Gabriel Dromard et Albès. Essai théorique sur l’illusion dite de « fausse reconnaissance ». Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), deuxième année, 1905, pp. 216-228.
Gabriel-René Dromard (1874-1918). Lauréat de l’Académie de Médecine, Médecin adjoint des asiles publics d’aliénés, membre correspondant de la Société médico-psychologique et de la Société de Médecine légale de France.
Quelques publicatons :
— (avec J. Levassort). Une forme atypique de dépersonnalisation chez une délirante chronique. S. l. n. d., [Paris, 1900]. 1 vol ; in-8°, 10 p. [en ligne sur notre site]
— Les alcoolisés non alcooliques. Etude psycho-physiologique et thérapeutique sur l’intoxication alcoolique latente: alcoolomanie. Thèse de la faculté de médecine de Paris. Paris, G. Steinheil, 1902. 1 vol. in-8°.
— Essai de classification des troubles de la mimique chez les aliénés. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1906, Paris, Félix Alcan, 1906. 1 vol. in-8°.
— Les troubles de la mimique émotive chez les aliénés. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1907. Paris, Félix Alcan, 1907. 1 vol. in-8°.
— Folie du doute et illusion de fausse reconnaissance. Extrait de la Revue de Psychiatrie, 1907. Paris, 1907. 1 vol. in-8°, pp. 12-24. [en ligne sur notre site]
— L’amnésie. au point de vue séméiologique et médico-légal. Paris, Félix Alcan, 1907. 1 vol. in-8°.
— Avec Antheaume André. Poésie et folie. Essai de psychologie et de critique. Paris, Octave Doin 1908.
— La Mimique chez les Aliénés. Paris, Félix Alcan, 1909. 1 vol. in-8°.
— Essai sur la sincérité. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-8°.
— L’interprétation délirante. Essai de psychologie. Extrait du Journal de psychologie normale et pathologique, 191?. Paris, s. d. [191?]. 1 vol. in-8°, pp.332-416.
— Les mensonges de la vie intérieure. Paris, Félix Alcan, 1910. 1 vol. in-8°.
— Le Rêve et l’Action. Quatrième mille. Paris, Ernest Flammarion, 1913. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque de Philosophie scientifique ».
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 216]
ESSAI THÉORIQUE
SUR
L’ILLUSION DITE DE « FAUSSE RECONNAISSANCE »
L’illusion dite de « fausse reconnaissance » n’a rien de commun avec l’erreur qui consiste à recouvrir d’une identité non justifiée tel individu ou tel objet qu’on voit pour la première fois. Il ne s’agit pas ici d’un trouble de la perception ou d’une faute d’association mnémonique appliquée à une unité, mais bien d’une aberration totale en vertu de laquelle nous avons, pendant un temps très court il est vrai, l’impression parfaitement nette de revivre une tranche de vie déjà écoulée ; si bien que ce n’est pas un simple complexus de perceptions définies que nous croyons reconnaître : c’est tout un état d’âme du passé que nous retrouvons dans le présent.
Pour échapper à confusion certains auteurs, abandonnant l’expression de fausse reconnaissance, se sont réfugiés dans le terme plus vague de paramnésie : il faut avouer que c’est un peu large. D’autres ont parlé d’une sensation de déjà vu : c’est à coup sûr trop étroit. Illusion du déjà vécu nous plaît davantage.
Quoi qu’il en soit, la multiplicité des appellations laisse à penser que le phénomène qui nous intéresse est mal connu dans sa substance même ; il l’est plus mal encore dans son mécanisme. Non point qu’il ait manqué de théories, bien au contraire. Toute chose qui frise l’invraisemblance a le privilège naturel d’exciter la curiosité et d’appeler du même coup un vaste concours d’interprétations. Mais, au cas particulier, les explications proposées ne sont pas exemptes de critique, et quelques-unes mêmes semblent nées d’un malentendu. La raison en est que la plupart de ceux qui ont éprouvé l’illusion du déjà vécu l’ont décrite en simples littérateurs, alors qu’inversement les hommes de science qualifiés pour une recherche [p. 217] interprétative, n’ont souvent qu’une connaissance imparfaite d’un phénomène qu’ils n’ont jamais éprouvé pour leur propre compte.
Nous sommes heureux de pouvoir grossir cette question aussi intéressante que délicate d’une contribution basée sur l’autoanalyse.
I
L’un de nous a pu étudier sur lui-même l’illusion du déjà vécu. Voici, d’une façon résumée, le rapport de ses impressions :
« Le plus souvent c’est au milieu d’occupations banales et sans aucune cause apparente que survient cette aberration.
« Ses conditions lointaines m’ont toujours échappé, et, bien que le phénomène me soit familier, je n’ai jamais observé que sa venue fût en coïncidence constante avec tel ou tel épisode, avec une période de surmenage par exemple, avec une veille prolongée ou un état quelconque de fatigue.
« Par contre, ses conditions immédiates m’ont souvent frappé. Je deviens plus volontiers le jouet de cette illusion, quand d’une façon toute fortuite d’ailleurs et sans y prendre garde il m’arrive d’appliquer simultanément mon attention sur un objet extérieur et sur une pensée intérieure qui ne s’y rapporte pas, quand par exemple j’entends une conversation tout en suivant le cours de mes idées personnelles, quand je regarde par la fenêtre en réfléchissant à la solution d’un problème quelconque, etc…
« Ce morcellement de l’attention se produit assez fréquemment chez moi, alors même que je ne le recherche pas et il me permet assez souvent de « penser double » si je puis ainsi m’exprimer, c’est-à-dire de penser deux choses à la fois. Mais il peut arriver que le résultat soit inverse et j’éprouve alors le sentiment que mon attention se dérobe, ou plutôt qu’elle s’effrite en un nombre incalculable de fragments.
« Presque toujours ce phénomène d’épuisement s’établit d’une manière rapide. En quelques secondes, il atteint à son apogée, et il me donne l’impression d’un arrêt complet de mon activité, en même temps qu’il me fait perdre pour un instant la notion du monde extérieur. C’est comme une pose de la vie mentale, c’est une éclipse totale de tout travail psychique en vue du réel. J’ai le regard immobile et l’on pourrait me croire plongé dans une réflexion profonde ou une observation minutieuse. Si l’on m’éveille pourtant de cet état en me demandant brusquement ; « A quoi pensez-vous ? » je réponds invariablement : « Je ne pense à rien »… ce qui est exact.
« Beaucoup plus rarement, le phénomène d’épuisement s’établit par degrés, d’une façon progressive; et c’est alors qu’au lieu de me procurer le sentiment de la « non vie » il me procure le sentiment du « déjà vécu ».
« Au début, ma personnalité semble s’isoler du monde extérieur, et comme se détacher de l’ambiance. Tout ce qui m’entoure me parait de plus en plus lointain et comme suspendu dans le vide. La vie flotte en dehors de moi, et toutes les sensations qu’elle m’apporte défilent indifférentes et sur un même plan, comme des ombres chinoises qu’un impalpable rideau séparerait de mon contact. Ces sensations d’ailleurs, il me semble qu’elles [p. 218] viennent à moi plus que je ne vais à elle, je les subis plutôt que je ne les prends et je n’ai en aucune façon le sentiment d’un travail actif en vue de les faire miennes.
« Puis, petit à petit, je rentre en moi-même : je me regarde voir, je m’écoute entendre. Il me semble alors que je suis à la fois deux hommes dont l’un fonctionne en automate et dont l’autre regarde fonctionner le précédent, celui-ci assistant à tout ce qu’éprouve celui-là, comme un spectateur désintéressé. A ce moment même il se produit une sorte de déclic. Il me semble qu’un voile se crève. Je suis au sortir d’un rêve, ou, plus exactement, quelque chose que je ne puis définir me dit que mon rêve est bien une réalité. Seulement cette réalité n’a rien de ce qui caractérise la nouveauté : c’est une réalité familière, une réalité connue, dont la représentation me semble préformée, dont l’empreinte me semble exister en moi comme l’empreinte d’une acquisition passée. Ma situation présente me paraît être la répétition d’une situation antérieure. Je crois revivre positivement une tranche de ma vie.
« L’illusion est intégrale : je veux dire que le sentiment que j’éprouve ne répond pas à une simple analogie mais à une identité parfaite. Je ne reconnais pas simplement les choses ; je me retrouve moi-même avec les mêmes dispositions d’esprit, avec le même état d’âme que dans ce passé imaginaire auquel j’adapte le présent.
« Je lis dans ma chambre, la fenêtre ouverte, et j’ai sous les yeux le roman de Quo vadis. Au cours de ma lecture, je pense à Pétrone et l’analyse de son caractère me préoccupe. J’y songe tout en continuant à lire, et les scènes du livre défilent devant moi, cependant que ma pensée tout entière se donne à l’arbitre de l’antiquité. Sur ces entrefaites, mon voisin, parcourant le journal, dit à haute voix : « Tiens ! Barnum à Paris ». A cet instant même, j’ai le sentiment très net d’avoir éprouvé déjà et d’une manière absolument identique le même complexus d’impressions. Dans un passé que je ne puis préciser, il me semble que j’étais déjà là, dans cette même chambre, avec la fenêtre ouverte, ayant les mêmes vêtements, lisant le même livre qui me suggérait les mêmes réflexions. Le même ami, assis sur la même chaise, parcourant le même journal, faisait la même remarque avec la même voix.
« En vérité, je reconnais ; mais mon jugement de reconnaissance a quelque chose de très particulier que je crois pouvoir définir de la façon suivante. Quand je fais une reconnaissance légitime, j’ai l’impression que la réalité présente à son double et je place ce double sans hésitation dans le passé. Ici au contraire, j’ai l’impression que la réalité présente à son double, mais ce double, je n’ai pas plus de raison de le placer dans le passé que dans l’avenir. Il me semble que j’ai déjà vu et entendu toutes les choses que je vois et que j’entends, mais ce sentiment me vient pour ainsi dire avant même que de les voir et que de les entendre. La vérité est, qu’au moment où les phénomènes réels effleurent ma conscience, ces phénomènes me paraissent surgir en même temps des profondeurs ignorées de mon esprit. Un double virtuel semble accompagner leur réalité, mais ce double virtuel je ne saurais dire exactement si je dois l’appeler un souvenir et non pas aussi bien une prévision. [p. 219]
« De l’incertitude dans laquelle je me trouve en m’éveillant de cet état passager, de l’incapacité dans laquelle je suis de m’expliquer à moi-même ce paradoxe psychologique, il résulte pour moi une sorte d’hésitation comme on en éprouve toutes les fois qu’on est en présence d’un phénomène bizarre ou invraisemblable. J’ai comme un instant de surprise, je reste interdit quelques secondes, mais je ne ressens en aucune façon l’angoisse dont parlent quelques auteurs. Cette angoisse peut exister chez d’autres plus impressionnables sans doute, mais elle me paraît un phénomène secondaire et surajouté : elle n’est autre chose qu’une exagération de l’étonnement normal, et, loin de faire partie intrinsèque et obligatoire du phénomène, ainsi qu’on l’a dit, j’estime qu’elle est purement et simplement la signature du terrain. »
II
Parmi les théories proposées pour expliquer l’aberration singulière que nous venons de décrire, les unes se fondent sur des hypothèses gratuites, les autres ont le mérite de chercher un appui solide dans les principes fondamentaux de la psychologie. Quoi qu’il en soit la plupart sont passibles d’un même reproche ; elles expliquent certaines choses, mais il est de toute évidence qu’elles ne les expliquent pas toutes. Le sentiment initial de dépersonnalisation et le caractère même de la prétendue reconnaissance qui participe à la fois du souvenir et de la prévision ; voilà deux traits qu’on trouve généralement esquivés, et qui, à notre avis, ne sont, au contraire, rien moins qu’une clé de voûte pour l’édification théorique du sujet.
Nous laisserons de côté toute énumération encyclopédique ; il est d’ailleurs facile de grouper la critique sous forme de synthèse.
En passant sous silence la série des conceptions fantaisistes qui vont chercher asile dans la métempsychose ou la télépathie, on peut ranger toutes les autres sous deux rubriques suivant qu’elles font de la reconnaissance normale une opération intellectuelle ou un sentiment. Les premières se préoccuperont de découvrir une confrontation d’images ; les secondes ne chercheront pas autre chose qu’une impression générale, nous dirions volontiers une saveur affective (relish des Anglais).
1° THÉORIES INTELLECTUALISTES. — Les vieux psychologues nous ont appris que la reconnaissance normale se ramenait à la superposition ou à l’emboîtement parfait de deux représentations, émanant, l’une de la perception, l’autre du souvenir. Une représentation réelle rencontre une représentation virtuelle absolument identique, déjà [p. 220] emmagasinée par la mémoire et fixée dans la masse de nos acquisitions antérieures : de leur confrontation naît la reconnaissance.
Si l’on admet ces données, il est de toute nécessité de faire intervenir dans l’explication du phénomène qui nous intéresse la mise en présence de deux images superposables, et ce jeu de deux images nous allons le retrouver dans toute une série de théories, avec des modalités sans nombre.
a) Certains auteurs (Bourdon, Sander, etc.) ont conclu à une simple parentée de ressemblance ou d’analogie entre une situation présente et une situation antérieure réellement vécue. L’erreur consisterait à faire de cette analogie une identité.
C’est là une explication facile, mais qu’on ne peut véritablement pas agréer. Il faut bien savoir que la reconnaissance n’a pas ici le caractère incomplet et dubitatif qu’implique la ressemblance partielle : cette reconnaissance s’affirme dans tous ses détails, au point que l’état de conscience du présent et l’état de conscience présumé qu’on localise dans le passé, sont superposables d’emblée et intégralement.
Au reste, si l’on admet l’existence d’une situation antérieure réellement vécue, on ne voit pas en vertu de quel motif le sujet toujours incapable de se repérer ne peut localiser cette situation antérieure, ni dans le temps, ni dans l’espace.
b) Cette dernière objection n’a plus sa raison d’être il est vrai, si l’on suppose une situation prime recueillie par le subconscient et à l’insu de la personnalité, soit dans un état de rêve (Méré), soit dans un état de distraction (Thibault), et d’une façon générale dans tout état de désagrégation sus-polygonale (Grasset).
Les centres psychiques, nous dit-on, peuvent recueillir des impressions sans état de conscience, et il arrive ainsi que nous découvrons en nous-mêmes des images sans pouvoir saisir le moment ni le mode d’acquisition de ces dernières. Une représentation ayant été emmagasinée dans la mémoire des centres polygonaux sans intervention du centre 0, on peut voir cette représentation surgir un beau jour de leurs profondeurs, par un phénomène de recollection, et sous l’influence d’une réalité. Alors le sujet reconnaît comme déjà existante en lui une représentation qu’il ne se rappelle pas avoir acquise : son centre 0 découvre la trace déjà marquée de cette représentation sans en découvrir l’origine.
Assurément nous admettons fort bien qu’une représentation antérieure ait pu faire sur le sujet une empreinte latente ; nous admettons [p. 21] d’autre part que la représentation qui s’est emmagasinée dans l’obscurité du subconscient, puisse s’éveiller à un moment donné par recollection et naître à la vie de la conscience. Mais pourquoi cette représentation emmagasinée dans le passé se trouve-t-elle justement d’accord avec la réalité présente ? A moins d’admettre que le sujet ait réellement vécu dans son passé subconscient une situation absolument adéquate à la situation présente, ce qui serait une coïncidence bizarre, force est bien de faire intervenir non l’identité mais l’analogie.
L’explication basée sur un emmagasinement inconscient de l’image prime ne saurait donc échapper à la première de nos objections. Nous répétons que toutes les théories fondées sur l’analogie, demeurent insoutenables, pour quiconque a éprouvé l’illusion de fausse reconnaissance. Ce n’est pas d’une analogie dont il s’agit, c’est bien d’une identité, et cette identité s’impose avec une telle rigueur qu’elle ne laisse aucun doute dans l’esprit.
c) En raison même de cette identité absolue entre la représentation actuelle et la représentation antérieure présumée, la plupart des psychologues ont abandonné l’idée de deux situations superposables dont l’une appartiendrait au présent et l’autre à un passé conscient ou subconscient : dès lors on s’est efforcé d’expliquer le phénomène qui nous intéresse par le concours de deux représentations correspondant à un même objet.
Toutes les théories suivantes gravitent autour de cette hypothèse. Wigan (1847) se fonde sur l’indépendance des deux hémisphères. Normalement les deux hémisphères agissent avec synergie. Mais il pourrait arriver que l’un d’eux entrant seul en activité fournisse une perception faible ; puis l’autre s’éveillerait à son tour, et de leur action combinée résulterait une perception forte. Cette dernière serait considérée comme perception vraie, tandis que la précédente, en raison même de sa faiblesse, se trouverait rejetée dans le passé à la façon d’un souvenir.
Anjel (1878) s’appuie sur une dissociation entre la perception définitive et la sensation brute qui lui correspond. En temps ordinaire, la sensation et la perception se suivent d’une façon tellement immédiate qu’elles sont inséparables dans la pratique. Mais il pourrait arriver qu’un laps de temps plus ou moins considérable vienne s’interposer entre les deux étapes de la connaissance. Alors la perception se trouvant en retard sur la sensation, il en résulte qu’au moment où la représentation est annexée à la personnalité [p. 222] consciente, l’esprit a le sentiment que le contenu de cette représentation est d’acquisition plus ou moins ancienne.
La reconnaissance d’Ulysse et de Télémaque. Tableau d’Henri-Lucien Doucet (1880).
Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts.
Ribot (1881) pense que, dans certaines conditions, il pourrait se produire deux représentations successives d’un même objet, dont la première serait réelle et la deuxième hallucinatoire. Cette dernière s’imposerait comme une réalité par sa force, tandis que la précédente se trouverait reléguée au second plan avec le caractère effacé du souvenir.
Fouillée (1885) admet que toute sensation nouvelle s’accompagne d’un retentissement, d’une sorte d’écho, qui la répète en la fixant dans la masse de nos connaissances. Il y a comme une image affaiblie qui double l’image vivante du réel. Or, par suite d’un défaut de synergie dans les centres, il pourrait arriver que le « stéréoscope intérieur » étant en défaut, les deux images ne se confondent plus de manière à ne se représenter qu’un objet : par une sorte de « mirage » la plus faible serait projetée dans le passé.
Dugas (1894) fait observer qu’un état de perception distraite et un état de perception attentive peuvent se faire suite, par rapport à un même objet. Tout d’abord nous regardons sans voir, et l’image de l’objet nous traverse l’esprit sans évoquer aucune opération intellectuelle, mais en laissant son empreinte. Puis, cette torpeur prenant fin, nous apercevons désormais l’objet que nous percevions sans l’apercevoir. Alors, la perception joue le rôle d’un souvenir par rapport à l’aperception, et nous éprouvons la sensation étrange d’une reconnaissance.
Pierron (1902) estime que dans les états de relâchement, la perception d’un objet traverse lentement le subconscient pour arriver à la conscience avec un caractère plus ou moins effacé. Qu’il se produise alors un brusque relèvement du tonus attentionnel, et à ce moment la perception du même objet va rejoindre immédiatement et sans obstacle la perception précédente.
« Une image en retard se rencontrant à la surface de la conscience avec une image postérieure mais plus hâtive qui la rattrape ou la dépasse », telle serait la source du phénomène.
Toutes ces théories ne sont que des variations imagées sur un même thème, et toutes répondent à un même principe. Elles sont d’ailleurs passibles des mêmes objections. La plupart d’entre elles reposent sur une combinaison de métaphores ou sur de simples vues de l’esprit. Des hémisphères qui ne travaillent plus ensemble (Wigan), des perceptions qui restent en retard sur des sensations (Angel), des [p. 223] images hallucinatoires qui refoulent des images réelles dans le passé (Ribot), des modifications du « stéréoscope intérieur » produisant des phénomènes de « mirage » (Fouillée), des perceptions qui se rattrapent à la course (Pierron), tout cela est très ingénieux mais ne laisse en aucune manière la satisfaction d’une vérité qui s’impose. On admettrait plus facilement l’hypothèse de l’aperception attentive succédant à la perception distraite (Dugas), parce qu’elle n’invoque aucun élément que nous ne puissions vérifier, et ne laisse par suite aucune part à la fantaisie. Mais nous adresserons à cette hypothèse un reproche justement inverse, en faisant observer que les circonstances dont elle se réclame sont d’observation courante. Avoir une perception suivie d’une aperception, voir à un moment donné ce qu’on « regardait sans voir » depuis un instant, c’est un fait banal qui se produit à chaque instant de la durée sans que nous soyons pour tout cela le jouet d’une illusion.
2° THÉORIES IMPRESSIONNISTES. — Les psychologues ont une tendance de plus en plus marquée à ne voir dans la reconnaissance normale qu’une impression générale, plutôt que d’y faire intervenir une opération intellectuelle comportant l’analyse consciente de deux images identiques.
L’identification secondaire impliquerait seule un jugement ; quant à l’identification primaire elle ne serait rien autre chose qu’un sentiment : sentiment de moindre difficulté dans l’opération d’assimilation, sentiment d’aisance toute particulière dans la prise de possession de la réalité.
S’il est vrai que l’identification primaire n’est pas autre chose qu’un quid proprium s’attachant aux états de conscience, il n’est plus nécessaire de faire intervenir dans l’explication du phénomène que nous étudions, la mise en présence de deux images superposables ; il suffit de montrer comment ce quid proprium peut apparaître dans des circonstances où il n’a que faire logiquement.
En d’autres termes, il suffit d’expliquer l’intervention dans la vie mentale d’une sorte de saveur affective capable de nous donner l’illusion de ce sentiment de facilité, de non-obstacle, de non-effort, qui caractérise l’identification primaire dans le phénomène normal de la reconnaissance.
Kindberg défend avec habileté cette nouvelle conception à laquelle Bernard Leroy et Mlle Tobolowska paraissent se rallier, d’autre part, sans chercher à l’analyser. Après avoir étudié le sentiment du déjà [p. 224] vu dans ses conditions normales de production et d’apparition, il étudie la production et l’apparition arbitraire de ce même sentiment dans l’illusion dite de fausse reconnaissance, et il aboutit à cette conclusion que ce sentiment survient naturellement dans les états d’inattention ou de relâchement de la synthèse mentale, toutes les fois que nous avons conscience de cette inattention ou de ce relâchement. Dans ces états, il y a comme une insensibilité des processus mentaux ; le sentiment normal de l’effort qui nous vient de l’adaptation continue s’affaiblit, et nous ne sentons plus ce travail psychologique qui consiste dans la prise de possession de la réalité. L’acquisition de nos représentations nous semble se faire automatiquement, et en dehors de tout obstacle. C’est ce sentiment de non-obstacle qui nous fournit l’illusion dont nous sommes le jouet, car notre état d’âme devient alors, à peu de chose près, l’équivalent de ce qu’il est dans la reconnaissance.
Cette théorie contient de nombreuses vérités. Il nous semble pourtant qu’elle ne les renferme pas toutes et qu’elle gagnerait à un complément.
Lorsqu’on dit que l’identification primaire est un sentiment, il faudrait s’entendre. Sentiment ? Soit, bien que ce mot à double sens ne soit pas heureux. Mais, à moins de considérer comme étant le phénomène fondamental de l’identification ce qui n’en est en réalité que le concomitant, force est bien de ne pas abandonner complètement la mise en présence de deux images. Sans doute, ce qui accompagne l’identification primaire, c’est une impression de facilité, d’acquisition sans travail ; ce qui accompagne l’identification secondaire quand elle a lieu, c’est une impression de difficulté, d’acquisition par un travail attentif. Mais fondamentalement y a-t-il entre l’identification primaire et l’identification secondaire autre chose qu’une différence de degré? Nous ne le croyons pas. En réalité, il n’y a pas dans la reconnaissance normale, un sentiment d’abord, puis une opération intellectuelle ensuite. La reconnaissance reste, d’un bout à l’autre et quelque soit son degré, une opération intellectuelle qui consiste fondamentalement dans le rapprochement de deux images. Seulement, cette opération de rapprochement porte pendant le temps d’identification primaire sur les qualités essentielles et grossières de l’objet, sur celles qui sont fixées avec le plus d’intensité dans la masse de nos connaissances : ce travail s’opère sans hésitation, sans obstacle, sans effort, si bien qu’en raison de son infaillibilité immédiate et de sa facilité de réalisation, il a la saveur de l’automatisme. [p. 225]
Mais le sentiment qui accompagne les états conscients de relâchement est-il comparable à cette saveur d’automatisme qui est le quid proprium de la reconnaissance ?
Le sentiment d’automatisme qui préside à la reconnaissance normale se fonde non point sur un défaut d’adaptation mais sur une adaptation facilitée au maximum par une succession d’adaptations antérieures : c’est, si l’on veut, de la quintescence d’adaptation. Au contraire, dans les états de distraction, le sentiment d’automatisme est un sentiment d’incomplétude et d’insuffisance fonctionnelle dans la prise de possession de la réalité. Dans les deux cas, il est vrai, le sentiment de non-effort est le phénomène dominant ; mais dans le premier cas l’effort disparaît parce que la puissance augmente, au lieu que dans le second l’ effort disparaît parce que le travail diminue. Une comparaison concrète n’est pas inutile. Voici deux hommes devant un fardeau. Le premier fait le simulacre de soulever le fardeau; le deuxième le soulève réellement, mais ses muscles sont si bien aguerris, qu’il effectue son travail — comme l’on dit — le sourire sur les lèvres. Ces deux hommes ont éprouvé l’un et l’autre le sentiment du non-effort, mais ils l’ont éprouvé de façons différentes. Eh bien ! l’automate de Kindberg qui est automate parce que relâché et inattentif, a le sentiment du non-effort, il est vrai, mais du noneffort par indifférence : il a l’automatisme de la non-adaptation parce qu’il laisse flotter ses sensations au hasard. Il éprouvera une saveur de rêve, un sentiment irrréalité, mais il faut autre chose pour que ce sentiment d’irréalité se transforme en une illusion de reconnaissance. Dans la saveur automatique de la reconnaissance, en effet, se trouve implicitement compris ce qui est justement le contraire de tout ce qui précède, à savoir le sentiment d’une adaptation réussie au maximum et d’un contact aussi infaillible qu’immédiat avec la réalité.
En résumé, la théorie de Kindberg tient parfaitement compte de l’impression de facilité, d’aisance, de non-effort, de non-obstacle, qui est le propre de la reconnaissance normale, mais elle néglige ce qu’on pourrait appeler les qualités constitutionnelles de cette impression. Pour combler cette lacune, nous croyons nécessaire de ne pas abandonner complètement le principe des théories intellectualistes, tout en empruntant à la théorie précédente d’assez gros appoints. [p. 226]
III
L’attention (1) tient en son pouvoir l’opération de mise au point en vertu de laquelle un certain nombre d’images vivent pour un instant dans le champ de la conscience, pendant que d’autres, à peine esquissées demeurent subconscientes. C’est elle qui nous donne l’impression constante d’une activité appliquée, et par cela même l’impression de la réalité.
Quand l’attention vient à défaillir, cette impression de la réalité tend à disparaître ; les processus mentaux flottent au gré du hasard, avec ce caractère d’indépendance et d’indifférence qu’ils ont dans la rêvasserie. Nos représentations ne sont plus élaborées en vue d’une synthèse, mais simplement fixées en tant que sensations, nos jugements ne vivent plus que d’associations automatiques préformées, et le sentiment qui se dégage d’un pareil état est un sentiment de non-effort pour la prise de possession du non-moi.
Généralement les choses ne vont pas plus loin. Après une courte phase d’épuisement, le tonus attentionné se relève et la vie mentale reprend son cours habituel. A ce moment même, nous avons l’impression— suivant l’expression courante — de « sortir des nues ». Nous avons conscience que, pendant celte éclipse de l’attention, nos représentations, d’ailleurs acquises sans effort et comme malgré nous, sont restées plus vagues et plus estompées; mais nous n’éprouvons en rien le sentiment d’une reconnaissance.
Il faut donc, pour créer ce sentiment, un concours de circonstances moins banal, que Kindberg a bien entrevu, mais dont il n’explique pas, à notre avis, toute la portée.
Dans certains cas, et chez cei tains sujets en particulier, il arrive que l’esprit ne subit pas d’une manière passive et indifférente le sentiment passager de non-adaptation et d’irréalité qui tend à l’envahir à mesure que l’attention défaille davantage. Instinctivement et en quelque sorte à son insu, il est porté à se regarder vivre, en assistant aux modifications temporaires dont il est l’objet ; il suit les progrès de son automatisme par une sorte d’introspection. Alors un cercle vicieux s’installe. En devenant spectateur de lui-même, le sujet de vie fortement une nouvelle quantité d’attention au profil de cette introspection et au détriment de l’objet réel auquel cette [p. 227] attention se trouvait primitivement appliquée ; il se distrait davantage à la contemplation de sa propre distraction, et il perd de plus en plus le contact de la réalité. Mais, à ce moment, il convient de remarquer que, tout en se détachant du réel, l’esprit n’est plus inactif : son état ne correspond plus à un relâchement mais à ce que l’on pourrait appeler une « invagination » de l’attention.
Dans cet état d’« invagination » de l’attention, que va-t-il se passer en présence d’une situation M ?
En temps ordinaire, le psychisme inférieur (centres polygonaux) recueillerait une série de sensations fournies par M, et le psychisme supérieur (centre o) transformerait au fur et à mesure ces sensations en perceptions, d’où il résulterait une représentation consciente de M. avec sentiment d’adaptation ou d’effort pour la prise de possession de la réalité.
Au contraire, le cas échéant, il n’y a plus coopération des deux psychismes (centre o et centres polygonaux) pour la prise de possession de M. Le psychisme inférieur (centres polygonaux) emmagasine la représentation de M. sans le concours et à l’insu du psychisme supérieur (centre o) qui est occupé, comme nous le savons, à l’introspection et détaché de la réalité. La représentation emmagasinée de la sorte aura donc pour caractère d’être automatique, c’est-à-dire de ne s’accompagner d’aucun sentiment d’effort en vue d’une adaptation du moi au non-moi. Pendant ce temps, le psychisme supérieur (centre o) utilise son activité, contrairement à ce que l’on peut observer chez le rêveur ; seulement, au lieu d’appliquer cette activité sur M. il l’applique sur l’image de M. recueillie par le psychisme inférieur (centres polygonaux) dans les conditions que nous venons de dire et avec les attributs que nous venons d’indiquer.
Au total, l’opération envisagée dans son ensemble comporte deux éléments : a) Présence dans le subconscient d’une représentation de M emmagasinée en dehors de tout effort d’adaptation b) Application de l’activité consciente à cette représentation de M.
Or, on peut observer que l’opération d’une reconnaissance légitime portant sur la situation M, comporterait précisément les mêmes éléments, avec cette différence a) que la représentation de M emmagasinée en dehors de tout effort d’adaptation, viendrait du dedans (évocation mnémonique) au lieu de venir du dehors (acquisition automatique) — b) que l’activité consciente appliquée à cette représentation de M. se dépenserait en extrospection au lieu de se traduire en introspection. [p. 228]
La différence n’est d’ailleurs pas dénuée d’intérêt, car elle nous explique, dans l’illusion du déjà vécu, ce caractère singulier d’une prétendue reconnaissance qui tient à la fois du souvenir et de la prévision.
Tout souvenir, toute prévision, doit impliquer légitimement deux représentations d’un objet, l’une réelle et l’autre virtuelle, séparées dans le temps. Ce qui caractérise le souvenir, ce qui caractérise la prévision, c’est la localisation chronologique de l’une de ces représentations par rapport à l’autre, localisation qui ne peut s’effectuer qu’à la faveur de points de repère basés sur l’existence de toute une phénoménologie intermédiaire entre le moment de la représentation virtuelle et celui de la représentation réelle.
Or, cette localisation est impossible, dans le phénomène qui nous intéresse, parce que l’acquisition automatique qui tient lieu ici de représentation virtuelle se confond dans le temps avec la perception introspective qui tient lieu de représentation réelle. Aussi l’impression qui en résulte participe-t-elle à la fois du souvenir et de la prévision, sans impliquer positivement ni une prévision ni un souvenir.
En résumé, fixation automatique des représentations d’une part et application d’une activité consciente à ces représentations d’autre part, telles sont les conditions dont doit dépendre, selon nous, l’illusion du « déjà vécu ». Ces conditions se trouvent réalisées dans certains états de distraction, quand ces états conduisent d’une manière inconsciente à une sorte d’ « invagination de l’attention », au lieu de se terminer purement et simplement par un retour à l’activité normale de l’esprit.
Drs DROMARD et ALBÈS.
NOTES
(1) Nous parlons ici de l’attention spontanée dont l’attention volontaire n’est qu’un dérivé.
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