P. Corneille. Le rêve. Article paru dans la revue « L’Echo du merveilleux », (Paris), deuxième année, n°24, 1 janvier 1898, pp. 65-68.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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LE RÊVE
Il n’est pas de phénomène qui, plus que celui du rêve, ait divisé les philosophes.
Tous en donnent une explication différente.
Les uns ne veulent y voir qu’une manifestation de l’autornatisme cérébral momentanément soustrait à l’empire de la volonté. [p. 65, colonne 2]
Les autres le considèrent comme une opération de l’âme passagèrement dégagée de ses liens.
D’autres enfin y trouvent les preuves d’une collaboration mystérieuse de la partie spirituelle et de la partie matérielle de l’homme en dehors du régulateur normal: la conscience.
Les anciens, plus encore que les modernes, différaient d’opinion sur les causes des songes.
Les Platoniciens n’y voyaient que les images et les notions concrètes de I’âme; Avicenne, l’influence immédiate de la lune éclairant seule la pensée de l’homme endormi; pour Aristote, ils sont les produits non contrôlés du sens commun; Averroës les considère comme le résultat de la faculté imaginative; Albert comme la preuve des influences supérieures agissant seules.
La plupart des médecins de l’antiquité supposent que les songes sont le résultat des humeurs se dégageant en vapeurs fantomatiques; ils y retrouvent en effet la trace des soucis et des préoccupations de l’homme éveillé.
Les astrologues n’y veulent voir, bien entendu, que l’influence des astres (1).
Les théories modernes du rêve, tout en étant moins nombreuses et peut-être un peu moins fantaisistes, ne concordent pas davantage et il ne peut en être autrement, car les modernes comme les anciens s’obstinent à ranger dans la même catégorie des phénomènes très différents et ne peuvent trouver dans les seules lumières de la philosophie et de la science, l’explication de faits dont quelques-uns ne se peuvent comprendre qu’à la condition d’admettre les théories traditionnelles de l’Occultisme.
Je voudrais, à l’aide d’un exemple qui a fait dernièrement le tour de la presse, essayer d’établir nettement, pour les lecteurs de l’Echo, les deux grandes catégories dans lesquelles il faut ranger, suivant leur nature, tous les phénomènes du rêve et donner une théorie aussi simple que possible de leur production.
Voyons d’abord le fait ou plutôt les faits que j’entends choisir comme exemples.
On lit dans les Mémoires de I. Geron, vol II, page 338 :
« Un ancien magistrat qui est aujourd’hui député, M. Bérard, a raconté, dans je ne sais plus quel journal une fantastique aventure.
« Au moment où il débutait dans la magistrature, il s’en alla faire une longue excursion dans les montagnes des Cévennes et coucha un soir dans une auberge perdue au milieu d’une gorge sauvage.
« La nuit, la fatigue sans doute lui donna un cauchemar affreux. Il voyait l’aubergiste et sa femme [p. 66, colonne 1] s’approcher de son lit sans qu’il eût la force de se relever et de crier.
« L’homme tenait un grand couteau de cuisine à la main et lui coupait la gorge pendant que la femme, cramponnée à ses bras, l’empêchait de se défendre.
« Quand il ne remua plus, les deux assassins le prirent, l’un par les pieds, l’autre par la tête, et le portèrent dans le trou à fumier. Il ne se réveilla que sous l’impression douloureuse du fumier qui pesait sur sa poitrine et l’étouffait.
« Le cauchemar avait été si horrible que le jeune magistrat s’éveilla baigné, de sueur, en proie à un trouble nerveux indicible.
« Il s’habilla à la hâte et partit.
« Mais en quittant l’auberge où il avait passé une si mauvaise nuit, il regarda longuement l’homme et la femme et, sans doute sous l’impression du rêve affreux qui l’avait tourmenté, il lui parut que tous deux avaient des têtes de bandits.
« Un an après, M. Bérard était nommé·substitut, justement au chef-lieu d’arrondissement de ce pays sauvage où il avait si mal dormi.
« En arrivant au parquet, il fut mis au courant d’urne instruction judiciaire qui, depuis l’année précédente, passionnait toute la contrée.
« Un officier ministériel, notaire ou huissier, je ne me souviens plus exactement, avait disparu l’année précédente, un jour qu’il était allé toucher une grosse somme.
« On était certain que le malheureux avait été assassiné et on ne parvenait pas a découvrir les assassins.
« Cependant, au moment où arrive M. Bérard, des dénonciations anonymes avaient prévenu le Parquet que, le soir de sa disparition, l’huissier ou le notaire s’était attardé dans une auberge d’où on ne l’avait pas vu sortir.
« Le juge d’instruction, sur cette simple indication, avait arrêté les aubergistes, l’homme et la femme, et conviait M. Bérard, pour ses débuts, à assister à leur interrogatoire.
« Quel ne fut pas l’étonnernent du substitut en reconnaissant, dans les deux personnes arrêtées, l’hôte et l’hôtesse de l’auberge du « mauvais rêve ! ». Il lui vint aussitôt comme une intuition et il demanda au juge la permission d’interroger à son tour cet homme et cette fennne qui niaient avec la dernière énergie.
« — Vous êtes les coupables, leur dit-il, et je le sais d’autant mieux que je vous ai vus commettre votre crime. C’est vous, l’homme, qui avez coupé la gorge de la victime avec votre grand couteau et tous deux YOUSvous avez porté le cadavre dans le trou à fumier où il doit être encore.
« Les deux aubergistes furent pris d’un tremblement [p. 66, colonne 2] nerveux ; il leur semblait sans doute qu’ils voyaient apparaître devant eux le spectre de l’hornme qu’ils avaient assassiné; ils se jetèrent à genoux, éperdus et avouèrent leur crime. On retrouva le cadavre de l’assassiné dans le trou à fumier.
« Je ne rne charge pas, ajoute M. Goron, d’expliquer le phénomène. »
Il continue par le récit d’une aventure personnelle qu’il croit analogue, mais qui est, en réalité, bien différente.
Je résume de mon mieux la narration longue et détaillée de l’ancien policier :
En janvier 91, M. Goron est appelé à constater un assassinat commis à Vincennes sur la personne d’une vieille femme nommée Bazire. La pauvre dame avait été étranglée à l’aide d’une ficelle, puis on avait jeté sur son cadavre une lourde malle à roulettes, qu’elle possédait, où elle serrait la plupart de ses objets familiers et qu’elle avait l’habitude, désagréable pour ses voisins, de rouler de côté et d’autre, même la nuit, à travers son appartement.
Bien que le vol ne sernblât pas avoir étè le mobile du crime, puisqu’une montre en ,or, le seul objet précieux appartenant à la victime, avait été laissée en place, une lourde pendule, sans valeur du reste, avait disparu.
Mme Bazire avait pour voisine, logeant immédiatement au-dessous d’elle, une certaine Mme X…, personne étrange, un peu détraquée, notoirement mal avec la défunte qui l’importunait par sa manie de fouler incessamment au-dessus de sa tête la malle, que l’on avait retrouvée recouvrant le cadavre.
Cette Mme X…, par la violence de son langage, par une certaine incohérence dans ses manières, attira fortement l’attention du chef de la Sûreté.
Celui-ci l’interrogea longuement et, à plusieurs reprises, sur l’assassinat de Mme Bazire.
Balthus.
Mme X… était prolixe sur le compte de son ancienne voisine sur laquelle elle disait beaucoup de mal, son attitude semblait bien suspecte, mais c’était une personne honorable et qu’il paraissait difficile de soupçonner.
Malgré lui, M. Goron avait contre elle, d’inexplicables préventions.
En dépit des plus actives recherches, on ne découvrait pas l’assassin ; Mme X… donnait des indications que l’on reconnaissait fausses.
Ce crime obsédait M. Goron.
Un soir qu’il y songeait avec plus d’obstination que jamais, il s’endormit, la tête pleine de cette affaire et il vit en réve, Mme X… entrer échevelée chez sa voisine, lui reprocher le bruit importun qu’elle faisait avec sa malle, se précipiter sur elle, l’étrangler [p. 67, colonne 1] à l’aide d’une ficelle et rejeter sur elle, avec colère, le meuble malencontreux.
A son réveil, M. Goron fut persuadé que son rêve lui avait montré la scène telle qu’elle avait dû se passer.
Immédiatement. il fit faire des recherches chez Mme X… Celle-ci, tout à fait inconsciente et folle, fit d’elle-même des aveux complets et montra la pendule de sa voisine qu’elle avait dérobée, sans savoir pourquoi et cachée sous son propre lit.
M. Goron voit entre ce fait et celui raconté par M. Bérard une analogie complète.
Il se trompe.
Ces deux faits peuvent précisément servir de types pour chacune des deux catégories dans lesquelles doivent venir se classer tous les phénomènes du rêve.
Pour mieux dire et pour employer le langage admirablernent clair de Papus, le premier est un songe, le second est un rêve.
Comme le dit en effet lumineusement Papus (2),les rêves doivent être divisés en deux classes :
1° Les songes ou rèves véritablement prophétiques produits lorsque le corps astral entre dans le monde des causes secondes et revient tout chargé d’images ; 2° Les rêves proprement dits, dans lesquels le sang et les principes inférieurs de l’homme entrent seuls en action sur le cerveau,
Il cite, à l’appui de cette thèse, ce texte suggestif de Paracelse :
« Dans le rêve, l’homme vit comme les plantes, seulement de la vie, soit du corps élémentaire, soit du corps sidérique.
« Si le corps sidérique domine, alors insensible à la vie élémentaire qui sommeille, il a commerce avec les étoiles ; dans ce cas, les réves se composent de manifestations venues des astres, remplies de science mystérieuse et d’inspiration.
« Si, au contraire, le corps élémentaire domine, alors le corps sidérique repose et les songes ont lieu selon les convoitises de la chair. »
Les positivistes, cela va sans dire, n’admettent que le rêve.
Pour eux, le songe tel que le définit Papus, n’existe pas. C’est un procédé commode et assez habituel à cette école de supprimer tout ce qui la gêne.
Télépathie, phénomènes médiumniques de toutes sortes, songes prophétiques, visions à distance, tout cela est non avenu pour ces messieurs.
Il est un grand nombre d’esprits que cette façon de procéder ne suffit pas à satisfaire. Et parbleu ! si tous ces faits incommodes n’existaient pas, en effet, Bichat [p. 67, colonne 2] aurait dit le dernier mot sur l’explication physiologique du rêve.
Partant de ce principe, fondement de toute sa doctrine : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, il expose sa théorie du sommeil avec une parfaite netteté.
Les rêves s’expliquent tout naturellement par une intermittence d’action des différents excitants.
« Le sommeil général est l’ensemble des sommeils particuliers, dit excellemment le médecin philosophe. Il dérive de cette loi de la vie animale qui enchaîne constamment dans ses fonctions des temps d’inte .mittence aux périodes d’activité. Le sommeil le plus complet est celui où toute la vie externe, la sensation, la perception, l’imagination, la mémoire, le jugement, la locomotion et la voix sont suspendus.
« Quelques-unes de ces fonctions peuvent être suspendues et d’autres continuer leur action, d’où les rêves avec leurs innombrables variétés. N’envisageons donc point le sommeil comme un état constant et invariable dans ses phénomènes. A peine dormons-nous deux fois de suite de la mêmé manière, une foule de causes le modifient en appliquant à une portion plus ou moins grande de la vie animale, la loi générale de l’intermittence d’action. » Fort bien, mais alors, je serais heureux de savoir à quelle fonction nous empruntons, durant certains sommeils, la notice de l’infini dans l’espace ou dans le temps.
Je demande encore par quel mécanisme mon cerveau endormi me représente les images exactes de choses ou d’êtres situés à distance ou bien encore comment je puis voir des événements du passé ou de l’avenir dont les éléments me sont inconnus…
Bref, ainsi que je l’ai dit, si cette théorie du rêve formulée par Bichat et admise par toute récole positiviste moderne suffit à rendre compte du rêve proprement dit, elle ne me dit rien du songe que je suis forcé d’éliminer, ce à quoi je me refuse.
Il en va tout autrement si j’admets la théorie occultiste du corps astral.
Oh alors ! tout s’explique et la phrase de Paracelse devient claire, tous les phénomènes du songe apparaissent simples, et je distingue nettement ce qui sépare les deux faits que raconte M. Goron et qu’il a confondus.
Dans le premier cas, celui de M. Bérard, un homme est endormi d’un sommeil profond. Les liens qui, durant la veille, unissent le corps fluidique au corps physique, élémentaire, se relâchent, le double peu à peu s’éloigne de son compagnon, lui restant seulement uni par ce lien ténu que la mort seule brise et qui est le cordon ombilical psychique; le double vit, perçoit, voit et entend et, comme il est essentiellement [p. 68, colonne 1] mobile et subtil, il franchit sans efforts tous les obstacles : les murs les plus épais n’existent pas pour lui, les espaces ne sont rien, le temps ne compte plus.
Un événement tragique se passe n’importe où, mais plus particulièrement dans le voisinage du corps matériel endormi, le corps fluidique en est le témoin. Impuissant à intervenir dans le drame, il y assiste toutefois et en conçoit l’horreur et cette impression, par le cordon invisible, par le lien subtil, se transmet au cerveau qui dort mais qui, éveillé, se souviendra.
Dans le second cas au contraire, dans le fait qui est propre à M. Goron, les choses se passent différemment.
Un homme a réfléchi longuement à un certain événement dont il cherche l’explication ; il s’endort en y songeant. Il ne dort pas tout à fait ; il dort de ce sommeil partiel dont parle Bichat, ses sens sont assoupis, son cerveau veille et travaille, mais il le fait automatiquement, sans le contrôle de la conscience et dès lors les idées s’associent librement et fatalement, suivant leurs analogies ; la conscience n’est plus là pour briser l’enchaînement lorsqu’il se fait contrairement à un plan préconçu.
Pour M. Goron éveillé, Mme X… ne peut être soupçonnée ; pour M. Goron, endormi, il n’en va plus de même et la suspicion qui l’obsédait devient toutepuissante parce qu’elle est logique.
La genèse du crime se reconstitue comme le groupement, moléculaire se fait dans une solution saline suivant une géométrie constante en cristaux inévitablement d’une certaine forme dès que le vase qui la contient n’est plus remué. La conscience, c’était un importun remuant le vase et empêchant la pensée de M. Goron de se cristalliser suivant les lois.
J’ai voulu montrer l’application de la théorie du corps astral à ces deux faits parce qu’ils me semblent typiques ; son application, si elle est moins simple et moins facile, est encore plus probante lorsqu’il s’agit de la notion de l‘Infini éprouvée en rêve.
L’homme éveillé, c’est-à-dire fait d’esprit et de matière, ne peut concevoir l’Infini dans le temps ni dans l’espace. Dématérialisé, ou du moins voguant en corps astral dans la lumière, loin d’Hylé, l’Arké, l’intelligence pure de l’esprit voit le temps et l’espace tels qu’ils sont : le produit de la mutation consciente de la matière.
Affranchi de ses entraves matérielles habituelles, l’homme endormi peut flotter dans le lieu où ni le temps ni l’espace n’existèrent, puisque l’un et l’autre sont des relatifs de l’homme — fait chair ; il conçoit alors l’éternité et l’immensité ; mais si, dans cette contemplation de l’infini, au milieu de ce vertige de l’Astral, il est brusquement éveillé par une impression fortuite, celle du contact par exemple, il éprouve cette sensation atroce de chute épouvantable que tout le monde a ressentie, et qui est pour l’individu en un infiniment petit ce que dut être à l’origine du temps la chute primitive et irréparable de l’espèce.
P. CORNEILLE.
NOTES
(1) Aggripa, de Susipmcia.
(2) Les rêves, Tr. méth. de sciences occultes (chez Chamuel).
Franz Marc – Der Traum.
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