle ; découvrir les choses éloignées et occultes ; faire montre de forces qui dépassent les forces naturelles de l’âge ou de la condition ; ces signes, et autres semblables, lorsqu’ils se trouvent réunis en grand nombre, sont de plus forts indices de la possession. »
Nous avons signalé déjà précédemment la prudence du Rituel et la rigueur de critique qu’il prescrit, même à l’exorciste ; ajoutons ici que non seulement il insinue la distinction des signes, qui ne peuvent pas être pris tous comme certains, mais qu’il semble exiger toujours un ensemble de signes, sans nier qu’il y ait des signes suffisants à eux seuls ; et que dans l’usage des signes certains il enseigne encore la prudence pour les découvrir; c’est ainsi qu’il ajoute, au signe: ignotâ linguâ loqui, les mots pluribus verbis.
Parmi les auteurs qui nous fournissent de plus amples enseignements, nous nous contenterons de citer Thyræus, qui écrivit un ouvrage ex professo sur la matière, et cela, notons-le bien, avant la fin du seizième siècle.
Ce théologien commence, en traitant des signes de possession, [p. 353] par en rejeter douze comme n’étant pas devrais signes, malgré l’opinion de quelques-uns. Ce sont les suivants, que nous énumérons textuellement :
« L’aveu de quelques-uns, qui sont intimement persuadés d’être possédés ;… la conduite quelque perverse soit-elle ;?.. des mœurs sauvages et grossières ;… un sommeil lourd et prolongé, et des maladies incurables par l’art des médecins, comme aussi des douleurs d’entrailles ;… la très mauvaise habitude de certaines gens, d’avoir toujours le diable à la bouche ;… ceux qui, renonçant au vrai Dieu, se consacrent tout entiers aux démons ;… ceux qui ne sont nulle part en sûreté, se sentant partout molestés par les esprits (ce sont les obsédés proprement dits) ;… ceux qui, fatigués de la vie présente, attentent à leurs jours ;… ceux qui, invoquant les démons, en perçoivent visiblement la présence et sont enlevés par eux ;… la furie ;… la perte de la mémoire ;… voire même la révélation de choses occultes ne fournit pas un argument assez grand, mais il sera question de cela, ailleurs ;… j’ajoute que, même les signes que l’on trouve dans les possédés, dont l’histoire évangélique fait mention, ne sont pas des preuves certaines et convaincantes de possession ; « à savoir : la cécité, la surdité, le mutisme, la cruauté et violence contre eux-mêmes et contre d’autres, comme l’ajoute Thyræus (3). » Le même auteur (4) distingue ensuite les signes dont on peut et doit tenir compte, en signes : ic quibus spiritus agere videntur, et alia quibus quidpiam pati. » Les premiers supposent le démon ; agissant, soit intellectuellement, comme sont la révélation des choses occultes et l’emploi de langues inconnues au possédé ; soit corporellement, comme sont l’exagération des forces physiques, les violences et les tourments corporels, et choses semblables. Les autres signes supposent le démon souffrant, par l’application de choses saintes, reliques, exorcismes.
De plus, le même théologien enseigne que, parmi ces signes, les uns sont certains, les autres probables seulement ou faisant soupçonner la possession. Enfin, les signes, même certains, ne sont concluants, ou ne sont certains en réalité, de l’avis très sage de Thyræus, que lorsqu’on les constate et considère non pas in abstracto, mais dans des circonstances particulières, telles qu’il soit impossible [p. 354] de les attribuer à un autre agent qu’à un démon, et au démon qui occupe le corps du possédé.
Examinons maintenant ces signes chacun en particulier. D’abord la révélation de choses occultes, soit passées, soit futures, soit distantes ou autrement inconnues, c’est-à-dire qu’aucun moyen naturel n’a pu faire arriver à la connaissance de la personne qui passe pour possédée. Ce signe est un signe certain ; mais il ne suffit pas, comme nous l’avons fait remarquer, de constater simplement qu’une personne a cette connaissance occulte, et de le constater avec une certitude parfaite et évidente, ce qui est très possible ; cela ne suffit pas, car, en dehors des causes physiques, naturelles, et du démon, il y a d’autres agents qui peuvent révéler des choses occultes ; il y a Dieu et les bons Anges. Il faut donc constater, en outre, que cette révélation vient du démon. Or, quand cela sera-t-il ? Thyræus répond : « Quand il n’y a pas de motif raisonnable d’une telle révélation, et aussi quand les choses révélées causent une injure à Dieu ou du tort au prochain (5) » soit ouvertement, soit sous le faux prétexte de la gloire de Dieu ou de l’utilité du prochain. Cela même étant constaté, la possession est-elle certaine ? Non, car les devins et magiciens, sans être possédés, peuvent faire la même chose.
« Que cette révélation vienne bien des esprits qui sont dans le corps des hommes et qui les possèdent, il semble qu’on peut, avec raison le déduire de deux, signes : le premier, quand ceux qui révèlent ces choses n’ont aucun pacte avec le démon ; l’autre, quand il est permis d’observer chez eux les autres signes qui font soupçonner qu’ils sont possédés des démons. Tels sont très souvent les douleurs internes, des mouvements déréglés, l’action de se nuire à soi-même ou au prochain (6). »
Ceci explique pourquoi Thyræus disait plus haut que la révélation de choses occultes, tout en pouvant constituer un signe certain de possession, n’est cependant pas toujours un argument suffisant ; pourquoi nous disions après lui que les signes même certains ne peuvent pas être considérés seulement in abstracto ; pourquoi enfin le Rituel semble exiger toujours un ensemble de signes. Dans le cas qui nous occupe, le signe certain sera la révélation de choses occultes, à condition que d’autres signes [p. 355] moins certains et même équivoques en eux-mêmes viennent s’y joindre de la manière expliquée tout à l’heure.
Le second signe du démon, agissant sur l’intelligence est l’emploi de langues inconnues à la personne censée possédée. Ceci est un signe certain et plus facile à constater que le précédent. D’abord que l’agent extérieur qui produit cette science des langues soit le démon, on peut le connaître, de même que pour la révélation de choses occultes, au défaut de motif raisonnable de parler ou à la fin mauvaise que l’agent se propose. Que cet agent occupe néanmoins le corps même du possédé, rien de plus clair ; c’est lui qui doit mouvoir les organes pour dire des phrases, et prononcer convenablement une langue étrangère, que le possédé ne comprend pas et n’a jamais parlée ni apprise, ni même peut-être entendue. Le Rituel a la précaution d’ajouter : pluribus verbis, parce qu’un ou deux mots d’une langue étrangère prononcés ne seraient pas une preuve convaincante : le possédé doit faire la preuve qu’il parle ou comprend une langue qu’il n’a pas apprise.
Nous devons rapporter à ce second signe, à cette science des langues, toute science ou connaissance non acquise dont le possédé ferait montre, parce que la raison est la même. Ainsi, lire des caractères sans les avoir appris, les écrire sur dictée ou écrire en général sans l’avoir jamais appris, disserter sur une science quelconque ou sur un art auquel l’on est complètement étranger, exercer ces arts, par exemple la musique, sans avoir touché jamais un instrument, sont autant de signes non équivoques, tout comme la science du langage (7).
Passons aux signes corporels, où le démon manifeste son action. Thyræus en énumère plusieurs qui ne prouvent pas la possession d’une manière certaine, mais la font soupçonner. Les voici :
« Des sons inarticulés et sauvages, des cris et des hurlements de vraies bêtes féroces… Une figure horrible et effrayante… Une certaine torpeur des membres, et la privation de presque toutes les fonctions vitales, comme aussi une somnolence perpétuelle. De même que parfois les esprits, se manifestent par la furie et l’agitation extrême du corps, ainsi parfois ils se trahissent, au contraire, par cette pesanteur et cette torpeur… Le défaut absolu de repos de ceux qui ne sauraient demeurer dans un lieu fixe, qui cherchent les solitudes et se plaisent aux endroits déserts… [p. 356] Les forces physiques surhumaines dans un corps humain. C’est ainsi qu’on en voit qui déchirent n’importe quel vêtement, brisent les chaînes, portent des fardeaux auxquels ne suffit pas la force humaine. »
Ici, Thyræus, ajoute : « Ce dernier signe a presque autant de force, pour prouver la possession, que ceux dont nous avons parlé dans les chapitres précédents. » C’est aussi le signe corporel énuméré dans le Rituel. Il est certain qu’il y a des limites aux forces musculaires ; je ne sais si les médecins sont parvenus à mesurer ces forces pour un sujet déterminé. Nous n’avons pas obtenu des médecins de la Salpêtrière une réponse satisfaisante sur ce point ; mais il est des cas où l’on peut, sans crainte de se tromper, trouver ici un signe de l’intervention du démon, comme si, par exemple, un enfant levait des poids qu’un homme vigoureux ne saurait mouvoir. Enfin, voici le sixième et le dernier signe allégué par Thyræus :
« Les persécutions, les douleurs et les tourments, que quelques-uns endurent, fournissent à cet endroit un argument sérieux comme si tantôt ces hommes étaient poussés au feu, tantôt dans l’eau, etc. » Il conclut en disant :
« Il n’est pas douteux que ces signes, et autres semblables ne puissent être produits par le démon… Néanmoins, ces signes ne sont pas absolument certains et indubitables… Si cependant il était prouvé qu’ils ne proviennent pas d’une infirmité naturelle, ou d’une certaine tristesse, et qu’ils ne sont pas l’effet de la passion de nuire de certains autres hommes ; si, en outre, plusieurs de ces signes se trouvaient réunis, si enfin venaient s’y ajouter la plupart de ceux que nous avons mentionnés aux chapitres précédents, alors ils fourniraient un argument qui ne serait pas à dédaigner (8). » Nous signalons cette conclusion à toute l’attention du lecteur. Thyræus écrivit trois siècles avant les observations de M. Charcot ; il n’avait, dans les descriptions des démoniaques, même celles de l’Évangile, que les signes corporels qui souvent frappent davantage, et qui seuls peuvent être représentés dans l’art ; qui souvent, dans les vies des Saints, de même que dans l’Évangile, sont seuls mentionnés, parce que d’ailleurs il était admis partout le monde qu’il s’agissait de vrais démoniaques, sur le témoignage des Saints ou de Jésus-Christ, et, malgré tout cela, ni Thyræus [p. 357] et les autres théologiens, ni l’Église, n’exagèrent la portée de ces signes.
Nous ajoutons un septième signe corporel, qui peut être certain. Ce signe existe quand la personne qui passe pour possédée fait des actions évidemment contraires aux lois physiques, par exemple aux lois de la pesanteur, comme le serait la suspension de quelque durée dans l’air sans aucun soutien. La seule chose à prouver ici, ce serait qu’il ne s’agit pas de magie, que c’est le démon habitant le corps qui porte et meut la personne, ce qui se prouverait comme ci-dessus pour la révélation des choses occultes.
Restent les signes où le démon apparaît plutôt passif et souffrant qu’actif. Ils sont de deux espèces : les uns consistent à faire poser à la personne certaines actions dont le démon a horreur ; les autres, à lui appliquer, même à son insu, des choses sacrées, qui font peur à l’esprit des ténèbres.
Thyræus apprécie la valeur de ces signes dans les termes suivants : « L’argument que fournissent ces signes n’est pas sans valeur ; peut-être pourrait-il soutenir la comparaison avec n’importe quelle autre preuve. »
Ces signes, en effet, ont l’avantage de démontrer aussitôt que, s’il y a intervention quelconque d’un agent extérieur, cet agent est le démon, et le démon possédant ; c’est, en effet, lui qui, seul parmi les agents extérieurs, peut provoquer les signes d’horreur des choses saintes et les tourments qui se manifestent dans le corps du possédé.
Mais cette impatience, cette horreur ne peuvent-elles pas s’expliquer sans l’intervention d’un agent extérieur quelconque ? Pour les signes de la seconde espèce, à savoir : quand on applique des choses saintes, des reliques par exemple, certainement et complètement à l’insu du possédé, et qu’invariablement et constamment il montre cette agitation, de manière à ce que l’on constate avec certitude que son horreur et son impatience n’ont pas d’autre cause, nous ne voyons pas ce qu’il faudrait exiger de plus convaincant. De même si on a fait, à son insu, un exorcisme en langue inconnue de lui.
Quand la chose ne se passe pas à son insu, qu’il peut la soupçonner de quelque manière, ou quand il s’agit des signes de [p. 358] la première espèce, c’est-à-dire quand on lui fait réciter certaines prières, invoquer le nom de Jésus, etc., le signe n’a plus la même certitude. Si c’est un impie, il peut avoir horreur et blasphémer, par malice ; s’il est bon chrétien, le signe n’est pas sans valeur, et il y a certes une présomption que l’horreur et les blasphèmes, provoqués par l’idée d’une invocation pieuse, d’une prière, ne sont pas de lui, mais du démon qui le possède ; il faut cependant, pour juger sainement, tenir compte de toutes les circonstances. Que dire enfin de la guérison durable et complète, obtenue par l’exorcisme, dans un cas où la possession était probable, mais non certaine et évidente ? Cette guérison est-elle une preuve a posteriori certaine que la possession était réelle ? Cela dépend des circonstances : si aucun autre remède n’a été employé ou si le remède employé est resté certainement inefficace ; si, d’ailleurs, il est constaté que l’exorcisme n’a pu produire aucun effet naturel, aucune émotion morale, de confiance, de surprise, etc., parce qu’il a été fait, par exemple, à l’insu de la personne exorcisée, le signe n’est pas à dédaigner ; il se peut même que le démon donne, soit spontanément, soit sur l’ordre de l’exorciste, des preuves évidentes de sa sortie du corps du possédé. Ce qu’il faut éviter surtout ici, c’est d’attribuer avec certitude à la vertu surnaturelle de l’exorcisme une guérison subite qui peut n’être que l’effet naturel d’une commotion morale, comme cela arrive surtout dans les maladies nerveuses, et spécialement dans l’hystérie, qui reproduit le mieux les signes équivoques corporels de la possession.
C’est pourquoi aussi nous devons admirer la sage réserve de l’Église, quand il s’agit de se prononcer sur le caractère miraculeux d’une guérison subite de cette nature, obtenue à la suite d’une fervente prière, d’une sainte communion, d’un pèlerinage. Les assistants, vivement frappés de ce changement subit, crient au miracle ; d’autres n’y voient qu’un effet naturel ; l’Église ne se prononce pas ; elle ne reconnaît pas le miracle sans examen ultérieur et sans preuves certaines, mais elle n’exclut pas a priori l’intervention d’une cause supérieure à la nature. Nous devons imiter sa sagesse, sans que, pour cela, notre confiance dans les secours en soit amoindrie ; et certes, si une guérison pareille n’est pas miraculeuse, si elle n’est pas un bienfait de la Providence extraordinaire de Dieu, elle reste toujours un bienfait dans l’ordre de sa Providence ordinaire. [p. 35]
Nous avons fini de déterminer le second terme de la comparaison que nous voulons faire, entre les « démoniaques de la Salpêtrière » et les vrais possédés au sens de l’Église. Mais, tandis que l’existence, la réalité de ceux-là n’a pas besoin de preuve, ces derniers, au contraire, n’existent pas et n’ont jamais existé, aux yeux de certains savants modernes. Il nous faudrait donc maintenant démontrer, par des faits certains, la réalité de la possession diabolique, telle que l’Église l’admet et l’entend.
Mais rien n’empêche de comparer d’abord l’attaque démoniaque des hystériques avec la possession définie par l’Église, et de prouver ensuite, pour finir, la réalité de celle-ci. Cet ordre nous apportera un double avantage : d’abord, aussitôt les deux termes définis, la comparaison se fera plus facilement et sera plus saisissable au lecteur ; ensuite, cette comparaison, même abstraction faite de la réalité historique du second terme, nous conduira déjà à une conclusion des plus importantes.
V
Les signes caractéristiques de la grande hystérie, d’après la description de M. Charcot, sont avant tout corporels. Ceux qui se rapprochent de l’ordre intellectuel sont l’hallucination, le délire, l’extase, et encore ces manifestations sont-elles moins fréquentes dans l’attaque appelée démoniaque.
Or, dans toutes les observations cliniques faites à la Salpêtrière, et rapportées dans les livres de M. Charcot et de ses élèves (10) ; de même dans les expériences d’hypnotisme, c’est-à-dire de léthargie, catalepsie, somnambulisme provoqué, qui ont été faites entrés grand nombre ; malgré les effets étonnants et variés obtenus par la suggestion clans cet état de somnambulisme (11), nulle part nous n’avons rencontré un effet qui se rapprochât des signes de possession que nous avons appelés intellectuels ; nulle part, le moindre indice de révélation de choses occultés, de connaissance de langues étrangères, de sciences non apprises, etc., mais partout des effets qui peuvent s’expliquer d’une manière naturelle, sans aucune intervention d’une cause préternaturelle, malgré l’étonnement qu’ils provoquent au premier abord ; les [p. 360] signes les plus certains de la possession diabolique font donc entièrement défaut.
Passons aux signes corporels. Le signe corporel de possession le plus certain n’apparaît nulle part dans la description de l’hystérie, ni dans les observations décrites par M. Charcot. Malgré les tours de force et d’adresse les plus étonnants, malgré les mouvements les plus fantasques et les plus désordonnés, l’hystérique ne parvient jamais à se soustraire aux lois de la pesanteur.
Ce sont donc les signes corporels équivoques de possession, donnés comme tels par Thyræus, trois siècles avant les observations de M. Charcot, qui seuls constituent les points de contact entre les démoniaques de la Salpêtrière et les possédés du démon au sens de l’Église. Or, non seulement ces signes sont équivoques en eux-mêmes ; mais de plus, ce qui, d’après Thyræus, les rendait plus probants, fait précisément défaut chez les hystériques. En effet, la coexistence des autres signes, des signes intellectuels manque chez elles. En outre, loin de pouvoir constater que ces mêmes signes corporels n’ont pas leur origine dans une maladie naturelle, qu’ils n’ont pas pour prodrome la tristesse, la mélancolie, etc., l’observateur constate précisément le contraire. Nous devons à la science de M. Charcot de l’avoir démontré à l’évidence : ce savant prend la maladie dans ses origines, dispositions congénitales et héréditaires, occasions qui la provoquent : saisissement, mauvais traitements, vices, etc. ; il en étudie les prodromes, il la poursuit dans-toutes les phases de son évolution. Dans ces conditions, nous sommes complètement d’accord avec lui, pour trouver clans les démoniaques de la Salpêtrière, de vrais malades, et peut-être rien que des malades ; et l’Église, qui honore la science et l’encourage, ne peut que lui savoir gré de ses découvertes. Mais de là à nier l’existence de démoniaques d’un tout autre genre, il y a de l’espace ; la nier à priori ou parce qu’on n’a pas vu d’autres démoniaques que les malades qu’on décore de ce titre, ce serait faire injure à la plus vulgaire logique.
De plus, il faut remarquer que la maladie n’exclut pas la possession ; au contraire, le démon qui est l’esprit malfaisant, se complaît à mêler ces deux choses ; plusieurs anciens le font remarquer, et quelques-uns même font de la maladie une espèce de prédisposition à la possession, ou du moins veulent que l’on combatte la possession, en employant tout d’abord les remèdes naturels contre les maladies, dans lesquelles le démon, à leur avis, [p. 361] trouve une ressource. Le Rituel lui-même suppose l’intervention du médecin, et défend à l’exorciste d’usurper ses fonctions : « Caveat exorcista ne ullam medicinam infirmo vel obsesso præbeat, aut suadeat ; sed hanc curam medicis relinquat. » Ce qui est certain, c’est que le démon peut produire la maladie, soit d’une manière indirecte, en posant une cause de maladie nerveuse : mauvais traitements, mélancolie, saisissement et frayeur, etc., soit d’une manière directe, en agissant immédiatement sur le système nerveux ; rien d’étonnant, en ce cas, si les contorsions, etc., prennent l’aspect de l’hystérie, de l’épilepsie ou d’autres névroses, puisque ce sont ces maladies mêmes que le démon provoque, par les mêmes causes et les mêmes agents qui les font éclore naturellement.
Nous n’avons pas besoin de parler des signes de possession, où le démon paraît souffrir plutôt qu’agir. Ces signes n’ont pas été essayés à la Salpêtrière ; et certes, en bien des cas, leur application n’eût pas été justifiée, les signes de possession réelle ne paraissant pas assez probables. Cependant, les savants eux-mêmes auraient tort de s’en émouvoir, si on en faisait parfois usage ; car la vraie science n’a jamais peur de la lumière, et n’importe quel soit le moyen qui conduise à plus de certitude, ce moyen n’est pas à dédaigner.
Voici donc la conclusion, très importante, que nous pouvons déduire de la comparaison faite entre les malades de la Salpêtrière et les possédés au sens de l’Église, même abstraction faite de la réalité historique de ceux-ci : tous les signes caractéristiques réunis de la grande attaque hystérique, même de la variété appelée démoniaque par M. Charcot, ne suffisent pas pour faire considérer cette attaque avec une sérieuse probabilité, comme une possession diabolique, au sens de l’Église. Par contre, en dehors des signes de l’hystérie ou d’une maladie quelconque, l’Église propose d’autres signes auxquels on peut reconnaître avec certitude la possession. Si parfois, et même souvent, on a confondu la maladie avec la possession, c’est précisément parce qu’on s’est éloigné des règles tracées par l’Église. Du reste, comme nous l’avons fait remarquer déjà, ce serait une grossière erreur de croire que chaque fois que l’Église a permis l’emploi de l’exorcisme, ou que le ministre de l’Église a cru pouvoir exorciser, l’Église ou ce ministre offrent prétendu par là même se trouver devant un cas de possession rigoureusement établi. [p. 362]
VI
Après tout ce que nous venons d’exposer, que dire du livre récent : Les démoniaques dans l’art, par MM. Charcot et Richer ? Si les auteurs veulent simplement prouver que les possédés, représentés dans l’art aux différents siècles, offrent souvent quelques traits de ressemblance avec les hystériques convulsionnaires d’aujourd’hui, nous n’avons rien à redire. Il est très naturel que les artistes, surtout ceux à tendance réaliste, et qui par là même préfèrent les signes physiques et réels de possession aux signes conventionnels et arbitraires, aient cherché à reproduire dans leurs personnages possédés les contorsions des épileptiques, hystériques ou tous autres convulsionnaires, qu’ils avaient pu observer. En effet, quels autres signes physiques ou réels pouvait reproduire leur pinceau, en dehors de ces signes corporels équivoques ? Pouvait-il retracer les signes intellectuels : ignota lingua loqui, etc. ? Il n’y a pas de milieu pour l’artiste entre les signes de pure convention, comme un diable qui s’échappe de la bouche ou du crâne, et les signes corporels équivoques de possession. Ceux qui ont reproduit ces derniers signes dans leur plus grand réalisme ont sans doute observe la réalité, soit dans un démoniaque véritable où les signes intellectuels complétaient les signes équivoques, qu’il fût épileptique et hystérique en même temps que démoniaque, ou non ; soit simplement dans un malade, que l’artiste prenait pour un démoniaque réel, ou chez lequel il trouvait des contorsions assez affreuses pour rendre l’idéal d’un possédé tel qu’il se l’imaginait. Si MM. Charcot et Richer croyaient démontrer que tous les démoniaques, représentés dans les œuvres d’art qu’ils allèguent et reproduisent furent, en réalité, purement et simplement des hystériques (12), la logique la plus élémentaire, les trouverait gravement en défaut.
Ils convaincraient aisément ceux qui, avant de commencer à les lire, auraient posé en principe, d’abord qu’il n’y eut jamais de véritables possédés du démon, et ensuite que toute pose non [p. 363] naturelle ou anormale est due à l’hystérie, ou du moins que l’hystérie exclut la possession. Mais la logique permet-elle de supposer ce qui est à prouver ?
Si l’on veut étudier les œuvres d’art en question, de manière à pouvoir en déduire, en saine logique, une conclusion valable, soit pour, soit contre la distinction de l’hystérie d’avec la possession, il faut évidemment se dégager de toute opinion préconçue sur cette distinction, et comme on ne peut pas la supposer a priori, on doit de même se garder de supposer le contraire, à moins d’avoir fourni auparavant des preuves ; or, M. Charcot n’en donne aucune.
II faut ensuite se garder de considérer les œuvres d’art avec un hystérique sur le nez. Il ne suffit pas de découvrir une convulsion, ou contorsion quelconque, pour crier à l’hystérie ; cela peut être une autre maladie ; cela peut être, en tous cas, une violence du démon ; et même la maladie fût-elle si bien représentée, qu’il soit permis de la définir exactement soit comme étant l’hystérie, soit comme étant une autre névrose, la maladie n’exclut pas la coexistence de la possession et ne démontre pas, sans autres preuves, que celle-ci n’est pas réelle.
Mettons-nous donc dans ces dispositions d’esprit exigées par la logique, pour considérer un instant, de plus près, les œuvres d’art reproduites par MM. Charcot et Richer.
D’abord, nous n’avons pas à nous occuper des scènes qui ne représentent pas de démoniaques. Telle est celle de la page 22, Saint Valentin guérit un jeune homme épileptique, et celle de la page 52, initio. Telles sont encore les scènes relatives à la chorée épidémique, aux danses de saint-Guy, pages 34-38. Quelque interprétation qu’on ait pu donnera cette maladie, l’Église n’y a jamais vu de possession.
Nous n’avons pas davantage à nous arrêter à toutes les scènes relatives aux convulsionnaires de Saint-Médard, pages 78-90. Les sectaires jansénistes et les convulsionnaires eux-mêmes n’attribuaient pas leur mal au démon ; ils prétendaient, au contraire, y voir une intervention divine. On peut fort bien expliquer ces singuliers faits, en partie par la supercherie, en partie par l’épidémie convulsive. Faut-il cependant y voir parfois une intervention diabolique ? On pourrait encore le faire, sans recourir è la possession. Quoi qu’il en soit, l’Église n’a pas porté de jugement là-dessus, et rien ne nous force de voir ici de vrais possédés. [p. 364]
Nous regrettons une chose, et ce regret s’expliquera mieux plus loin, c’est que MM. Charcot et Richer semblent mettre sur la même ligne les faits dont nous venons de parler, avec les possessions rapportées dans les vies des Saints et que l’Église reconnaît comme réelles, ou du moins comme croyables, voire même avec les possessions rapportées dans les saints Évangiles. Nous devons enfin remarquer que de simples scènes d’exorcisme, comme celles des pages 23-24 et des pages 38-40, ne sont pas non plus des preuves décisives pour nous, rien ne nous forçant d’admettre comme vrais possédés tous ceux qui ont été exorcisés.
Restent donc les scènes dont le sujet est tiré de l’Évangile, où il faut admettre de vrais démoniaques, comme nous le dirons plus loin, et ensuite les scènes tirées de l’histoire des Saints. Encore parmi celles-ci, faut-il distinguer celles qui peuvent ne représenter que des légendes de celles qui reproduisent des faits appuyés sur une autorité respectable, ou même reconnus authentiques par l’Église.
Or, parmi les scènes représentant des faits certains ou méritant du moins créance, il en est de trois espèces ; dans les unes, et elles sont assez nombreuses, il n’est nullement question d’hystériques ou de malades quelconques ; le démoniaque est représenté comme tel par un signe purement conventionnel, le démon, sous une forme visible, indique seul qu’il s’agit d’une scène de possession.
Telles sont : la première scène reproduite par MM. Charcot et Richer, page 3-4, Jésus guérissant un possédé ; la scène suivante à la page 5-6, le Christ délivrant un possédé ; ce possédé, outre le démon qui lui sort du crâne, porte des chaînes, sans aucun signe corporel de violence ou de maladie. Ces chaînes peuvent signifier cette violence, ou, peut-être aussi par convention, l’esclavage du démon. De même aucun signe d’hystérie ou de maladie quelconque chez l’énergumène de la page 6 ; le possédé de Gerasa, ibid. ; dans la scène de la page 11, S. Martin guérit un possédé, à moins de dire qu’il suffit d’avoir la jambe gauche pliée, pour être hystérique ; dans la fresque de la page 12, Une religieuse délivrée du démon ; dans la peinture de la même page, S. Jean Gualbert délivre du diable un moine malade, et dans les sujets suivants : page 14, S. Benoît fustige un moine pour le délivrer du démon, et S. Martial guérit un possédé ; page 15, S. Mathurin délivrant une femme possédée ; page 68, Miracle de S. Gaudenzio ; page » 70, le Christ délivrant un possédé ; page 71, [p. 365] Jésus-Christ délivre un possédé à Capharnaum ; pages 76 et 78, Un évêque fait sortir deux diables du corps de deux paysans. Voilà autant de scènes qui n’ont aucun rapport avec l’hystérie, de l’aveu même de MM. Charcot et Richer.
Une deuxième espèce de scènes comprend celles qui reproduisent dans le démoniaque certains signes de violence, de contorsion, ou d’attitude maladive, mais sur la nature desquels les mêmes auteurs n’osent pas se prononcer. Nous verrons qu’ils ont bien raison d’user de réserve.
A cette catégorie appartient la double scène de la page 10, Guérison de plusieurs possédés au tombeau de S. François d’Assise. On y voit des gens agités, plus ou moins contorsionnés, c’est tout ce qu’on peut dire. Aucun médecin n’oserait se prononcer sur la nature du mal, d’après les symptômes indiqués par l’artiste. Et sans les diablotins qui s’échappent de la bouche des patients, personne n’y verrait des démoniaques. De même, page 15, S. Charles Borromée guérit un possédé (13), dont la figure témoigne de certaines intentions naturalistes, disent MM. Charcot et Richer, mais ils ne prononcent pas le mot d’hystérie. Quelle que soit, d’ailleurs, la maladie dont l’artiste a voulu gratifier le possédé, la maladie n’exclut pas la possession ; le dessinateur n’a eu qu’un tort, c’est de ne pas signifier plus clairement qu’il s’agit d’un possédé, puisqu’aucun signe de maladie, de convulsions quelconques, n’est à lui seul un signe certain de possession. Il serait de même fort difficile de découvrir des signes d’hystérie ou d’une maladie déterminée quelconque dans les tapisseries reproduites aux pages 18-19, Possession d’Eudopia.
Dans la scène suivante, S. Rémy délivre une pucelle qui avait le diable au corps, MM. Charcot et Richer avancent timidement que les crises de la possédée avaient dû revêtir un certain nombre des caractères de la léthargie. Mais sur quoi cette appréciation se base-t-elle ? Sur ce que, d’une part, la possédée est sur son lit tout habillée, les mains jointes et encore frappée de stupeur, avec un petit nombre d’assistants ; et que, d’autre part, la légende qui accompagne la scène dit que le démon, au sortir, livre la pucelle à dure mort et que S. Rémy la ressuscita. Est-ce sérieux ? Pages26-27, [p. 366] nous trouvons encore trois gravures sur bois, Possédés guéris par Ste Aldetrude, Ste Radegonde et S. Hugo. « Les personnages possédés, disent ici MM. Charcot et Richer eux-mêmes, sont conformés à la tradition, sans présenter aucun caractère pathologique spécial, lisse contorsionnent d’une façon plus ou moins violente, pendant qu’un diable fantastique s’échappe de leur bouche. « Il en est de même de la scène suivante, page 27, le Christ guérissant les possédés. Le jeune possédé de Raphaël lui-même, aux pages 28-31, ne présente, de l’aveu des mêmes auteurs, que des invraisemblances et des contradictions à leur point de vue ; ce qu’ils expliquent, en disant que Raphaël a intentionnellement faussé la vérité et modifié la nature, pour rechercher trop exclusivement, un idéal de convention. Mais n’est-ce pas parce qu’il a voulu représenter un démoniaque, qu’il ne voulait pas voir confondre avec un hystérique ou un malade vulgaire, comme d’ailleurs il ne lui plaisait pas d’ajouter un signe conventionnel de possession ? La fresque de la page 33, S. Dominique délivre une femme possédée, ne présente d’autres, signes corporels chez la possédée, si ce n’est que celle-ci « s’affaisse en avant, les deux bras étendus, les jambes demi-fléchies. La face ne présente aucun signe de convulsion ». Les deux gravures des pages 40-43, S. Benoît délivre un moine et un clerc possédés, ont encore moins de signification. La figure du moine est toute de fantaisie, et celle du clerc ne vaut guère mieux. C’est l’appréciation de MM. Charcot et Richer. A notre point de vue, les scènes sont très bien rendues : il s’agissait de représenter des possédés et non des hystériques ou autres malades. Le signe conventionnel y est : l’on voit les démons s’enfuir (14). Aux pages [p. 367]
44-46, Ste Catherine de Sienne délivre une possédée, fresque, et gravure, apporte à MM. Charcot et Richer quelques traits à relever ; mais, par contre aussi, plusieurs autres qui leur semblent plus proches de la fantaisie que de la réalité. Les diables qui s’échappent figurent, pour nous, le mieux, ce que l’artiste a voulu figurer. La scène suivante, pages 47-49. S. Benoît guérissant un possédé, est tout à fait de même nature que la précédente. De même, rien de saillant dans le S. Ignace guérissant des possédés, pages 51-52, ni dans les trois scènes suivantes, pages 53-54. Moins encore dans les scènes, par J. Callot, des pages 65-66, et dans les gravures de S. Leclerc, pages 70-71 ; exceptée la dernière, que nous rapportons à la troisième des catégories ou espèces que nous distinguons. Rien de décisif non plus dans le tableau, pages 73-74, Hilarion Garbi guérit une femme possédée du démon. Le tableau suivant, S. Ambroise guérit un possédé, ne méritait pas de mention, même au point de vue de MM. Charcot et Richer (15). Dans les trois scènes de la page 75, Jésus- [p. 368] Christ guérissant les possédés, « les possédés sont des personnages purement conventionnels, et qui n’offrent qu’un médiocre intérêt. »
L’estampe qui suit, page 76, représente des convulsions violentes des membres où domine l’extension, avec une main crispée saisissant la draperie qui couvre le possédé à moitié. Donc, c’est un hystérique qui est représenté ! Si MM. Charcot et Richer le préfèrent, nous pouvons renvoyer cette scène à la troisième espèce, que nous avons maintenant à considérer.
Cette troisième catégorie comprend donc les scènes reproduites dans l’ouvrage Les Démoniaques dans l’art, dont il n’a pas été fait mention jusqu’ici ; elles sont en nombre assez restreint. Ce sont celles où MM. Charcot et Richer trouvent soit quelque trait caractéristique de l’hystérie, soit une représentation plus ou moins complète de la grande attaque, comme sont la fresque d’André del Sarte (16), pages 21-23 ; le tableau de Déodat Delmont, pages 31-33 ; la scène de possession des pages 46-47 ; la fresque du Dominiquin, pages 49-50 ; et surtout les œuvres de Rubens, pages 55 et suivantes. Mais nous ferons remarquer d’abord que MM. Charcot et Richer, là même où ils découvrent quelque trait caractéristique de l’hystérie, n’osent cependant pas toujours parler catégoriquement ; et certes, s’ils avaient à traiter comme médecins un sujet présentant ces caractères, ils procéderaient sans le moindre doute à un diagnostic ultérieur avant de se prononcer.
Nous remarquerons ensuite que certaines scènes anonymes, [p. 369] comme la Guérison d’une femme possédée au tombeau d’un saint, pages 20-22, et la Scène de possession des pages 46-47, peuvent ne représenter qu’une légende sans autorité. En troisième lieu, étant donné que les artistes en question aient bien dûment représenté des hystériques comme démoniaques, faut-il en conclure qu’ils ont réellement pris des hystériques pour des démoniaques ? Pas le moins du monde : ces artistes, surtout les réalistes de la Renaissance, ont étudié sur nature, mais ont-ils vu ces démoniaques mêmes qu’ils représentaient ? Certes non, pour la plupart ; mais ils ont pris pour modèles les convulsionnaires, hystériques si l’on veut, qu’ils avaient sous la main, et, les trouvant assez laids pour réaliser l’idée qu’ils se faisaient d’un possédé, ils les ont copiés dans leurs ligures de possédés. Et, eussent-ils vu de leurs propres yeux les mêmes démoniaques qu’ils ont peints, et que l’on devait, par conséquent, considérer comme véritablement hystériques, qu’en suivrait-il ? La maladie, une névrose quelconque, l’hystérie la plus caractérisée, n’exclut pas du tout la possession, comme nous l’avons dit plus haut.
Concluons. Les études, du reste fort remarquables, de MM. Charcot et Richer ne fournissent aucune raison qui permette de confondre la vraie possession diabolique avec l’attaque hystérique, et elles ne prouvent absolument rien contre l’existence et la réalité historique de la possession, telle que l’entend l’Église, notamment contre les possessions reconnues par l’Église ou consignées même dans les livres saints. D’ailleurs, nous devons rendre cette justice à M. Charcot, que, s’il semble parler d’une manière trop générale et trop absolue, il ne se permet pas d’attaquer l’Église et parle avec une réserve que, malheureusement, ses élèves n’ont pas tous imitée ; nous lisons, dans l’Iconographie de la Salpêtrière, par MM. Bourneville et Regnard, certaines choses à l’adresse de l’Église catholique qui n’ont rien de commun avec la science et qui se concilient difficilement avec le calme, la dignité, la logique même des vrais savants..
Il nous reste à exposer la preuve de la thèse qui doit compléter cette étude, à savoir la preuve de la réalité historique de la possession démoniaque, telle que l’entend l’Église.
G.-J. WAFFELAERT, S. TH. Dr.
NOTES
(1) Voir la précédente livraison.
(2) « Signa autem obsidentis dæmonis Aunt ; ignota lingua loqui pluribus verbis vel loquentem intelligere ; distantia et occulla patefacere ; vires supra ætatis seu conditionis naturum ostendere ; et id genus alia, quæ cum plurima occurrunt, majora sunt indicia.
(3) De Dæmoniacis, part. 2, cap. XXII.
(4) Ibid., cap. XXIII et sqq.
(5) Pari. II, cap. XXIII.
(6) Thyræus, ibid.
(7) Cf. Thyræus, loc. cit., cap. XXIV.
(8) Loc. cit., cap. XXV.
(9) Loc. cit., cap. XXVII.
(10) L’Iconographie de la Salpêtrière, par MM. Bourneville et Regnard ; Etudes cliniques sur la grande hystérie, par Richer.
(11) V. l’ouvrage de Richer cité à la note précéd., et Le Magnétisme animal, par Binet et Féré.
(12) Nous ne voulons pas leur prêter cette thèse, mais nous avouons ne pas voir clairement quel est leur sentiment à ce sujet. Ils semblent manifester dans leurs écrits une tendance à faire passer tous les démoniaques pour hystériques ; mais, d’autre pari, ils n’affirment pas cette thèse expressément, et, dans le livre même dont il s’agit, à la page 31, ils disent, en parlant de Raphaël : « Il serait difficile d’admettre qu’il n’ait jamais observé soit de vrais possédés, soit de simples malades atteints de crises convulsives. »
(13) Nous devons signaler ici une distraction historique chez les auteurs. Ce dessin, disent-ils, est attribué à Paolo Uccello, né en 1397, mort en 1475. Si cela est, il ne s’agit pas de S. Charles Borromée ; ou, si c’est bien S. Charles, l’artiste ne saurait être cet Uccello, puisque S. Charles Borromée mourut en 1584, à l’âge de quarante-sept ans.
(14) Benoit XIV signale, à propos du miracle opéré par S. Benoît en chassant le démon du corps de ce moine, un défaut de représentation, dans lequel est tombé aussi l’artiste mentionné ici par M. Charcot. Il s’agit de la figure donnée au démon, non quand il s’enfuit, mais quand il arrive, au coin gauche de la gravure. La légende au bas de la gravure porte : medici sub imagine, et la gravure le montre avec une longue barbe, assis sur une mule, portant une fiole à la main. Or, voici le texte de S. Grégoire le Grand, quand il raconte le fait : a Quadam die, dum ad B. Joannis oratorium quod in ipsa montis celsitudine situm est, pergeret (S. Benedictus), ei antiquus hostis in mulomedici specie obviam factus est, cornu et tripedicam ferens, etc. Benoît XIV fait remarquer : « Dictum est mulomedici, non autem, uti nonnulli legunt, in mulo medici ; cum teste Angelo de Nuce, in omnibus codicibus casinalibus vox mulomedicus sit simplex et non duplex : ita ut ridiculum videatur, dæmonem pingi in specie medici barba promissa mutæ insidentis, matulam ad latus gestantis, et in sinistra capsulam variis pharmacis onustam, cum ad repræsentandam energumoni liberationem a S. Benedicto factam pingendus sit dæmon forma mulomedici seu medici equarii curatoris jumentorum, italice maniscalco ; quemadmodum annotatum fuit ab auctoro erudilo notarum [p. 367] ad cap. 30 prædictæ vita ? (S. Benedicti, a S. Gregorio H. consçripiæ), Venetiis, éditai anno 1723. »
La traduction du passage de S. Grégoire, telle que la donne MM. Charcot et Richer, n’est pas non plus d’accord avec la gravure. Ils traduisent : « Le saint allant un jour à l’oratoire de Saint-Giovanni (pourquoi pas : S. Jean ?), qui est en haut de la montagne, rencontra notre vieil ennemi. Il avait pris la figure d’un maréchal ferrant, et portait une cruche avec de la nourriture. « —Signalons enfin un défaut de traduction à propos de l’autre gravure du clerc délivré du démon. Les mêmes traducteurs disent, p. 43 : « Le vénérable Costanza Vescovo de cette église (l’Aquino). » En français c’est bien Costanza, évêque de cette église.
(15) Ici, les auteurs cités s’écrient : « Que nous sommes loin ici des œuvres des maîtres de la Renaissance…! Faut-il en accuser seulement le talent du peintre (Bon Boulogne, 1649-1717) …et ne pourrait-on voir là un des signes de cette époque de transition qui fut le commencement du XVIIIe siècle. Où le peintre pouvait-il prendre son modèle ? On ne croyait plus guère au diable, et les sciences, naturelles n’étaient pas encore régulièrement constituées. Avant de considérer les possédés comme des malades, on les a pris pour des imposteurs. » Nous sommes tout étonnés d’apprendre qu’au commencement du XVIIIe siècle, on ne croyait plus guère au diable. Nous sommes étonnés encore qu’on ait pris l’es possédés pour des imposteurs, avant de les considérer comme malades, alors que les maîtres de la Renaissance sont précisément ceux qui, au sentiment de MM. Charcot et Richer, ont le plus parfaitement reproduit la maladie. De plus, il nous semble qu’il faut se garder de croire que l’hystérie et les phénomènes singuliers qui l’accompagnent ou en sont les effets, fussent complètement inconnus dans les siècles passés. Le P. Le Brun, dans son Histoire critique des pratiques superstitieuses, t. 1, I. II, c. iv, donne la description d’une observation qu’il fit sur « une fille cataleptique, qui parut sur la scène en 1710,… qui avait trois maladies compliquées sans aucune marque de sentiment, la catalepsie, le tétanos et les affections hypocondriaques, ou plutôt des visions aussi bien exprimées, par gestes sans paroles que pourraient le faire les meilleurs pantomimes… Pendant l’accès, qui avait commencé depuis une demi-heure, elle était couchée sur son lit, sans aucune marque de sentiment, [p. 368] la respiration libre, les dents néanmoins fort serrées, les yeux ouverts, la prunelle élevée et fixe, n’entendant ni ne voyant… » Ensuite, il dit qu’elle était anesthésique, il parle de passion hystérique et d’une sorte d’extase. Il nomme plus loin le mal une complication périodique de trois maladies, la catalepsie, le tétanos et la passion hystérique qui causait les visions. Enfin, il ajoute encore que « ce n’est pas ici une maladie nouvellement forgée. Elle est décrite dans les médecins. Et Mullaire, Rivière en parlent et citent divers autres auteurs. Menjot, ancien et savant médecin de Paris, en a fait une ample dissertation latine ».
Ensuite, il rapporte les auteurs, Gallien, Rivière, Menjot, et dit qu’on peut voir semblables histoires dans Skemkius, Marcellus, Donatus, Rondelet, Jacotius et plusieurs autres. Il renvoie aussi à la description de cette maladie dans la pratique de médecine avec la théorie imprimée à Lyon, 1664, 1. I, c. iv, du Catoché ou Catalepsie.
Il est vrai que le P. Le Brun conclut, pour le cas en question, à la fourberie ; mais il ajoute qu’un médecin de la faculté de Montpellier, nommé M. Granval, qui logeait dans la même maison, ne voulait absolument pas entendre parler de fourberie, et « vif là-dessus, dit-il, qu’il en a voulu donner une protestation par écrit à M. abb Bignon, à M. d’Argenson et à M. le procureur général. »
(16) Nous devons signaler ici une nouvelle distraction historique de MM. Charcot et Richer. Ils attribuent à Del Sarte (1510) une scène tirée de la vie de S. Philippe de Néri. Or, celui-ci mourut octogénaire en 1895.
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