Yves Delage. Quelques points de la psychologie du Rêveur.

DELAGEREVEUR0003Yves Delage. Quelques points de la psychologie du rêveur. L’impression de déjà vu,le souvenir du rêve dans le rêve, le symbolisme dans le rêve. Article paru dans le «Bulletin de L’Institut Général Psychologique», (Paris), 1919, pp. 75-85.

Yves Delage (1854-1920). Zoologiste reconnu, polémiste, créateur de la revue « L’Année biologique » en 1895, il est nommé membre de l’Académie des sciences en 1901. Il s’intéresse de très près à la psychanalyse et surtout au rêve sur lequel il publie de nombreux articles, dont celui que nous mettons ici en ligne, qui sea  repris dans son l’ouvrage parut l’année de sa disparition : Le rêve. Etude psychologique, philosophique et littéraire. Paris, Presses Universitaires de France, s. d. [1919]. 1 vol. in-8°, XV + 696 p. En outre il publia cette critique de la psychanalyse ainsi que deux autres articles sur le rêve :
— La nature des images hypnagogiques et le rôle des lueurs entoptiques dans le rêve. Article paru dans la revue « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, janvier-mars 1905, pp. 235-257.  [en ligne sur notre site]
— Sur les images hypnagogiques et les rêves. « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, janvier-mars 1905, pp. 114-122. [en ligne sur notre site]
—  Psychologie du rêveur. “Bulletin de l’Institut Général Psychologique”, (Pais), 13e année, n°4, juillet-octobre 1913, pp. 195-206. [en ligne sur notre site]
— Portée philosophique et valeur utilitaire du rêve  « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger« , (Paris), 1916.
— Le rêve dans la littérature moderne. « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger« , (Paris), 1916.
— Une psychose nouvelle : la psychanalyse. « « Mercure de France », (Paris), vingt-septième année, n°437 ; tome CXVII, 1er septembre 1916, pp. 27-41. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

 

QUELQUES -POINTS DE LA PSYCHOLOGIE DU RÊVEUR 

L’IMPRESSION DE DÉJA VU, LE SOUVENIR DU RÊVE DANS LE RÊVE,

LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE

Par M. le Professeur Yves  DELAGE

[p. 75]

Α l’état de veille, il nous arrive, à la rencontre d’une personne, d’un objet, ou en abordant un lieu, d’éprouver une impression de déja vu, se manifestant sous la forme d’un choc émotif qui met notre esprit en éveil comme par l’effet d’une question posée. Α cet ébranlement des centres psychiques inferieurs succède l’entrée en action des centres superieurs intel1ectuels : nous évoquons les souvenirs, nous compulsons notre mémoire, nous précison le lieu, la date, les détails, les circonstances d’une perception antérieure que nous comparons à l’’impression actuelle, et de cette comparaison nait un jugement de reconnaissance qui est complet et definitif lorsque nous avons pu le caracteriser par une étiquette verbale appropriée.

Dans le rêve, très fréquentes sont les impressions de déja vu, si j’en juge par mοn experience personnelle et par les enquêtes dans mon entourage. Mais ici le phénomene est fort different : le choc émotif se produit, il déclanche aussitot un jugement de reconnaissance immediat, sans le concours d’aucune évocation de souvenirs ou comparaison d’images [p. 76] Sur quoi donc est fondée, dans ce cas, la reconnaissance ? Tannery a cherché à l’expliquer par le souvenir du rêve dans le rêve.

Précisons ce point délicat. Le phénomène comporte 4 phases : 1° Un premier rêve a, au cours duquel nous prenons connaissance d’un objet sous la forme d’images oniriques ; 2° un premier réveil b au cours duquel le souvenir de a ne se présente pas à la mémoire ; 3° un second rêve a’, au cours duquel une image semblable à celle de a provoque l’impression de déjà vu ; 4° un second réveil b’, dans lequel on se rappelle a’, mais non a. Si, en b, on a eu le souvenir de a, l’impression de déjà vu perçue en a’ peut avoir pour cause le souvenir de b, et non le souvenir de a.

Ce n’est plus alors le souvenir du rêve dans le rêve, mais le souvenir, dans le rêve, d’un fait de la vie éveillée, ce qui est parfaitement banal. Le souvenir, en b, étant une image vigile ; et par suite forte, il y a toute raison de croire que c’est lui et non le souvenir de a, image onirique faible, qui actionne a’, et que l’on retrouve en b’, Prenons un exemple : Tannery (1) rêve qu’il va prendre le train à une gare ; cette gare, il la connaît dans ses moindres détours, qu’il parcourt sans hésitation pour se rendre au quai d’embarquement. Au réveil, il se demande où il a pu connaître cette gare ; or, il n’en trouve aucune trace dans ses souvenirs. Au surplus, il est certain que ce ne peut être le souvenir inconscient d’un fait de la vie éveillée, car cette gare est disposée de telle façon qu’elle ne serait pas utilisable. En effet, le quai d’embarquement, situé au premier étage, ne communique avec la salle d’attente, située au rez-de-chaussée, que par un escalier en colimaçon, étroit et branlant, où deux personnes ne sauraient passer de front, et il conclut que la connaissance de cette gare ne saurait provenir que d’un rêve oublié, a.

Cette démonstration par la négative a paru convaincante à Tannery, et elle a paru telle à tous ceux qui en ont discuté. Elle est cependant inadéquate, et après avoir découvert son vice, je reste surpris qu’un mathématicien philosophe, rompu à de bien plus subtils exercices de la pensée, s’en soit laissé imposer par l’apparence, et n’en ait pas aperçu le défaut. Si, dans la vie réelle, parcourant un labyrinthe, nous allons droit [p. 77] au but, ayant à chaque détour du sentier l’image mentale fidèle de ce que nous allons rencontrer après le tournant, il est bien évident que nous avons eu antérieurement, de quelque façon, connaissance de ce labyrinthe. Mais dans le rêve il n’en est plus de même, par suite de ce fait qu’ici, le labyrinthe n’a pas d’existence réelle, mais est une création de notre esprit. Avant chaque détour du sentier, nous avons une image mentale de ce que nous rencontrerons après avoir franchi le tournant. Mais ce que nous rencontrons après le tournant n’a pas d’existence objective en dehors de nous, c’est une forme de notre pensée ; nous le créons au fur et à mesure des besoins, sous la forme d’un tableau de rêve, qui n’est que l’objectivation hallucinatoire de l’image mentale qui occupait notre esprit à l’instant précédent. Cette image hallucinatoire du labyrinthe se calque sur notre pensée ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elle soit conforme à celle-ci, et il n’y a rien à conclure de cette conformité dans le sens de la démonstration du souvenir d’une impression antérieure. Ainsi, ce rêve de la gare bizarre, non seulement ne réclame pas pour son explication un souvenir de rêve dans le rêve, mais il n’apporte aucun argument en faveur de l’existence de ce souvenir. Cette existence est très contestable, et, pour ma part, je n’ai jamais réussi à la démontrer, malgré une étude très assidue de cette question.

Tous les prétendus souvenirs du rêve dans le rêve reposent Tous les prétendus souvenirs du rêve dans le rêve reposent soit sur la confusion entre le souvenir direct du rêve et le souvenir indirect du même rêve, acquis par la conscience éveillée au cours de la phase de réveil b, entre les deux rêves a et a’, ou bien sont des déductions illégitimes, fondées sur une impression onirique de déjà vu, à laquelle on ne trouve pas d’autres explications

Sur quoi donc repose l’impression de déjà vu dans le rêve, si elle ne provient pas du souvenir inconscient d’un rêve antérieur ?

Avant de répondre à cette question, passons à l’étude d’un autre phénomène onirique, susceptible d’une explication analogue. Je veux dire le Symbolisme dans le rêve.

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Prenons quelques exemples : Wigan (2) rêve qu’il prononce un sermon dans une église, au milieu d’une assemblée de fidèles, et du haut de la chaire, en guise de périodes oratoires [p. 78] il leur lance des pelotes de laine. Bernard Leroy (3) rêve qu’il est assis à un banquet. Nombreux sont les convives, sous la forme de personnages ordinaires ; mais en face de lui un des convives est un clocher d’église, dans lequel il reconnaît une jeune fille de ses relations. Voici maintenant un rêve personnel inédit. Nous sommes aux jours de la Terreur ; sur une place publique une foule houleuse vocifère, entraînant au supplice 8 personnages accusés de je ne sais quels crimes : un seigneur, un bourgeois et six artisans hollandais. Qu’ont-ils fait, je l’ignore, mais je suis saisi de pitié, je monte sur une estrade et harangue la foule, réclamant leur grâce, mais en vain ; le rêve continue, mais le reste n’a point ici d’intérêt. Ce qui en a au point de vue qui nous occupe, c’est que les 8 personnages sont représentés : le seigneur, je ne sais par quoi (je n’ai pu le retrouver au réveil), le bourgeois par une canule dorée, et les six artisans par autant de petits tubes de plomb, enfilés ensemble sur un fil d’archal. Ces objets ne sont point portés, ils se déplacent par eux-mêmes au milieu de la foule, à la hauteur moyenne des têtes sans être mus ou soutenus par quoi que ce soit d’apparent. Je vois que c’est une canule, que ce sont des fragments de tubes de plomb, mais je sais que cette canule est un bourgeois, que les tubes de plomb sont des artisans, et je ne songe pas à m’en étonner. Aux faits de ce genre, et ils sont nombreux, on donne pour explication le symbolisme : les pelotes de laine symbolisent les arguments que le prédicateur lancerait de sa bouche ; le clocher symbolise la jeune fille, etc… Pour étrange qu’une pareille explication puisse paraître au premier abord, cela n’est nullement absurde. Le symbolisme joue dans la mentalité humaine un rôle considérable, beaucoup plus vaste qu’on ne serait tenté de le croire au premier abord. Nous vivons dans le symbolisme. Toutes les décorations, tous les insignes, depuis l’étole du prêtre jusqu’au bâton du maréchal sont des symboles ; il en est de même pour bien des pièces du costume : voile de deuil des veuves, couleur noire de leur vêtement, robes blanches des communiantes, couronne de fleurs d’oranger des mariées, etc., — les bagues, les bracelets ; et le chapeau haut de forme est un symbole indiquant que les occupations du porteur ne sont pas manuelles. Notre langage en est tout imprégné : quand nous disons qu’un ton [p. 79] est chaud, qu’une couleur est criarde, qu’une voix est aigre, quand nous disons « s’élever jusqu’à la gloire », « descendre jusqu’au crime », « sombrer dans l’abjection », « se murer dans son silence », « n’avoir pas froid aux yeux » etc., etc., nous faisons du symbolisme. Havelock Ellis (4) a écrit sur ce sujet un chapitre très suggestif dans son livre. Je recommande sa lecture. Il suffit donc, pour expliquer les rêves symboliques, d’admettre que nous transportons, dans le rêve, cette tendance au symbolisme qui caractérise notre mentalité à l’état de veille. Ce serait fort bien, mais certaines difficultés se présentent. D’abord, il faudrait admettre que notre tendance au symbolisme s’exagère énormément dans le rêve. Les exemples cités plus haut montrent un symbolisme singulièrement hardi, si hardi qu’il ne serait absolument pas reconnaissable sans le témoignage du rêveur.

Personne ne reconnaîtrait les périodes oratoires dans des pelotes de laine, une jeune fille dans un clocher d’église, les artisans dans des tubes de plomb, si le rêveur n’était pas là pour affirmer que tel était, dans son rêve, son interprétation de ces objets. Mais voici qui est plus embarrassant encore. Egger (5) Rêve qu’il est en présence d’un jeune homme blond, doux, timide, allèrent modestes, réservé, et reconnaît en lui Gambetta. Au réveil, il cherche à expliquer cette assimilation absurde par la théorie de Tannery. Il reconnaît avec raison que l’explication augmente son but, car elle reporte la difficulté un rêve antérieur, sans l’alléger en rien. On pourrait supposer que, dans un rêve antécédent oublié, on aurait présenté ce jeune homme commettant Gambetta. La crédulité, l’absence d’esprit critique dans le rêve, rendrait la chose possible, mais il ne faut pas oublier que cette tierce personne qui lui aurait présenté le jeune blondin commettant Gambetta, dans un rêve antérieur, n’eut été qu’une tierce expression de la propre personnalité d’Egger.

Et ce serait  lui encore, Egger, qui sous la forme de cette tierce personne aurait assimilé au fougueux du tribun ce jeune blondin timide et réservée. La difficulté demeurait entière. Reste l’explication par le symbolisme. Mais il faut admettre alors un symbolisme par antiphrase comme lucus a non lucendo. Mais l’explication devient bien arbitraire et tirée par [p. 80] les cheveux. La vérité est beaucoup plus simple. Tout cela s’explique le plus aisément du monde par la fusion des images visuelles et des images verbales dans le rêve.

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 Joaquín Sorolla.

Pour le faire comprendre une explication est nécessaire ; mais, pour cela, je dois rappeler brièvement ma théorie générale du rêve, sur laquelle elle s’appuie.

Les images oniriques ont pour origine les conceptions et surtout les impressions sensitives de l’état de veille. Toutes nos impressions, après avoir déclanché certains cours de pensée et certaines réponses motrices, s’évanouissent de la conscience, mais ne tombent pas pour cela dans le néant. Elles prennent place dans l’inconscient, d’où elles continuent à influencer obscurément certaines pensées et certains actes, sans que nous en soyions avertis jusqu’au moment où, poussées par leur force de réviviscence, et attirées par l’association des idées, elles remontent dans la conscience, pour l’occuper de nouveau sous la forme de souvenir pendant la veille, ou sous celle d’images ou tableaux hallucinatoires dans le rêve.

Le plus souvent, une impression sensitive n’a pas le temps de développer tous ses effets lors de sa première apparition dans la conscience ; repoussée par un acte volontaire, ou inhibée par les impressions intercurrentes, elle est refoulée dans l’inconscient, conservant un reste de sa force potentielle initiale sous la forme d’une énergie de réviviscence plus ou moins accentuée. Notre inconscient est ainsi meublé d’une foule d’images et de tableaux qui luttent chacun avec son énergie der reviviscence propre pour reprendre place dans la conscience. C’est ce qu’Hervey (6) de Saint-Denis désignait sous l’expression pittoresque de magasin aux clichés-souvenirs. Dans cette lutte un facteur essentiel est l’association des idées, favorisant les impressions qui se rattachent à celle actuellement présente dans la conscience par quelque lien associatif. La chance de reparaître dans la conscience à l’état de souvenir (veille) ou d’image hallucinatoire (rêve) est mesurée par le produit de deux facteurs : énergie de réviviscence >< association des idées. — Il faut noter expressément que les images refoulées dans l’inconscient n’y restent pas entières, mais s’y morcellent, s’y égrennent peu à peu en éléments de plus en plus petits, et ce sont des atomes d’images qui rentrent par essaims dans la conscience, s’y réassocient de la [p. 81] manière la plus arbitraire, la plus imprévue, donnant à nos images oniriques cette apparence de produits de l’imagination créatrice, à laquelle la plupart se sont laissé prendre.

Trente années d’introspection assidue m’ont convaincu de la justesse de cette conception. Certes, il s’en faut de beaucoup que l’on retrouve toujours l’origine élémentaire des images oniriques d’apparence nouvelle et spontanée, mais un bon nombre de vérifications incontestables ont suffi pour me démontrer la marche générale du phénomène (7). Cette conception ne m’est d’ailleurs personnelle que dans son ensemble : maints détails ont été plus ou moins nettement aperçus par quelques vieux auteurs, en particulier par H. de Saint-Denis, Maury et quelques autres. — Cela étant, revenons au symbolisme dans le rêve, et, pour raisonner sur un cas concret, prenons le rêve de Gambetta.

Dans le cerveau d’Egger endormi, des souvenirs, ou des fragments réassociés de souvenirs, ont fait surgir l’image du jeune homme blond à l’air timide et réservé ; d’autre part, pénètre sur la scène de la conscience, par une autre perte et issue de tous autres éléments, l’image verbale de Gambetta. Ces deux images, l’une hallucinatoire et visuelle, l’autre purement verbale, se rencontrent sur la scène. A l’état de veille, le bon sens, la logique, les souvenirs historiques, les eussent maintenues séparées et indépendamment coexistantes, car il n’y a aucune possibilité que ce jeune homme soit Gambetta ; mais l’esprit du rêveur n’est pas si lucide, si bien armé pour la critique, si soupçonneux, si méfiant, si averti, il est crédule et complaisant, et laisse le nom de Gambetta se fusionner avec l’image du jeune blondin, de telle façon que l’une s’identifie avec l’autre, et le jeune blondin devient Gambetta, sans que nous songions, je ne dis pas à protester, mais même, à nous étonner.

Les raisons de la fusion de deux images que rien n’empêche de se fusionner, mais qui pourraient, semble-t-il, aussi bien coexister séparées, ont leur source dans les profondeurs de notre psychisme, d’après une loi qui se retrouve à chaque instant, dans la physiologie aussi bien que dans la psychologie et qui se retrouve aussi dans certains systèmes mécaniques matériels, tels que l’agencement des bulles dans la [p. 82] mousse de savon, les trabécules dans le tissu spongieux, des os, etc., etc. C’est la loi du moindre effort d’après laquelle tend à se réaliser entre les éléments d’un système, la forme d’équilibre qui assure le moindre effort, la moindre tension, les aires minimales.

Dans le rêve actuel, la présence simultanée, dans la conscience, d’éléments indépendants, exige de la part du sujet un effort notable ; c’est pour cela qu’il assemble les fragments de souvenirs en un tout cohérent, et forme, par exemple, un jeune homme blond avec le souvenir d’un jeune chien, la couleur blonde d’un pain vu à la devanture d’un boulanger, l’air timide d’une jeune fille rencontrée dans la rue, de même qu’il forme le nom de Gambetta par le hasard des assonances les plus imprévues (voir le rêve des kilos de Maury) (8). Retenir dans la mémoire dix lettres indépendantes ou des chiffres sans lien entre eux, réclame un effort considérable ; l’effort devient minime si ces dix lettres ou chiffres sont associées de manière à former un nom connu ou quelques dates célèbres. D’une façon générale une conception est d’autant plus laborieuse que ses éléments sont plus multiples, plus divers, plus indépendants ; elle l’est d’autant moins qu’ils sont réunis par des liens associatifs plus nombreux et plus naturels. A l’état de veille, le sens critique exige que ces liens associatifs soient raisonnables. C’est la base de la mnémotechnie ; mais dans le rêve le sens critique endormi accepte les associations les plus saugrenues, et se contente, au besoin, de la seule coexistence côte à côte. C’est ainsi qu’un jeune homme blond et timide peut devenir Gambetta, des pelotes de laine les arguments d’un prédicateur, la jeune fille un clocher d’église, et les tubes de plomb des artisans hollandais.

Cette théorie a sur celle du symbolisme l’avantage, à mon sens décisif, qu’elle fait appel non à l’exagération de certaines particularités du psychisme dans l’état de veille, mais au contraire à une simplification, à une condition plus rudimentaire de ce psychisme, et aussi qu’elle fait appel non à des propriétés arbitraires et compliquées, mais à un fonctionnement très simple, fondé sur des lois très générales.

Revenons maintenant au sentiment de déjà. vu dans le rêve. Ainsi que nous l’avons reconnu dans la grande [p. 83] majorité des cas, ce sentiment se montre légitime par le fait qu’au réveil on retrouve soit dans les impressions de la vie réelle, soit dans un rêve antécédent ayant pris place dans la conscience vigile, le souvenir qui le justifie. La difficulté apparaît seulement lorsque, ne trouvant au réveil aucun souvenir qui légitime le sentiment de déjà vu, on cherche à le fonder sur le souvenir, au cours du rêve, d’un rêve antécédent oublié au réveil. Nous avons montré que ce mode d’explication ne s’imposait nullement, et était en somme arbitraire et injustifié. Sur quoi donc repose le sentiment de déjà vu, s’il reste injustifiable par ce mode l’explication ? Dans ce cas, le sentiment illégitime de déjà vu conduit à un jugement de reconnaissance illégitime : c’est donc un fait de paramnésie, et c’est donc par la paramnésie que nous devons l’expliquer. Mais cela ne suffit pas : il faut dire quelle sorte de paramnésie entre en jeu et pourquoi elle intervient. Si l’on passe en revue les différentes sortes de paramnésie, il en est une qui retient l’attention, c’est celle où l’impression sensorielle se dédouble au moment même de sa production en deux autres, identiques qualitativement, mais différentes quantitativement, l’une faible l’autre forte. La première, par le fait même qu’elle est plus faible, est reportée dans le passé et prend les caractères d’un souvenir cela met l’impression actuelle en présence d’un souvenir qualitativement identique, permettant un jugement de reconnaissance subjectivement légitime, mais objectivement inexact, et par conséquent paramnésique. Voici un cas concret qui mettra le fait sous les yeux du lecteur : il est rapporté par Auguste Lemaître (9). Le jeune Léon est un écolier assez bien doué pour les études littéraires, réfractaire aux sciences ; il a eu dans son enfance des hallucinations ; il est très myope et souffre presque continuellement de céphalée. Psychiquement il présente une particularité curieuse. Pendant qu’il se livre à une occupation banale quelconque, brusquement passe dans son esprit comme un éclair durant moins d’une seconde et sous la forme d’une vision très exacte jusque dans ses plus menus détails, le souvenir d’un rêve qui, antérieurement, lui a montré le tableau qu’il a actuellement sous les yeux. Auguste Lemaître a été témoin d’un de ces cas. Léon se [p. 84] présente chez lui, il est reçu et prend place dans un fauteuil. Toul à coup, au milieu d’une phrase il se lève et s’écrie naïvement : « Vous avez justement un fauteuil avec la même draperie, les mêmes fleurs rouges et exactement les mêmes dessins que j’ai vus en rêve il y a un mois. J’ai très bien vu tout cela, mais seulement depuis le pourtour d’en haut jusqu’ici, à la hauteur des bras. »

Il semble évident que la vision des dessins du fauteuil s’était inscrite dans son esprit pendant le très court espace de temps où ce siège lui avait été présenté pour s’y asseoir. Ce qui constitue chez Léon l’erreur de son psychisme, c’est de reporter à un rêve antérieur le souvenir d’une vision qui s’est produite chez lui à l’état de veille pendant que la conscience était distraite et à un moment beaucoup plus rapproché qu’il ne croit du moment actuel.

On voudra bien concéder qu’il ne se peut agir ici d’un rêve divinatoire, si tant est qu’il en existe, lequel aurait porté sur une chose aussi insignifiante et aussi particulière que les dessins du dossier d’un fauteuil qu’on n’a jamais vus. C’est donc bien un cas de paramnésie, et vraisemblablement de cette sorte de paramnésie que nous avons définie plus haut.

Ce sont là des faits de la vie réelle, mais rien n’empêche qu’il se produise quelque chose d’analogue dans le rêve, à l’occasion des visions hallucinatoires oniriques. Et l’explication est d’autant plus admissible que le dédoublement requis est ici toujours présent. La conception hallucinatoire est toujours précédée d’une image mentale, dont elle est l’objectivation hallucinatoire. Normalement, l’intervalle qui sépare l’image mentale du tableau hallucinatoire correspondant est si court que les deux phénomènes se confondent presque dans le temps, et leur distinction est plutôt une nécessité psychique qu’un fait objectif; mais il suffit qu’ils aient une existence distincte pour qu’ils puissent être séparés, l’image mentale étant refoulée dans le passé du rêveur, le tableau hallucinatoire restant dans son présent; et cela d’autant plus que l’allongement du temps est une caractéristique presque constante du psychisme onirique.

II se peut aussi que le choc émotif qui détermine le jugement de reconnaissance soit faussement interprété et donne l’illusion d’un sentiment déjà vu quand son origine réelle est tout autre, et qu’il provienne d’un état émotif d’origine [p. 85] quelconque, voire cénesthésique. C’est là un point intéressant, un fait suggestif, susceptible d’expliquer certains phénomènes du rêve, et sur lequel je me réserve de revenir à une autre occasion.

En attendant contentons-nous de formuler les conclusions de la présente étude. Les voici :

1° L’existence du souvenir du rêve dans le rêve n’est pas démontrée, et elle est à peine démontrable, si du moins on définit sous ce terme le souvenir, dans un rêve, d’un rêve antécédent qui n’a pas pris place, durant l’intervalle séparant les deux rêves, dans la conscience éveillée, et dont on ne trouve pas trace au réveil. On ne peut donc fonder sur le souvenir du rêve dans le rêve, ainsi que l’a tenté Tannery, une explication tendant à légitimer certains jugements de reconnaissance, formés durant le rêve, et dont on ne trouve aucune trace au réveil. Le sentiment de déjà vu, lorsqu’il n’est pas légitimé par un souvenir reconnu au réveil, s’explique le plus simplement par un phénomène de paramnésie, reposant sur une dissociation entre l’image hallucinatoire et l’image mentale qui précède et conditionne cette dernière, l’image mentale étant refoulée en amont dans le temps, et prenant par rapport à l’image hallucinatoire, retenue comme actuelle, le rôle d’un souvenir.

2° L’explication de certaines représentations, dans le rêve, de la substitution de certains objets à d’autres qui n’ont avec les premiers qu’une ressemblance extrêmement lointaine ou nulle, ne saurait reposer sur l’exagération et la déformation, dans le rêve, de la tendance à la symbolisation, si accentuée à l’état de veille. Cette explication arbitraire et invraisemblable doit céder sa place à une autre, beaucoup plus simple et plus naturelle : la fusion de deux images, l’une visuelle (éventuellement auditive ou autre), l’autre verbale, donnant à la première son nom, son étiquette, et sa signification représentative. Cette fusion est rendue possible par la déficience du sens critique dans le rêve, grâce à laquelle les rapprochements les plus absurdes sont acceptés sans objection et s’opèrent en vertu de la loi du moindre effort, pour soulager l’esprit par la substitution d’une conception unique et cohérente, et par suite, moins laborieuse, à des conceptions multiples, indépendantes, difficiles à saisir et à retenir dans leur ensemble.

NOTES

(1)  Rev. Phil.,  1898.

(2)  Londres, 1844.

(3) Thèse, Paris, 1898.

(4) Le Monde des rêves, 1912.

(5) Rev. Phil.,  1898.

(6) Les Rêves et les moyens de les diriger (sans nom d’auteur). Paris, 1867.

(7) Rev. Scient. Juillet 91.

(8) A. Maury. Le sommeil et les rêves. Paris, 1878.

(9) Lemaître. Des phénomènes de paramnésie à propos d’un cas spécial. Archives de psychologie, III, 1904.

 

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