Jules Dagron. Asile Napoléon-Vendée. Monomanie. Deux sœurs atteintes du même délire et séquestrées en même temps. Article paru dans les « Archives cliniques des maladies mentales et nerveuses, ou choix d’observations pour sevir à l’histoire de ces maladies. Recueil mensuel. Publié par. M. Bailarger », (Paris), Victor Masson et fils, 1861, tome premier, pp. 29-36.
Un texte princeps reconnu formellement comme la première étude clinique de ce qui sera appelé folie à deux, délire à deux, etc.
Jules Dagron (1814-1884). Fut le premier directeur de l’asile de Prémontré, Médecin à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, membre de la Société médico-psychologique. Pour lui, il y a dans l’aliénation une cause morale que le médecin doit maîtriser grâce à une relation personnalisée, humaine avec le patient. Cette conception de la maladie mentale et de sa compréhension est à la base de la remise en cause de l’enfermement en tant que principale réponse des autorités publiques aux troubles. Il préconise dans une visée thérapeutique le travail manuel, la discipline, les moyens de distraction et les exercices religieux (à moins qu’ils ne soient néfastes pour le patient).Nous avonsretenu de ses travaux :
— Des aliénés et des asiles d’aliénés. Première partie avec planche de l’asile de Ville-Evrard. Paris, Adrien Delahaye, 1875. 1 vol. in-8°, 4 ffnch., 206 p., 1 fnch., 1 plan dépliant.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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ASILE NAPOLEON-VENDEE. — M. DAGRON.
Monomanie.
Deux sœurs atteintes du même délire et séquestrées en même temps.
SOMMAIRE. – Prétendu viol pendant le sommeil. — Issue d’une même grossesse attendue vainement pendant deux ans. — Délire de persécution. — Actes de violence. — Mise en liberté. — Procès intenté au médecin de l’asile par ses anciennes malades.
Mademoiselle X…, Âgé de trente-huit ans, et de sa sœur, Madame X…, Âgé de trente-six ans, ont été admises dans l’asile des aliénés du département le 20 février 1856.
Il résulte des renseignements qui nous ont été fournis, que ces dames ne jouissaient pas depuis longtemps de leurs raisons, et que partout elle se faisait remarquer par leur excentricité.
Mademoiselle X… nous occupera seule ici. Raisonnable lorsqu’il s’agissait d’affaires d’intérêt, il n’en était plus ainsi lorsqu’on scrutait sa vie de famille. Logée avec son père, cette malheureuse fut toujours pour ce pauvre vieillard de sources de [p.30] chagrins. Que de faits absurdes d’immoralité ne lui a pas reproché ; que de mémoires n’a-t-elle pas adressés à l’autorité pour quelle eût à la protéger contre lui ; que de visites n’a-t-elle pas faites aux hommes d’affaires pour leur confier ses soucis imaginaires ?
M. X… père fut accusé par elle d’avoir favorisé sur sa personne et sur celle de sa sœur un attentat énorme. Après lui avoir fait prendre un narcotique, M. X… aurait introduit dans leur chambre, elle ne sait comment, car leur porte était toujours fermée en dedans, M. le sous-préfet de X…, qui avait assouvi sur elles sa passion ; une grossesse, dont mademoiselle X… a attendu l’issue pendant près de deux ans, s’en serait suivie. Une chemise trouvée à son domicile portait une étiquette ainsi conçue : « Chemise que je portais dans la nuit fatale du… »
Pénétrée de celle idée, de nombreuses démarches ont été faites par mademoiselle X… pour avoir une entrevue avec son séducteur : des menaces ont été proférées contre lui, et elle aurait même, ne pouvant pénétrer ;à la sous-préfecture, cherché à l’attirer dans une autre maison, où elle et sa sœur s’étaient rendues armées de pistolets.
M. M… fils, élève du lycée, âgé de seize ans environ, ayant été pendant les vacances conduit chez son père, mademoiselle X… , après l’avoir entouré de soins, parce qu’il ressemblait, disait-elle, à l’un des enfants de sa sœur qu’elles avaient eu le malheur de perdre, le prit tout à coup en aversion : c’était un émissaire de son frère, un polisson qui voulait les violer, il les suivait pour les compromettre, elle le voyait et rencontrait partout ; une fois même elle poussa l’extravagance jusqu’à faire culbuter une barge de fagots croyant le trouver caché dessous.
Mademoiselle X… ne marchait jamais sans armes ; les plus grandes précautions étaient prises par elle lorsqu’elle se renfermait dans sa maison, et dans une construction qu’elle devait faire elle ne voulait employer que des serrures de sûreté, non pour se protéger contre les voleurs, car elle ne craignait pas pour sa [p. 31] bourse, mais contre des ennemis imaginaires qui en voulaient à son honneur et à celui de sa sœur
Son frère, versé dans l’art de la magie, ne lui laissait pas, disait-elle, un instant de repos ; son influence occulte s’étendait même jusque sur les animaux qu’elle affectionnait. Tantôt il faisait trembler le plancher sur lequel elle marchait, ou la faisait danser malgré elle ; tantôt il lui faisait éprouver des sensations étranges qui toutes se rapportaient aux organes génitaux ; d’autres fois il lui faisait changer de visage, an point que sa sœur avait de la peine à la reconnaître. Son pauvre chat lui-même ressentait de ses maléfices : que de fois, après avoir longtemps fixé le même endroit, ne s’est-il pas rapproché d’elle en miaulant, etc.-
Ce délire, qui durait déjà depuis plusieurs années, devint assez intense en 1856 pour que M. X… dût songer à prendre des mesures pour sa sûreté personnelle et celle de ceux qui l’environnaient.
Le 18 février il écrivait : « Monsieur, je suis le plus malheureux des pères ; mes filles sont dans un état d’aliénation extrême. Venez constater leur état, je vous prie, et me donner des conseils. »
Le lendemain 19, M. X… fils vint me prendre, et nous nous rendîmes à X… où j’eus avec le père une entrevue chez l’un de ses neveux.
On me raconta que depuis dix nuits, ces dames ne s’étaient pas couchées. Renfermée avec sa sœur, mademoiselle X… ne voulait pas lui permettre de dormir, et si Ia malheureuse, succombait à la fatigue, fermait les yeux, elle la réveillait aussitôt, moindre soupir étant un indice qu’on la violait.
La veille elles s’étaient, sans motifs, précipitées sur une personne qui traversait la cour de leur père, et elles lui eussent fait un mauvais parti si l’on ne fût venu leur faire lâcher prise. Le matin, quittant leur appartement, elles s’étaient rendues dans la maison où nous nous trouvions, et là mademoiselle X… s’y [p. 32] était livrée à des extravagances sans nombre. Leur exaltation était, me dit-on, à son comble, un malheur était imminent.
Dans une telle occurrence, je crus devoir conseiller le transfert dans une maison d’aliénés ; un tel état de choses, en effet, ne pouvait durer plus longtemps sans que l’autorité s’en émût. On n’y consentit, mais la difficulté était de se rendre maître de ces pauvres folles qui, une fois barricadée chez elle, pouvait y soutenir un siège.
Nous en étions là de notre entretien lorsqu’on vint nous prévenir qu’une femme et son enfant venaient d’être renfermés dans la cuisine, et que l’on craignait un accident. M. X… se rendit sur les lieux, fit tout ce qu’il peut pour les calmer, puis, n’y pouvant parvenir, envoya dire de venir à son être.
Accompagné alors d’un gardien que j’avais avec moi, et de deux ou trois personnes de bonne volonté, je courus à la maison, où, me glissant le long du mur, je pus parvenir jusqu’au perron de la cuisine, sur lequel elles se tenaient avec leur père, qui se trouvait heureusement dans la porte pour les empêcher de rentrer.
À ma vue, elle se récrièrent ; mais avant qu’ils eussent eu le temps de faire un mouvement, j’étais sur le seuil, les prévenants qu’elles ne pourraient entrer qu’après moi. « Je suis, leur dis-je, M. Dagron, je viens pour constater votre état et vous engagez à vous rendre dans une maison de santé. » Madame X…, qui m’avait vu près de son mari, atteint lui-même d’aliénation mentale, me dit que je n’étais pas M. Dagron, et toutes les deux alors se précipitèrent sur moi. Une lutte, dont je ne pouvais prévoir l’issue, car j’apercevais à deux pas un fusil de chasse, s’ensuivit ; les malheureuses me déchirèrent les mains, me mordirent, et l’on a pu s’en rendre maître qu’en les fixant avec la camisole.
Mademoiselle X… Était terrible ; oubliant toute pudeur, elle se roulait à terre comme une furie. Mais bientôt une longueur d’espérance lui venant, elle se releva, et passant dans un petit salon [p. 33] où je la suivis, elle me dit : « que craignez-vous, donnez-moi au moins les mains. » Si je l’eusse fait, j’étais perdu : un large couteau de cuisine était caché sous la housse du canapé sur laquelle elle était assise.
Confiant alors ces dames à la garde des personnes qui m’avaient accompagné, je rejoignis le père dans un appartement voisin, et il fut décidé qu’elles seraient provisoirement déposées à l’asile de X… M. X… fils fut chargé de remplir toutes les obligations de la loi.
On donna l’ordre d’atteler. Le départ fut moins laborieux que je ne le craignais. Le long de la route elles furent assez calme ; Mademoiselle X… se plaignait bien pourtant, à plusieurs reprises, qu’on la violait, il demanda à sa sœur si elle n’en ressentait pas autant. Arrivées à l’asile assez tard dans la soirée, on leur enleva la camisole, elles furent installées pour la nuit.
Mademoiselle X… Fait pendant quelques semaines en proie à une excitation extrême. Les hallucinations sans nombre venaient à chaque instant l’éveiller et, si l’on cherchait à la convaincre de ses erreurs, elle avait aussi tout recours à l’électricité pour tout expliquer.
Que de fois n’a-t-elle pas entendu à travers des murailles des voies ennemies qui conspiraient contre son honneur. Son père, son frère ne lui laissaient pas un instant de repos. M. M… fils, son cousin, rôdait autour des murs pour l’enlever ; je la menaçais en imitant la voix de la b….., etc.
La supérieure de l’établissement faisait partie d’une confrérie qui lui voulait du mal ; elle avait introduit dans la maison un frère de Saint-Laurent qui était venu la violer, elle offrait d’en montrer des traces sur sa chemise. On venait, juste sous ses fenêtres, tiré des coups de fusil. Les murs et le lit sur lequel elle couchait était chargés d’électricité.
Les aliments qu’on lui faisait prendre contenait des substances capables de lui nuire. Tous les soirs, avant de se coucher, [p. 34] elle regardait dans les tiroirs des tables, des commodes, pour s’assurer que quelqu’un n’y était pas caché.
Son désespoir parfois était si grand, qu’elle menaçait de se suicider ; elle aimait mieux, disait-elle, la mort que d’endurer plus longtemps de telles souillures. Elle eût fui au bout du monde pour y échapper ; toujours prête à partir, elle portait sur elle des sommes assez fortes qui ont été trouvées cousues dans des galons attachés autour du corps.
Des pages sans nombre, qui toutes sont sorties d’ici, ont été écrites par elle. Une d’elles contenait un testament pour la fille d’un aliéniste, dont la veuve, quelque temps après, me dénonçait au président du tribunal pour séquestration illégale, en ces termes :
« Monsieur, ces quelques mots dictés par le cœur, par la conscience surtout, ce n’est pas à l’ami que je les adresse, mais à l’éminent magistrat dont l’humanité, l’équité, me sont bien connues, et qui saura faire la lumière.
« Appelées à X…, ma fille et moi, par nos affections et nos intérêts, nous apprenons avec une profonde surprise, une vive douleur, l’incarcération dans l’hôpital des aliénés de X… , de deux sœurs, madame X… et mademoiselle X…
« Quelques épanchements échappés à ces infortunées au milieu des plus grandes souffrances morales laissent bien des doutes ! Une odieuse et cupide haine peut facilement s’exercer contre des femmes privées de tout soutien ? Plus de vingt ans passés en contact avec les aliénés, et leurs familles surtout, nous ont dévoilé bien d’horribles mystères, etc. »
Cet état a duré avec des alternatives de calme et d’agitation, du 20 février au mois de mai. Il serait fastidieux de répéter ici toutes les idées qui ont traversé ce pauvre cerveau.
Des bains prolongés, quelques irrigations, des antispasmodiques, ont triomphé de ces accidents. En mai, en effet, le calme est revenu, et mademoiselle X… , sans renoncer à ses idées erronées, me dit : « Eh bien ! lorsque je sentirai qu’on me [p. 35] viole, je me lèverai si je puis me réveiller à temps, et remuerai temps, que cela ne pourra pas entrer. »
Depuis cette époque l’amélioration a continué, quelques promenades en voiture ont pu être entreprises, la confiance est revenue, et Mademoiselle X… a été mis en liberté le 28 juin 1856.
Je n’en avais plus entendu parler, lorsque le 24 mai 1858, je reçus une lettre d’un avocat, qui, prétendant qu’elle n’avait jamais été folle, et que son père avait abusé de ma confiance, se proposait de diriger des poursuites contre lui.
« Cette malheureuse demoiselle, me disait-il, que j’ai souvent dans mon cabinet, a été examiné par mois, je n’ai jamais reconnu le moindre dérangement dans ses idées ; bien au contraire.
« J’ai voulu étudier s’il y avait quelque monomanie, une idée fixe ; je n’ai rien vu de cela dans son esprit ! J’ai besoin d’être renseigné pour savoir quel est la règle de conduite que j’aurais à adopter dans ce conflit qui existe entre le père et sa fille, etc. Veuillez m’honorer d’une réponse. »
Je crus devoir répondre que Mademoiselle X… avait été sérieusement malade, que son père avait agi sagement en la faisant traiter dans une maison d’aliénés, et que je craignais bien que cette instance en justice ne fut un symptôme de rechute.
En réponse à cette déclaration, je reçus le 13 juillet une assignation pour comparaître en conciliation devant M. Le juge de paix, à l’effet de m’entendre sur une demande de dommages-intérêts de 25 000 francs formulés par Mademoiselle X… contre son père et moi, mais écrit en entier de la main de son conseiller.
Je fis défaut.
Une nouvelle assignation ne fut adressée pour comparaître, cette fois, devant MM. les juges composant le tribunal civil de X… L’affaire fut appelée, mais M. Le procureur impérial demanda, en ce qui me concernait, le rejet de la demande de mademoiselle [p. 36] X… jusqu’à ce qu’elle peut rapporter une autorisation du conseil d’État, les poursuites ne pouvant être dirigées contre un fonctionnaire public sans cette autorisation.
Mademoiselle X…, Abandonnant alors les poursuites contre moi, poursuivit son père seul, qui lui répondit par une demande en nomination d’un conseil judiciaire, comme dissipant sa fortune en procès inutile.
Le tribunal de X… Accueilli cette demande ; un appel de ce jugement a été soutenu à Poitiers par un des avocats les plus distingués de Paris, lancé en ne se commande dans cette affaire, mais la Cour a confirmé la sentence des premiers juges.
Aujourd’hui Mademoiselle X… vit en liberté, privée de l’administration de séduire.
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