Bénédict-Augustin Morel. Lypénanie hypocondriaque, forme de lycanthropie. Article extrait du Traité théorique et pratique des maladies mentales considérées dans leur nature, leur traitement et dans leur rapport avec la médecine légale des aliénés. Nancy et Paris, Grimblot et veuve Raybois et Victor Masson, 1853, pp. 58-60.
Nous renvoyons à notre article biographique sur Bénédict-Augustin Morel édité sur ce site. Les observations de lycanthropie, avec de surcroit, un « portrait » du malade sont rares… C’est ce qui a présidé à notre choix.
[p. 58]
6e observation. Lypénanie hypocondriaque, forme de lycanthropie.
L’individu dont je donne ici le portrait est déjà connu de nos lecteurs, nous en avons parlé dans le premier volume de cet ouvrage (page 263) (1). C’était le plus jeune de cinq frères, qui tous ont présenté des phénomènes intellectuels maladifs, et dont les deux ainés sont morts par suite d’une paralysie générale. Lorsque le malade, dont nous désignons la maladie sous le nom de lypémanie hypocondriaque (forme de lycanthropie), fut revenu chez lui, après avoir fait une retraite dans un couvent de trappistes ; il fut en proie à de grandes angoisses et à d’indicibles terreurs. Il n’était pas seulement préoccupé de son corps, qui était changé dans sa nature intime et qui allait tomber en pourriture ; mais la perspective des feux éternels de l’enfer qu’il avait mérités pour ses crimes imaginaires, le plongeait dans des frayeurs inexprimables. Il tremblait de tous ses membres, implorant le secours du ciel, de ses proches et de ses amis. Bientôt après, il repoussait les consolations de l’amitié, et, concentrant dans ses propres sensations toute son activité délirante ; il se faisait horreur lui-même et devait inspirer à tous des sentiments analogues. « Voyez cette bouche, disait-il, en écartant ses lèvres par l’introduction des doigts, c’est la gueule d’un loup, ce sont des dents de loup ; j’ai les pieds fourchus ; voyez les grands poils [p. 59] qui me recouvrent le corps… laissez-moi courir dans les bois et vous me tirerez un coup de fusil. » Tout ce qu’il a été humainement possible de faire, pour sauver cet infortuné malade, a été employé ; ce fut malheureusement en vain. Il avait des intermittences qui nous donnaient espoir, mais elles étaient de courte durée, Dans un de ces moments, il éprouva un grand bonheur d’embrasser ses enfants, mais à peine les a-t-il quittés qu’il se dit : « Les malheureux ! ils ont embrassé un loup. Ses idées délirantes surgissent avec une activité nouvelle. Lâchez-moi dans le bois, dit-il, et vous tirerez dessus comme sur un loup. Il ne veut plus manger. Donnez-moi de la viande crue, dit-il, je suis un loup. On cède à son désir, et il mord au morceau à l’instar d’un animal ; mais la viande n’est pas assez pourrie, dit-il, il la rejette, et il finit par mourir dans le marasme, au milieu des symptômes du plus violent désespoir.
La terminaison par le suicide complique quelquefois, comme nous l’avons déjà vu, la situation des lypémanes hypochondriaques à idées systématiques ; mais il n’arrive que trop souvent aussi que leur vengeance délirante s’appesantit tantôt sur leurs amis et leurs proches, tantôt sur des inconnus qu’ils rencontrent pour la première fois.
Rentrons pour un moment encore dans le domaine des faits. C’est le seul moyen d’arriver à ce criterium de certitude dont nous parlions pour juger de la valeur de certains actes. Quelques jurisconsultes dénient aux médecins leur compétence en ce genre, d’autres n’acceptent leurs allégations qu’avec une certaine réserve. C’est un de ces préjugés qui se dissipera avec le temps, Nous aurons bien des fois l’occasion de prouver que les médecins qui, dans l’appréciation des actes criminels imputés aux aliénés possèdent tous les éléments de la question, doivent en être aussi, par conséquence légitime, les juges les plus naturels.
[p. 60] 1° Un de nos aliénés, d’un caractère hypocondriaque, a un procès avec le commissaire de police de son endroit : il est bientôt dominé par l’idée que tout le monde veut lui nuire. Les gens qui passent devant ses fenêtres lui font des grimaces. Il fait de mauvais rêves ; il suffit que l’on crache devant lui pour qu’une influence funeste s’attache à sa santé. Le commissaire de police devient le point de mire de toutes ses haines ; et cet hypocondriaque qui, arrivé à l’âge de soixante ans, n’avait été connu jusque-là que par son bon caractère, la douceur de ses mœurs, s’arme d’un tranchet, attend le commissaire, et lui lance son instrument dans la région du cœur. Il est reconnu comme aliéné et amené à Marévil1e.
2° Un campagnard aisé, d’une intelligence bornée, se livre à l’ivrognerie. Il éprouve une dyspepsie, devient misanthrope, croit que l’on a mis des drogues dans ses boissons ; il se retire dans une petite maison à la campagne, creuse un fossé autour de son habitation ; il ne vit que d’aliments qu’il se prépare lui même ; le mauvais état de sa digestion influe d’une manière notable sur ses facultés.
Il en veut surtout à un garde champêtre qui rode autour de sa masure, pour lui jeter quelques mauvaises drogues dans ses aliments. Il s’arme d’un fusil, et l’individu n’échappe à la mort que parce que le fusil fait long feu.
(1). [Nous reproduisons ici cette note de la page 263, du tome 1.] Les trois enfants d’une de ces femmes aliénées et dont le mari est à l’asile, viennent souvent voir leur mère. Ce sont des garçons de 12 à 17 ans qui se font remarquer par leur esprit d’ordre, de conduite et leurs excellents sentiments. L’aîné est devenu le chef de famille et les trois enfants ont confondus leurs intérêts pour exploiter en commun un petit atelier de cordonnerie. Les sympathies de quelques cœurs généreux sont venues en aide à ces jeunes orphelins. Ils travaillent et prospèrent. Si j’étais consulté sur la probabilité du développement de l’aliénation chez eux, je me fonderais sur les observations que j’ai émises, et j’affirmerais hardiment que les causes qui on fait perdre la raison à leurs parents, n’ayant plus d’action sur ces enfants, qui sont nés du reste avant la maladie confirmée des auteurs de leurs jours, tout doit faire espérer qu’ils ne sont pas sous l’influence directe d’une prédisposition héréditaire. Ce fait pourrait encore justifier mon assertion sur la chance quelquefois plus grande qu’ont certains descendants de parents aliénés de na pas contracter la maladie de leurs ascendants. Toutes les fois au reste que j’ai été consulté dans des cas analogues, et cela à propos de mariages à contracter, je me suis bien trouvé d’appuyer mon avis sur les principes que j’ai énoncés.
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