Yves Delage. Psychologie du rêveur. Article paru dans le “Bulletin de l’Institut Général Psychologique”, (Pais), 13e année, n°4, juillet-octobre 1913, pp. 195-206.
Yves Delage (1854-1920). Zoologiste reconnu, polémiste, créateur de la revue « L’Année biologique » en 1895, il est nommé membre de l’Académie des sciences en 1901. Il s’intéresse de très près à la psychanalyse et surtout au rêve sur lequel il publie de nombreux articles, dont celui que nous mettons ici en ligne, qui sea repris dans son l’ouvrage parut l’année de sa disparition : Le rêve. Etude psychologique, philosophique et littéraire. Paris, Presses Universitaires de France, s. d. [1919]. 1 vol. in-8°, XV + 696 p. En outre il publia cette critique de la psychanalyse ainsi que plusieurs autres articles sur le rêve :
— Sur les images hypnagogiques et les rêves. « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, janvier-mars 1905, pp. 235-257. [en ligne sur notre site]
— Sur les images hypnagogiques et les rêves. « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, janvier-mars 1905, pp. 114-122. [en ligne sur notre site]
— Portée philosophique et valeur utilitaire du rêve Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, (Paris), 1916.
— Le rêve dans la littérature moderne. evue Philosophique de la France et de l’Etranger, (Paris), 1916.
— Une psychose nouvelle : la psychanalyse. Article parut dans la revue du « Mercure de France », (Paris), vingt-septième année,
n°437 ; tome CXVII, 1er septembre 1916, pp. 27-41. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 195]
Yves Delage. Psychologie du rêveur.
Le rêveur a sa psychologie comme l’homme à l’état de veille ; il n’est pas en situation de faire sur lui-même de la critique introspective, mais il peut, sans le savoir, fournir à cette critique des données intéressantes. C’est ce qui vient de m’arriver à l’occasion d’un rêve que je vais d’abord raconter comme je ferais d’un fait objectif, pour passer ensuite à l’examen critique d’où résultera la conclusion.
Bien des choses sont inutiles dans ce rêve dont tout l’intérêt tient dans un de ses épisodes. Mieux vaut cependant, je crois, le décrire intégralement pour établir de façon plus solide et plus précise le caractère particulier de l’épisode intéressant. Je me trouve à Roscoff où je viens de jouer un rôle dans [196] diverses scènes de querelle avec des Bohémiens qu’il est inutile de rapporter.
Brusquement, à la suite d’une lacune comme il en existe dans tous les rêves, je me trouve dans un compartiment de chemin de fer avec ma femme, en route pour Talence, faubourg de Bordeaux, où j ai un ami très cher.
[Je m’interromps ici pour dire que ce n’est là que le retour d’une pensée que j’ai eue souvent à l’état de veille ; en discutant avec mon ami les possibilités d’un tel voyage que nous désirons l’un et l’autre.]
Sur les banquettes sont dispersés nos petits bagages à main. Je me penche fortement à la portière, malgré les objurgations de ma femme, qui trouve celte attitude dangereuse, et je prends plaisir à voir défiler les bords de la voie tout, parsemés de fleurs champêtres. Le train marche à une allure folle ; mais tout à coup sa vitesse se ralentit et des gerbes d’étincelles jaillissent sous le wagon. Je n’en vois pas l’origine, mais je devine que c’est un essieu qui chauffe et prend feu. Heureusement, presque à ce moment le train ralentit et s’arrête à une grande gare. Je n’en sais pas le nom. Peut-être est-ce Bordeaux, mais peu m’importe. Je descends et signale l’incident au chef de gare, qui m’écoute à peine et me répond qu’il n’a pas sous la main un homme sachant dételer des wagons. Je l’abandonne à ses affaires et descends en ville, portant ma part des petits paquets. J’arrive à un hôtel où je les dépose et m’informe de l’heure du repas. « A 7 heures », me répond la maîtresse d’hôtel. — « C’est bon pour ce, soir, dis-je, mais le repas du matin ? » — « Demain, à midi », me répond la femme. Cette réponse me surprend. — « II ne s’agit pas de demain, lui dis-je, mais d’aujourd’hui. A quelle heure le grand déjeuner ? »
Elle parait surprise de ma question et me répond de nonveau : « Ce soir à 7 heures ou demain à midi. » Cette bonne femme est bien bornée, pensai-je. Pourquoi me répond-elle ce soir, ou demain, quand je lui parle de ce matin ? J’ai l’impression qu’il est quelque chose comme 10 heures du matin, et, comme il me reste quelque temps avant l’heure du déjeuner, je pars me promener le long d’un grand fleuve qui n’est séparé de l’entrée de l’hôtel que par la largeur de la route. Mais avant de partir : « Dans quelle ville sommes-nous ? » demandai-je à quelqu’un. [p. 197]
« A Lyon », me répond le personnage. Je le quitte en haussant les épaules, ayant, la conviction formelle qu’il se moque de moi, car ce grand fleuve coule de l’est à l’ouest et non du nord au sud. Ce ne peut être que la Garonne, et je dois être à Bordeaux.
Je pars donc me promener en descendant le cours du fleuve ; puis, au bout d’un temps que j’estime en rêve à une demi-heure environ, me sentant très faim, je regarde l’heure à ma montre ; je constate avec stupéfaction qu’il est 3 heures (3 heures de l’après-midi, puisque nous sommes en plein jour). Je me hâte de faire volte-face pour gagner l’hôtel, me demandant avec inquiétude si, à cette heure tardive, je trouverai encore de quoi manger. Tout en marchant, je fais réflexion que j’ai été bien stupide de croire qu’il pouvait être 10 heures du matin, puisque je savais fort bien que le train n’arrivait à Bordeaux qu’à 1 h. 53 [je sais l’origine dans mon rêve de cette heure si précise ; c’est celle où devait arriver à sa destination, d’ailleurs toute différente, une personne qui, ‘quelques jours avant, avait consulté en ma présence l’indicateur], et je suppute en moi-même : 1h. 53, disons 2 heures avec le petit retard obligatoire, un quart d’heure pour gagner l’hôtel, un quart d’heure pour les pourparlers avec la tenancière et voilà bien une demi-heure que je marche ; cela fait le compte ; il est bien 3 heures.
Tandis que je fais route en sens inverse le long du fleuve, une bande de gamins se met à mes trousses en criant sur l’air de « Conspuez ! » : « Talence sur Manouba. » Je me, demande ce que cela peut signifier ; je n’y comprends rien. Pourquoi ces gamins s’acharnent-ils- après moi, cela ne me cause ni surprise, ni inquiétude ; mais que peut être ce Manouba ?
[Je m’interromps ici encore pour dire que ce nom de Manouba ne m’est’ pas étranger ; c’est le nom du bateau sur lequel Garros est revenu de Tunis à Marseille après sa traversée de la Méditerranée en aéroplane. Je l’ai appris hier, tandis qu’on me lisait l’article du journal où le fait était relaté… Je me rappelle m’être demandé à ce moment ce qu’était ce Manouba qui avait donné son nom au navire, quelque ville d’Orient, sans doute, mais la question est restée pour moi sans réponse.] Je m’imagine dans mon rêve que ce doit être quelque infime affluent de la Garonne passant à Talence et dont je n’ai pas eu jusqu’ici la moindre notion. [p. 198]
[Je m’interromps encore pour ajouter qu’à l’état de veille, je n’ai pas connaissance qu’il y ait aucun cours d’eau à Talence, où je suis allé une fois.]
Continuant d’avancer, je rencontre un ecclésiastique qui me crie à l’unisson avec les gamins : « Talence sur Manouba. » Je l’aurais volontiers interviewé, mais je m’abstiens de le faire, remarquant que le prêtre, au lieu d’accentuer la pénultième syllabe du mot « Manouba » comme les gamins, met l’accent sur la dernière syllabe, d’où je conclus qu’il n’est pas de la région et qu’il ne saurait sans doute pas me renseigner.
Je reprends donc ma route vers l’hôtel ; mais en ce moment
je m’éveille et mon rêve prend fin.
Tel est ce rêve, aussi banal que pas un. Il est bien dans la note habituelle, avec ses lacunes, son décousu, ses rapprochements imprévus et grotesques, son mélange de vague et de précision. Si je l’ai raconté tout entier sans me borner à l’épisode remarquable et sans mettre ce dernier spécialement en relief, c’est pour avoir le malin plaisir de constater, sauf erreur bien improbable, que le lecteur n’aura pas remarqué quelle est la particularité curieuse qu’il présente, car elle se trouve noyée au milieu de détails sans signification.
Parmi les particularités que l’on pourrait soupçonner, se trouve la conviction très forte que la ville où j’ai débarqué ne saurait être Lyon, parce que le fleuve qui l’arrose coule de l’est à l’ouest. La notion de l’orientation des objets qui m’entourent est si solidement établie en moi qu’elle suffit, même en rêve, à déterminer ma conviction en dépit du témoignage de gens en situation d’être bien renseignés. C’est là un trait particulier de mon psychisme, Dans un travail antérieur (Essai sur l’origine des idées. Revue générale des Sciences, 1913), j’ai insisté sur cette particularité.
Mais ce n’est-pas sur elle que je veux ici attirer l’attention. Cette particularité est celle relative à l’heure. En apparence il n’y a rien d’étrange dans tout ce que j’ai rapporté. Au moment où j’arrive à l’hôtel, il doit être environ 2 h. 1/4, mais je l’ai tout à fait oublié et je me crois à 10 heures du matin. La maîtresse d’hôtel, au contraire, le sait fort bien, d’où les coq-à-l’âne de notre conversation, Elle me répond comme une personne qui sait que midi est passé depuis longtemps, et moi je l’interroge comme une personne persuadée [p. 194] que nous sommes encore loin avant midi. — Eh bien, si l’on veut bien y réfléchir, cela est parfaitement inconciliable, pour la bonne raison que la maîtresse d’hôtel et moi nous ne faisons qu’un. Cette brave femme qui, dans la réalité, aurait le droit d’avoir son opinion différente de la mienne n’en a plus le droit dans mon rêve, où elle n’a plus d’existence individuelle et n’est qu’une deuxième effigie de ma propre personne. Ainsi, dans mon rêve, je suis un être en deux personnes : la maîtresse d’hôtel et le voyageur. Rien ne m’empêche de jouer sous ces deux formes deux rôles différents, mais ce qui semble vraiment impossible, c’est que je connais sous l’une de ces deux formes une chose que j’ignore sous l’autre.
Je crois cependant pouvoir expliquer cela en admettant qu’il puisse y avoir pendant le rêve, comme pendant la veille, des états de subconscience susceptibles d’exercer ou non leur influence sur nos actions.
Une critique pénétrante et approfondie est nécessaire pour bien voir le fond des choses. Le rêveur se voit lui-même dans son rêve sous la forme du personnage qu’il est en réalité, et il constitue pour lui un moi parfaitement net et précis. Les objets qu’il voit en rêve, et qui forment le cadre de l’action (maison, rue, place, meubles, plantes et animaux) qui jouent tous dans l’action quelque rôle passif ou actif, sont des émanations de sa pensée, réalisées sous une forme concrète, tangible pour lui, mais ce ne sont pas des extériorisations de sa personne.
Il en est de même des personnages humains autres que lui, tant que ceux-ci se bornent à jouer un rôle muet dans l’action : Le serviteur qui lui ouvre une porte, ou qui lui sert son repas, l’assassin qui le poursuit font partie du cadre, ou si l’on veut, des figurants de l’action ; mais ils ne sont pas lui, ils agissent poussés par des motifs qu’il ignore ou qu’il devine, mais leurs gestes sont aussi indépendants de lui que le mouvement d’un train en marche ou d’un oiseau qui vole. Il en est t’out autrement, quand l’un de ces personnages vient à parler ; c’est-à-dire à exprimer par des paroles une pensée. Cette pensée a son siège apparent dans le cerveau de l’interlocuteur, mais son siège réel dans le cerveau du rêveur lui-même, d’où elle se transporte à son insu dans celui de l’interlocuteur. [p. 200]
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le rêveur ne s’étonne point que son interlocuteur sache des choses qu’il ignore lui-même ; mais le philosophe, qui à l’état de veille scrute ce cas psychologique, a le droit de s’en étonner, et le devoir d’en chercher l’explication.
Cette explication, je le répète, se trouve peut-être dans l’existence, chez le rêveur, d’état de subconscience dont il faut scruter les effets.
Pour cela examinons ce qui se passe à l’état de veille. J’avoue n’avoir pas, pour le moment, de souvenirs précis sur lesquels étayer ce que je vais dire ; aussi dois-je faire quelques réserves sur des explications qui n’auront toute leur force que lorsqu’elles seront fondées sur des’ observations définies, observations que je compte bien faire quand l’occasion s’en présentera, maintenant que mon attention, est éveillée, pour les saisir au vol.
J’estime que tout souvenir absent de la conscience nette, mais qui n’est pas complètement effacé, vu qu’il pourra surgir plus tard sous l’influence de quelque image évocatrice, peut être considéré comme existant dans le domaine du subconscient. Là, son rôle peut être double : il peut être, ou assez éloigné de la conscience nette pour ne pas plus influencer nos actions et nos pensées que s’il était totalement aboli ; ou bien il peut être assez près de nous pour influencer nos actes à notre insu, sans entrer encore cependant dans le domaine de la conscience nette.
Voici un cas imaginaire. J’ai traversé en me promenant un village, sans apporter une attention particulière à ses maisons, à ses rues, à ses carrefours. Plus tard, j’aborde ce même village par quelque autre coté et ayant perdu ma route.je cherche à m’orienter. Ne se peut-il pas qu’en pareille circonstance, tantôt je reste aussi perdu, aussi désorienté que si jamais je n’étais passé par là, tantôt, au contraire, un je ne sais quoi inconscient. ct inexpliqué nous dirige et nous fait retrouver la bonne voie plus aisément que par nos simples procédés habituels d’orientation. Je pense que des cas de ce genre se rencontreraient aisément chez des personnes retournant après de longues années dans des lieux qu’elles ont habités dans leur toute première enfance, à l’âge où l’éclosion de la mémoire définitive est encore à peine ébauchée. [p. 201]
J’estime que le rêveur, dans le cas que je viens de décrire, passe successivement par ces deux états. Dans sa pensée, la notion de l’heure réelle existe à l’état subconscient : et cette subconscience se manifeste dans les actes (ici les paroles), lorsque, dans le dialogue, elle anime les réponses de l’hôtesse, tandis qu’elle reste inactivée lorsqu’elle anime les paroles du voyageur, jusqu’au moment où celui-ci voit cette notion inconsciente repasser en lui à l’état de conscience, sous l’influence d’un incident évocateur. Ici, cet incident est l’acte de regarder l’heure à sa montre. J’arrête ici cette critique à la fois trop longue et trop courte, trop longue parce qu’elle s’applique à un fait bien menu, trop courte parce qu’elle ouvre tout un chapitre de philosophie introspective : l’arrière-fond de la psychologie du rêveur. .
I. — LE MOI ET LE NON-MOI DANS LE RÊVE
La question que nous venons d’examiner est une de celles que pose la psychologie du rêveur, Mais il en est bien d’autres. Nous en examinerons ici une qui présente avec la précédente une connexité assez étroite .
Comme dans le cas précédent, je raconterai d’abord le rêve à l’occasion duquel elle est née. Cette façon concrète de présenter les choses me paraît offrir l’avantage de plus de précision, de plus de clarté, en même temps qu’elle nécessite un moindre effort de compréhension de la part du lecteur.
Voici ce rêve :
Je me trouve à Roscoff au bord de la mer, à quelque distance du laboratoire. Tout à coup, mon attention est attirée par le bruissement bien connu d’un aéroplane en pleine course. Je lève la tête, et j’aperçois assez haut dans l’air un. singulier aéroplane formé d’un simple panier d’osier cubique dans lequel se tient assis mon distingué collègue à la Faculté des sciences, M. K… Point d’ailes ; comme engin propulseur, une hélice qui tourne à l’arrière du panier au bout d’une longue tige, L’appareil s’avance rapidement vers la mer, A ce moment mon attention est détournée par un canot automobile qui accoste au rivage sous mes pieds. Je dirige de nouveau mes yeux vers l’aéroplane, et le retrouve aussitôt, mais il a [p. 202] changé d’aspect. C’est une sorte de long et lourd canot automobile de la forme des voitures de course. Mais ce qui le fait progresser, c’est toujours la même hélice qui, tout à l’heure, actionnait le panier.
Ce singulier aéroplane, que dirige toujours M. K., continuant d’avancer est maintenant au-dessus de la mer.
Tandis que j’examine l’appareil, brusquement celui-ci changeant de marche, pique du nez en bas en chute verticale, mais bientôt se relève et fait une boucle audacieuse. Je reste muet de surprise. L’appareil fait une seconde boucle, puis une troisième, mais à chacune d’elles, il perd un peu de hauteur, et, à la troisième, il fait dans la mer un terrible plongeon, en éclaboussant violemment l’eau autour de lui. Là-dessus je me réveille,
Voilà encore un rêve parfaitement banal, et qui ne semble en rien digne de retenir l’attention,
Cependant, si nous y regardons de près, il y a un fait étrange dont l’explication ne s’aperçoit pas au premier coup d’œil. .
Si nous transportons les faits de ce rêve dans le domaine de la réalité, nous y trouvons des impossibilités physiques évidentes, comme il en existe dans tous les rêves.
Mais au point de vue de la logique psychologique, il n’y a rien dans tout cela que le ton naturel.
Mon collègue M, K. a bien le droit, si cela lui fait plaisir, et puisqu’il est assez habile pour réaliser ce tour de force, de boucler la boucle en plein air avec un canot de course, sans avoir au préalable pris mon avis, se donnant ainsi le plaisir de me causer une légitime surprise.
Mais dans le rêve les choses ne sont pas aussi simples, vu que M. K, n’a plus la possibilité de prendre une décision, sans que j’en sois averti, pour la bonne raison que la pensée de. M. K. n’est autre que la mienne. Je veux bien que M. K. soit différent de moi, puisqu’il est la matérialisation d’une pensée qui ne se reportait pas sur son auteur, mais cela ne lui confère pas la possibilité de penser en dehors de moi.
Je lui ai prêté l’ombre d’un corps, mais je ne lui ai pas prêté même l’ombre d’une âme.
Comment, dès lors, a-t-il pu-prendre cette décision brusque et inattendue pour moi, de changer sa course horizontale [p. 203] en une descente d’acrobate que rien ne me faisait prévoir ?
Si, comme on ne peut se dispenser de l’admettre, c’est ma pensée qui dirige les actes de M. K. comment n’ai-je pas connu l’étrange décision qu’il allait prendre, ne fût-ce qu’un dixième de seconde avant qu’il la prit ?
Le seul moyen, ce me semble, de scruter ce problème est de le rapprocher de quelque problème analogue, se posant à l’état de veille : c’est-à-dire dans une condition où je suis en mesure de faire de l’introspection critique, tandis que cette ressource m’est refusée pendant le sommeil. .
Il est une condition dans l’état de veille qui se rapproche beaucoup de celle du rêve. Cette ressemblance apparaît par le nom même qu’on lui a donné. C’est la rêverie ou encore la rêvasserie.
Figurez-vous que vous êtes dans votre cabinet de travail confortablement, assis dans un vaste fauteuil ; les pouces dans les entournures de votre gilet, la tête renversée en arrière, les yeux clos ou demi-clos dirigés vers le plafond sans voir.
Aucune occupation pressante, aucune préoccupation ne vous obsède, vous n’avez rien à faire qu’à laisser couler le temps.
Votre pensée, d’abord vide, commence bientôt à se mouvoir paresseusement, et si, à ce moment vous faisiez attention au moindre phénomène qui se passe en vous, vous surprendriez peut-être dans votre larynx, dans votre langue et sur vos lèvres d’imperceptibles mouvements correspondant à une ébauche d’énonciation muette des mots qui traduiraient vos pensées ; votre cerveau se meuble d’images mentales qui sont la représentation de ces dernières ; ces images, d’ailleurs, en évoquent d’autres qui prennent leur place, suscitées souvent par des analogues, parfois très détournées. Et ainsi la pensée erre d’un sujet à l’autre, en quelque sorte en nous, sans que ce soit par nous, sans que nous faisions le moindre effort pour la diriger.
Les pensées dans la, rêverie ont tous les caractères d’indépendance, de décousu, d’illogisme dans leur succession, qui se rencontrent dans les rêves, et à un non moindre degré.
Mais elles gardent cependant une certaine conformité avec les exigences physiques et avec les réalités de la vie. Rien n’empêche que dans ma rêverie je voie mon collègue M. K. en aéroplane, mais si quelque bizarre association d’idées me [p. 204] fait penser à ce moment à un panier ou à un canot automobile, je n’irai pas substituer ceux-ci à l’aéroplane et faire voguer dans les airs M, K., dans un fragile panier ou dans un lourd canot.
Un certain sens des possibilités des éventualités raisonnables, qui sommeille en nous dans le domaine de l’inconscient, écarte sans effort ces associations absurdes ; il n’en n’est plus de même dans le rêve, où ce sens du raisonnable est tout à fait aboli.
Par contre, rien ne m’empêche si, dans une pareille rêverie, je voyais M. K. naviguer en aéroplane, de supposer qu’il peut tenter une imprudence acrobatie dont l’idée a surgi dans mon esprit en souvenir de Pégoud et de ses extraordinaires performances, dont les colonnes des journaux sont remplies en ce moment.
Au moment où cette idée surgira dans mon esprit, apparaîtra l’image mentale, visuelle, de l’appareil exécutant ses cabrioles. .
Il y aura nécessairement un léger décalage chronologique entre ces deux phénomènes : la pensée du mouvement à exécuter et l’image mentale visuelle du mouvement en voie d’exécution.
Mais ce décalage peut être extrêmement faible. Il constitue un fait psychologique terne et de peu d’intérêt, â l’inverse de l’image mentale du mouvement qui s’impose violemment à l’attention.
Dès lors n’est-il pas admissible que, si les choses se passent de la même façon dans le rêve, l’image mentale efface le décalage chronologique et le fasse en apparence disparaître, comme disparaît la flamme d’une bougie dans un rayon de soleil ?
Dès lors, cette apparente spontanéité des déterminations de M. K., cette liberté illégale qu’il a l’air de prendre, en se permettant de penser en dehors de moi, ne serait point réelle, et la difficulté soulevée disparaîtrait, .
L’exemple est assez clair, je crois, pour montrer comment il s’appliquerait, à n’importe quel des actes, en apparence spontanés, des acteurs qui jouent dans nos rêves.
Mais il est un autre facteur qui, selon toute vraisemblance, intervient peut-être dans beaucoup de cas de ce genre, [p.205] et qui apporte de la même difficulté une solution toute différente. J’ai montré ailleurs que tout le monde est d’accord sur ce point que nos images mentales visuelles (pour ne parler que de ces dernières) ne sont pas seulement fixées subjectivement à une pensée, mais qu’elles sont souvent accrochées objectivement à une de ces lueurs entoptiques qui se rencontrent si souvent dans les yeux, surtout chez les intellectuels, myopes.
Ces lueurs ont des formes quelconques, et pour peu que leurs formes aient quelque ressemblance avec l’objet de la pensée, cette lueur devient aussitôt pour nous la représentation objective de notre pensée. Et nous ne sommes pas difficiles sur l’exactitude de cette conformité, Nous faisons abstraction de ce qui gêne. Nous façonnons le reste suivant les besoins, et arrivons à établir des ressemblances qui, pour être très fantaisistes n’en jouent pas moins parfaitement le rôle qu’on leur demande.
Il en est ainsi comme de ces figures dessinées dans les nuages, que nous n’arrivons souvent pas à faire voir aux autres, bien qu’elles nous paraissent à nous parfaitement évidentes et inversement.
Or, les lueurs entoptiques ne sont pas immobiles, elles cheminent dans l’œil, plus ou moins vite et dans n’importe quel sens. Si dans un rêve, une de ces lueurs représente un objet ou un personnage, elle imposera à l’un ou à l’autre son propre déplacement.
Dès lors, ce déplacement aura droit à toutes les apparences de la spontanéité, puisque cette qualité lui appartiendra effectivement.
.Dans le rêve, que j’ai rapporté ci-dessus, si le canot aérien de M. K. s’est trouvé représenté par une de ces lueurs entoptiques, et que cette lueur se soit, mise à cabrioler à un certain moment, j’ai pu transformer ces cabrioles en le « looping the loop » du canot automobile.
Rien d’étonnant dès lors à ce que la vision du phénomène n’ait pas été précédée par une pensée, puisque c’est au contraire la pensée qui a été déterminée par la vision.
Bien des gens trouveront que voilà des discussions à perte de vue sur des sujets bien menus.
Mais tout est menu en apparence en psychologie introspective. N’empêche que c’est encore celle- là qui en dépit des [p. 206] promesses bien mal réalisées de 1a psychologie métrique, nous a fourni le plus de renseignements sur la nature vraie de la pensée humaine
Discussion
M. LE PRÉSIDENT, après lecture donnée du récit du premier rêve décrit, avait demandé quelle en était la particularité qui paraissait mériter une attention spéciale. Personne dans l’assistance n’avait répondu à cette question. M. le Président en avait conclu que sa prévision s’était réalisée. Son rêve se présentait comme tout à fait ordinaire, et c’est à la réflexion seulement que certaines difficultés psychologiques pouvaient apparaître, celle notamment sur laquelle il avait insisté : comment le dormeur, qui est à la fois tous les personnages de son rêve, peut-il ignorer comme personnage principal ce qu’il sait comme personnage secondaire ?
Cette question est reprise à la fin de la lecture complète de la communication, dans une discussion à laquelle prennent part MM, DUBUISSON, NARISCHKINE, J. COURTIER, EAUROT, A. MENEGAUX et DEMENY. Elle parait avoir été soulevée pour la première fois et méritait, pour ses difficultés, d’être posée et spécialement étudiée.
Les brusques variations qui se produisent au cours des rêves offrent également d’intéressants sujets d’étude, sur lesquels M. le PRÉSIDENT engage les membres de la Section de Psychologie individuelle à diriger leurs observations. Il recommande à ceux qui s’adonneraient à ces questions de lutter, ce qui lui est possible à lui-même, contre de trop rapides réveils, de constater, au seuil du réveil, l’état de leur pensée, en cherchant à se remémorer de proche en proche les états antérieurs et à reconstruire le rêve qui occupait leur sommeil. C’est une méthode qui lui a le plus souvent réussi.
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