Eduard Hitschmann. La conception psychanalytique de la télépathie. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIe année, 1924, pp. 765-777.
Eduard Hirschmann (1871-1957). Médecin et psychanalyste autrichien qui appartint au cercle des premiers psychanalystes viennois. En 1938, lors de l’annexion de l’Autriche, Hitschmann s’exile aux États-Unis, il s’installe à Boston où il est psychanalyste didacticien.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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LA CONCEPTION PSYCHANALYTIQUE DE LA TÉLÉPATHIE
I
TÉLÉVISION CLAIRVOYANTE D’UN ACCIDENT DE BALLON
En 1910, deux jeunes Autrichiens d’un chef-lieu de province firent sensation avec un ballon dirigeable de leur propre construction. Ce premier dirigeable autrichien provoqua des manifestations enthousiastes entretenues par l’esprit de clocher, alors que d’autre part certains journaux se montraient sceptiques. Le ballon étant dépourvu de soupape de sûreté ne pourrait, disaient-ils, effectuer une descente rapide en cas d’accident ; et il risquait, s’il était surchauffé par un soleil ardent, de monter à des hauteurs vertigineuses et d’y éclater. Lorsque le ballon fut amené à Vienne et y fit certain samedi une ascension réussie en présence de l’empereur, l’auteur de ce travail lut le compte rendu de l’événement avec vif intérêt, vit la reproduction du dirigeable dans une feuille illustrée, mais ne put s’empêcher d’éprouver une certaine déception en constatant qu’un appareil, qui était loin d’être conçu d’après les derniers progrès de la technique aéronautique, pût être accueilli avec tant de faveur…
Le dimanche, j’eus plusieurs fois l’idée d’aller assister à sa seconde sortie, mais certaines circonstances vinrent m’en empêcher. Vers le moment où l’ascension devait avoir lieu, j’étais assis à ma table et, jetant un coup d’œil Sur la pendule, je m’écriai tout à coup : « Il est trois heures et demie ; en ce moment l’un des deux frères tombe hors de la nacelle et le ballon s’échappe ! » Au même moment j’eus la vision de l’accident.
Trois heures après, j’appris dans la rue que l’accident avait effectivement eu lieu, mais que le ballon, après s’être élevé brusquement avec un des pilotes à une grande hauteur, avait pu effectuer une descente heureuse non loin de Vienne. Je fus envahi par un sentiment de satisfaction mêlé d’étonnement au sujet de ma faculté de pressentir l’avenir, seulement j’étais un peu contrarié de ce que la victime ne fût pas vraiment tombée, car le ballon avait heurté son hangar et le choc avait lancé l’aéronaute hors de la nacelle. Ce fait avait échappé à mon « pressentiment ».
Si l’on réfléchit d’une part au caractère peu ordinaire de la communication quasi prophétique d’un accident ayant lieu à cinq kilomètres de [p. 766] distance, et de l’autre à la vision des événements, on pourra considérer ce cas — d’aucuns du moins le diront — comme une preuve nouvelle de la possibilité de la clairvoyance.
II
AVERTISSEMENT TÉLÉPATHIQUE DE LA MORT DU PÈRE
Le poète Max Dauthendey relate comme suit, dans son ouvrage autobiographique Der Geist meines Vaters (L’esprit de mon père), les avertissements télépathiques qu’il a reçus de la mort de son père.
S’intéressant depuis quelque temps à l’occultisme, au symbolisme des nombres, etc., le poète s’amuse un jour avec une carte céleste : deux cercles concentriques en papier, de diamètre différent, dont le plus petit porte les constellations avec la voie lactée, tandis que sur le bord du plus grand sont marqués les trois cent soixante-cinq jours de l’année. Si l’on amène un jour quelconque devant le méridien de la carte céleste, on trouve la position des étoiles correspondant à ce jour. « Dans sa pensée » il dispose la carte d’après le jour de la naissance de son père, ensuite d’après le sien, et il est surpris de constater qu’à ces deux dates les voies lactées se croisent ; il se demande alors avec étonnement si ce croisement représente le contraste entre son tempérament et celui de son père. Immédiatement là-dessus, et sans cause extérieure, il devient le sujet de l’hallucination persistante et bien nette d’une odeur caractéristique de tabac qui lui était familière dans sa jeunesse : celle exhalée par son père. Cette illusion se produisit au moment où il voulait se laver, et comme il avait l’impression que l’odeur provenait de ses mains, il se les lava deux ou trois fois. L’hallucination devient indéniable par le fait que sa femme niait absolument l’existence de l’odeur.
Plusieurs heures plus tard, arrive un télégramme, adressé au poète à Paris, l’informant qu’à l’heure même de son hallucination à Paris (ceci se passait au début de septembre) son père mourait au pays, à Wurzbourg. Cet événement provoqua chez le fils plutôt de la gravité que de la tristesse ; et il en établit le rapport avec un rêve qu’il avait eu trois mois plus tôt, et qui lui avait annoncé la mort de son père. En effet, Dauthendey s’était réveillé une nuit du mois de juin en sursaut et s’était trouvé, à sa grande surprise, étendu dans la position d’un cadavre, les mains croisées sur la poitrine, tandis qu’il entendait une voix lui dire : « En septembre ton père mourra ! » A ce moment-là, il n’avait pas davantage éprouvé de tristesse, le message pathétique n’avait eu d’autre effet qu’une gravité lugubre. Le rêve fut noté dans son journal. Comme le mois de septembre approchait, le poète et sa femme se souvinrent de la prophétie : le 5 septembre le décès annoncé se produisit réellement. Faut-il nier ici l’accumulation d’effets étranges, évocateurs de forces mystiques agissant à distance ? [p. 767]
III
CLAIRVOYANCE ET TÉLÉPATHIE D’APRÈS LA CONCEPTION POPULAIRE
Dans les deux cas ci-dessus, il s’agit de clairvoyance et de télépathie : le premier a été observé par l’auteur sur lui-même ; le second eut pour sujet un poète connu et a été décrit avec précision dans un travail autobiographique ; là il s’agit de la perception et de la connaissance d’un accident aéronautique ayant lieu à plusieurs kilomètres de distance ; ici, d’étranges annonciations de la mort du père, habitant Wurzbourg. Des descriptions d’observations semblables ne sont plus rares du tout : dans les journaux et les compilations de Flammarion, Hyslop, etc., on trouve de nombreux cas de clairvoyance, de télépathie, d’avertissements sinistres, de prophéties, mais décrites généralement d’une manière sobre et abrégée. La plupart de mes lecteurs ne refuseront donc pas d’admettre que de pareilles « perceptions à distance » constituent des faits réels et positifs.
Actuellement on en motive l’existence d’une façon banale par la formule : « il existe également une télégraphie sans fil ». Pourquoi les âmes du père et du fils ne s’accorderaient-elles pas de telle sorte que le fils puisse percevoir les rayonnements de l’âme paternelle, surtout au moment suprême de la mort ? La majorité de mes lecteurs sera plus sceptique et niera cette possibilité : il n’est pas agréable de constater une contradiction avec les lois de la physique et de la physiologie. Partout nous nous heurtons à la superstition. Un contrôle rigoureux pendant des séances spirites a démasqué la fumisterie de bien des médiums ; un poète ne peut guère mériter de crédit puisque c’est sa profession de décrire des fantaisies. Il y a enfin des adeptes prudents de la science exacte qui diront : « Il est, ma foi, possible qu’il existe encore des forces inconnues, mais je réserve mon opinion jusqu’à ce que nous ayons plus de preuves. Vos descriptions sont superficielles : faites des recherches plus précises, plus approfondies, fixez le lieu et le moment exact, portez vos investigations sur l’état d’âme du télépathe. » C’est cette dernière voie, celle de l’examen détaillé, que nous allons suivre ici.
IV
ANALYSE DE L’ÉTAT D’AME DU CLAIRVOYANT DANS LE CAS
DE L’ACCIDENT DU BALLON
Il va de soi que les cas de perception télépathique doivent faire l’objet d’une investigation immédiate, car le temps n’en efface que trop rapidement [p. 768] les traces. C’est pour ce motif que, lors de mon observation clairvoyante de l’accident du dirigeable, j’ai aussitôt procédé à une auto-analyse, dont voici le résultat :
L’accident se produisit en réalité une demi-heure après le phénomène de ma clairvoyance ; un des pilotes fut projeté hors de la nacelle par le choc subi par le ballon, il n’en était pas simplement tombé comme mon hallucination me le montrait. Une personne de disposition particulièrement mystique ne manquerait pas de se laisser tenter par la supposition que l’événement malheureux peut avoir été provoqué par suite de mon idée malveillante ! On pourrait toutefois lui opposer que, par contre, un nombre beaucoup plus élevé de personnes étaient animées du désir que tout se passât bien.
Cependant, analysons avec plus de détail l’état d’âme dans lequel je me trouvais ce jour-là. J’attachais un grand intérêt à l’expérience aéronautique ; toutefois, comme mon indécision m’avait retenu à la maison, j’éprouvais un soupçon de dépit. En regardant la pendule vers trois heures et demie, je dus me rendre compte qu’il ne me serait plus matériellement possible d’arriver à temps à la plaine où avait lieu l’ascension. Le scepticisme qu’avait fait naître en moi l’imperfection de cet aéronef était un motif de plus pour provoquer dans mon esprit l’idée de l’insuccès de l’ascension, idée qui ne m’avait pas quitté pendant ces derniers jours. Vers le moment où je communiquais d’un air un peu moqueur la vision à mon frère, j’avais fait un choix entre plusieurs fantaisies se rapportant au même sujet : la non-réussite de l’ascension. Une de ces fantaisies, notamment celle fondée sur la supposition qu’un soleil trop ardent pourrait provoquer une catastrophe, fut écartée dans mon esprit par la considération du faible pouvoir réchauffant du soleil d’automne. Le désir malveillant (que le spectacle manqué finît tout de même mal) peut aussi être partiellement dû à la circonstance que mon intention première de passer le dimanche en tendre compagnie ne s’était pas réalisée.
La manière visionnaire de reproduire ma fantaisie trouve peut-être son explication ainsi : j’avais passé une partie de ma matinée à la lecture d’expériences de clairvoyance et il se peut que j’espérais inconsciemment être moi-même le sujet d’un phénomène de ce genre.
Ensuite la représentation concise de la vision rappelle une sorte de jeu d’esprit. Il suffit de se figurer que les événements subséquents eussent démenti mon hallucination : alors la remarque à mon frère à propos de la chute du pilote, etc., n’aurait été qu’une mauvaise plaisanterie, une malignité inutile, ne trahissant que le caractère de son auteur pessimiste et envieux. A ce propos je confesse qu’il me vient assez souvent des jeux de mots, fréquemment caractérisés par leur tendance agressive. Freud nous a fourni des explications lumineuses sur le rapport entre le jeu de mots agressif et la mentalité inconsciente de celui qui le crée. Grâce à lui nous savons aujourd’hui que le jeu de mots offre à l’esprit l’occasion de se [p. 769] soulager, de donner libre cours à des complexes refoulés. Au moyen du jeu de mots, la tendance à l’agression, quoique inhibée, peut se manifester partiellement. La représentation hallucinatoire « en ce moment… tombe… » rappelle le rêve ; or, d’après la théorie du même auteur, le rêve a un rapport très étroit avec des désirs inconscients et il transforme régulièrement des pensées en images concrètes.
Une auto-analyse plus approfondie encore me permet d’ajouter à ce qui précède les éléments suivants : j’avais trente-neuf ans ; j’étais célibataire et j’habitais auprès de ma mère avec mon frère, mon cadet de deux ans. Les rapports entre les trois membres de la famille étaient excellents au possible ; ce qui n’empêche, comme prolongement d’une compétition infantile, l’existence entre les deux frères d’un brin de jalousie : d’une part chacun d’eux avait le désir de tenir fidèlement compagnie à la mère, tandis que de l’autre le dimanche, et surtout l’après-midi, ils voulaient être libres de tout engagement familial pour le consacrer à la liberté, à leurs relations, à l’amitié et à l’amour (1). Le dimanche après-midi une lutte secrète avait lieu dans l’âme de chacun des frères : entre le désir de la liberté et le devoir de tenir compagnie à la mère. S’il arrivait que je restasse à la maison, j’éprouvais un léger ennui de voir que mon frère en faisait de même. Dans l’air flottait l’alternative « toi ou moi, l’un ici, l’autre dehors ». L’analogie avec le phénomène de ma clairvoyance (où il s’agit également de deux frères) saute aux yeux (2).
Il ressort assez clairement de ce qui précède que c’est une sorte de malédiction qui s’est forcé un chemin vers la conscience. Il ne nous reste plus qu’à expliquer comment il se fait qu’un homme ayant l’habitude de la pensée scientifique a néanmoins pu croire pendant un moment que, par la remarque proférée, il pourrait faire échouer l’expérience lointaine de l’ascension du ballon. Cette crédulité passagère nous rappelle les formules magiques des peuples primitifs et superstitieux, qui attribuent aux sortilèges le pouvoir d’amener des changements dans le monde extérieur. [p. 770] Freud appelle « narcisme » cette surestimation de soi-même, qui amène le sauvage à s’attribuer « une toute-puissance de la pensée » (3) ; le primitif croit que ses pensées ont le pouvoir de tuer l’ennemi, de lui porter bonheur ou malheur.
Me rapportant aux éléments relatifs au phénomène de la précision de l’accident du dirigeable, tels que je viens de les communiquer, je soumets au lecteur la question : Qu’est-ce qui lui semble le plus probable ? Ou bien qu’il m’a été accordé le don extraordinaire de percevoir à une distance de plusieurs kilomètres un phénomène qui m’était en somme indifférent (il ne faudra pas omettre la circonstance que l’accident s’est en réalité passé une demi-heure après la vision) ; — ou bien l’explication psychologique que voici : je me trouvais dans un état d’âme bien complexe ; un certain scepticisme, un peu de jalousie et de reproches à moi-même s’étaient emparés de moi ; j’étais mécontent de moi-même, intérieurement désappointé par un après-midi de dimanche passé dans la société insipide et pesante de mes proches, maussade par suite de la présence de mon frère qui me ressemble trop, déçu d’avoir raté l’ascension du dirigeable et le rendez-vous amoureux. Dans ces circonstances je me débarrasse de ces sentiments inconscients, contradictoires et déprimants, par la vision haineuse et vengeresse. De cette façon j’ai gâté le plaisir des autres également, je justifie mon absence à la réjouissance projetée, je me libère de la jalousie envers mon frère, et je me soulage de la tension intérieure que j’avais accumulée dans mon inconscient. L’intensité et l’accumulation des motifs provoque, non pas une pensée, mais une hallucination, que je me risque ensuite vaniteusement à communiquer à mon entourage. Pendant un moment je parais m’être attribué le don de la clairvoyance, le pouvoir magique de l’action à distance, « l’omnipotence de la pensée ».
V
ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE L’ÉTAT DU FILS QUI REÇOIT LE MESSAGE
DE LA MORT DE SON PÈRE.
Pour interpréter psychologiquement les pressentiments du fils Dauthendey nous disposons des données abondantes que contiennent ses œuvres.
L’attitude du père Dauthendey vis-à-vis de ses deux fils était semblable et cependant différente. Le frère aîné ne pouvait pas souffrir l’auteur de ses jours, qui se laissait parfois aller à administrer à ses fils la correction la plus cruelle. De bonne heure il lui marqua son opposition par une attitude de défi et de mutinerie toute masculine. Un beau jour il quitta la maison paternelle « parce qu’il ne pouvait pas travailler à côté du père » [p. 771] se rendit aussitôt en Hollande et en Amérique, et se tua d’une balle, deux ans plus tard, dans un accès de délire de la persécution.
Le second fils, son cadet de huit ans, doué d’un réel talent de poète, avait adopté une tout autre attitude : il était plus doux ; le père éprouvait pour celui-ci, l’image de sa femme qu’il avait perdue jeune, des sentiments plus tendres, et souvent s’épanchait à lui au cours de promenades en tête à tête. Apparemment le garçon était son enfant préféré ; seulement il existait entre le père et le fils une profonde différence : le fils était un rêveur dès son enfance ; le père était un adversaire acharné de la rêverie. Il reprochait amèrement à son fils de s’y adonner et il voulait chasser ses fantasmagories à l’aide de douches froides et de gymnastique (4).
Comme il était d’une nature plus souple et plus accommodante, ce fils-ci se laissa imposer de rester à la maison et de remplacer le père dans le vulgaire atelier de photographe, malgré les résistances les plus vives contre l’absolutisme paternel et des projets de gagner le large : car il voulait devenir d’abord peintre, ensuite poète, contre le gré de son père. Et il avait déjà dépassé la vingtaine quand, un beau jour, il heurta son père de front et lui déclara qu’il sentait la nécessité de quitter une maison où depuis des années, il avait été empêché de suivre sa vocation. A ce moment-là il y avait trois mois qu’ils n’avaient guère échangé entre eux d’autres paroles que « oui », et « non » ! Comme il s’exprime dans son livre : « J’étais devenu las à mourir à la suite de la pression de son esprit sur le mien. »
Cette description laisse percer très clairement l’ambivalence dans l’attitude affective du fils : d’une part dans son besoin d’affection il dépend d’autant plus de son père que sa mère est morte ; de l’autre il se sent opprimé par lui. Ce n’est pas sans peine qu’à la fin, sous la poussée de ses désirs de liberté et de ses projets de poète, il s’arrache aux liens paternels pour devenir un citoyen du monde. Lorsqu’après des années, fêté et célèbre, il retourne dans sa ville natale où gisent les restes de sa mère, il obtient une petite satisfaction : son père, qui ne l’a aidé qu’avec pingrerie et en maugréant, lui fait dans une certaine mesure amende honorable en reconnaissant qu’il a sous-estimé ses rêveries et sa poésie. [p. 772]
Toutefois, lorsque, peu après, le fils se marie à l’étranger, le père le boude, se déclare hostile à sa bru, et n’envoie plus de subsides à son fils malgré sa détresse notoire. Le mariage avait eu lieu en mai. C’est dans le courant de juin que le fils eut le rêve lui annonçant la mort de son père ; c’est au mois de septembre que le décès eut lieu.
Dans le livre que le fils consacre bien des années plus tard à la mémoire de son père, le rêve prémonitoire ainsi que l’hallucination de l’odeur des cigarettes sont présentés comme des phénomènes mystiques ; c’est moins de la douleur que de la gravité qui remplit l’âme du fils ; il n’est pas davantage question de repentir. La critique de l’analyste montre qu’il faut chercher à expliquer les rêves, relativement fréquents, qui annoncent la mort de proches parents, et fort de son expérience il cherche à découvrir dans l’âme du rêveur un souhait de mort inconscient (5).
Le fils, errant à travers le monde, voué à la poésie, s’est enfin arraché à l’attitude passive, féminine, adoptée vis-à-vis de son père, pour s’affranchir et devenir capable d’aimer. Il épouse la femme aimée, mais il ne peut présenter l’élue de son cœur à son père et ne peut retourner dans la ville natale où repose sa mère chérie. Bien plus : c’est maintenant surtout que le père se montre impitoyable, refuse le moindre denier au couple entièrement dénué de ressources, de sorte qu’ils vivent dans la plus grande détresse. Par régression, l’hostilité infantile du fils contre l’adversaire de ses rêves et de son amour vient renforcer ses souhaits de mort inconscients : car seule la mort du père peut lui procurer l’héritage qui le mettra à l’abri du besoin, peut lui rendre possible la visite au pays natal !
Si le lecteur non averti éprouve quelque peine à admettre, à côté de l’amour filial, une violente hostilité inavouée datant de l’enfance, qu’il médite le passage suivant : « Dans mon enfance, la vie me semblait pénible à supporter lorsque je marchais à côté de mon père. Ma mère ne m’avait jamais parlé de lois ; lui par contre m’apparut comme la personnification de leurs commandements. » A un autre endroit, le poète écrit : « Dans mon for intérieur je me sentais de nouveau séparé de lui par un large fossé et je gardais le silence, stupéfait comme je l’étais de ce qu’il n’y avait pas moyen de jeter un pont entre le père et le fils, d ‘un esprit à l’autre. »
Un examen des différentes données de cette analyse nous amène à chercher l’explication des informations télépathiques reçues par ce fils de la part de son père mourant, non pas dans un « rayonnement » psychique, mais dans les réactions inconscientes de notre sujet lui-même. Le fils, en proie déjà pendant son enfance à des sentiments ambivalents pour son père au caractère dur, c’est-à-dire oscillant entre l’amour et la haine, [p. 773] a pu raviver inconsciemment des souhaits de mort à son adresse à la nouvelle de sa maladie, surtout que, par la faute de ce père, il vivait dans une misère noire, dont sa jeune femme souffrait en même temps que lui.
Il semble ainsi que le sujet de ce second cas de clairvoyance s’est aussi trouvé inconsciemment sous l’empire de sentiments hostiles, auxquels il se serait déclaré avec indignation entièrement étranger si on l’avait interrogé à ce propos. Il aurait admis seulement le fait que depuis quelque temps il était devenu adepte de l’occultisme, et se serait seulement rappelé que, dans ses rêves, et parfois à l’état de veille, le souvenir de son père lui revenait à l’esprit. Il aurait même pu ajouter que ce souvenir s’était présenté sous la forme curieuse d’une hallucination de l’odeur caractéristique que lui donnait l’habitude du tabac.
Faisant abstraction d’influences extérieures, nous croyons trouver dans la détresse et la dépression du poète la cause qui le poussa régressivement vers le mysticisme, vers le pressentiment et le pouvoir surnaturels, vers l’omnipotence de la pensée qu’admet l’occultisme. C’est un état d’âme qu’on traduit parfois consciemment par la réflexion : « Ici seul un miracle peut être efficace ».
Pour le psychanalyste, la revivification dans le rêve de sentiments bas et de souhaits de mort, latents dans l’inconscient, est un fait d’expérience quotidienne. Reste à expliquer le réveil du souvenir, à l’état de veille, de l’odeur caractéristique d’une personne, réveil poussé jusqu’à l’hallucination. Il suffira pour cela de rappeler l’intensité des sentiments inconscients, évoquant ce souvenir, ainsi que la disposition naturelle du sujet à la rêverie en images, à la facilité du rappel des souvenirs chargés d’affect, en un mot la richesse de sa fantaisie poétique. Son frère mourut d’ailleurs atteint de la folie de la persécution, maladie caractérisée par les nombreuses hallucinations qui l’accompagnent.
Ceux qui se sont familiarisés avec la psychanalyse se rendront au surplus compte que le fils est exposé ici à subir des influences paternelles à distance à cause de son attitude passive vis-à-vis de son père ou, si l’on veut, de son attitude féminine envers lui. Un individu atteint de démence, et se trouvant dans la même situation de dépendance psychique, éprouverait l’hallucination, si fréquente dans la paranoïa, qu’il est fécondé par son père. On pourrait concevoir cette période « clairvoyante » du poète comme une régression partielle vers son attitude enfantine vis-à-vis de son père, et en même temps comme une régression vers le narcisme et le sadisme héréditaire.
Dans la suite de l’autobiographie, que le poète a publiée plus tard sous le titre de Souvenirs de mes pérégrinations, on rencontre une particularité, plaidant en faveur de la thèse de souhaits de mort comme cause ultime de la perception du décès : c’est la trace bien nette des sentiments inconscients de culpabilité dans l’âme du fils. Dans ce volume, le poète manifeste un profond repentir à propos de la mort de son père, parce que la [p. 774] nouvelle de son trépas provoqua dans son moi un « soulagement, dont il ne voulait pas se rendre compte au moment même ». Et il poursuit plus loin : « Je trouvais vilain et odieux que dans ma détresse la mort de mon vieux père, qui m’était si cher, me fît pousser un soupir de soulagement ». Son héritage vint juste à temps pour le sauver de la mendicité et le mit en mesure de continuer à vivre. « Avec une ironie cruelle j’appelai l’acte d’hériter dans des circonstances aussi tragiques un cas de véritable anthropophagie ».
Un sceptique pourrait encore demander comment il se fait que l’avertissement funèbre ait contenu l’information exacte du mois de septembre, et que l’hallucination du tabac se soit produite « simultanément » avec le décès. Faisons observer que l’exactitude de cette simultanéité n’est pas démontrée, par suite du manque de détails. D’autre part, si le père n’avait pas rendu l’âme ce jour de ce mois, le poète narcissiste n’aurait pas eu de motif de s’en glorifier ; et, au lieu d’enregistrer son hallucination et son rêve, il les aurait tout simplement oubliés. D’ailleurs des erreurs de mémoire et des altérations inconscientes de souvenirs ne sont pas rares les jours d’émotion profonde.
Le lecteur peu entraîné à la pensée psychologique, celui qui a une prédilection pour le mysticisme, fréquente les milieux de l’occultisme et de la théosophie et peut y jouer un certain rôle, celui qui ne se sent pas inhibé par une éducation strictement scientifique, ne voudra pas admettre l’interprétation que je viens de présenter et lui préférera « une sorte de télégraphie sans fil » ; il admettra sans plus la concordance des appareils émetteur et récepteur, fera des citations de la littérature spéciale, etc. Pourquoi n’y aurait-il pas un rayonnement télépathique de Wurzbourg à Paris ? Il est vrai que d’habitude on met alors en avant l’harmonie entre les deux âmes : c’est l’amour qui exerce son influence sur des forces obscures pour les accentuer. Seulement dans ce cas-ci le père en voulait au fils et se refusait à lui donner la moindre nouvelle !
De qui aurait pu provenir la voix annonçant hautement : « En septembre ton père mourra » ? D’après les confessions du poète lui-même, il ne croyait plus à un Dieu personnel, surtout— fait caractéristique — depuis sa rupture avec son père (6). Et de qui provenait l’émission d’odeur de tabac ? Est-ce que le père, malade à mourir, a encore fumé ?
Pareille crédulité, pareille légèreté est pardonnable à l’esprit fantasque d’un poète.
L’annonce du décès est en réalité le seul élément conscient parmi les phénomènes mentaux qui amenèrent son esprit à s’attendre à la mort de son père. Dauthendey se réveilla en sursaut et entendit la voix : c’est manifestement une voix intérieure qui troubla son sommeil, et elle était [p. 775] accompagnée d’un affect (émotion) tellement violent, que le rêve ne put pas s’en rendre maître et convertit l’image auditive en d’autres éléments, compatibles avec le sommeil. Le rêve constitue, d’après Freud, un acte qui « élimine des excitations (psychiques) de nature à troubler le sommeil, par la voie de la réalisation hallucinatoire ». Dans le cas présent, l’excitation mentale était trop forte, ce qui amena un trouble dans le sommeil ; le rêve se transforma en message mystérieux. Ce sont encore ces phénomènes psychiques que le rêve ne peut maîtriser, que nous retrouvons, comme causes d’altération de la personnalité les plus profondes et les plus durables, à la base de certaines conversions (7) et de certaines maladies mentales.
Freud a présenté également une explication logique de la genèse des hallucinations. Au réveil, la vivacité d’esprit pour le contrôle de la réalité n’est pas toujours suffisante pour permettre de distinguer si une excitation psychique est due à une source interne (provenant de la mémoire) ou externe (provenant de la perception). C’est ainsi que le fils se méprit au sujet de la voix intérieure qui lui annonçait la mort de son père à quelque intervalle de là, mort dont il devait retirer tous les profits. Il la prit pour une voix extérieure, mystique (8) ; ce qui offrait l’avantage de lui enlever la responsabilité de pensées criminelles et mettait sa conscience à l’aise. L’absence de douleur chez le fils autant que sa gravité semblent ainsi bien compréhensibles.
La prédilection des artistes en général pour le mysticisme mériterait une étude à part ; il semble que l’explication doive en être cherchée surtout dans le jeu de forces des complexes refoulés, qui, de l’inconscient, poussent aveuglement à la production. C’est ainsi que notre poète a écrit quelque part ces lignes significatives : « Dans ma vie, tout ce que j’avais souhaité au fin fond de mon subconscient est arrivé spontanément, de lui-même. » C’est une admission indirecte des souhaits de mort que nous lui prêtons et la confirmation de notre interprétation de ses avertissements télépathiques. Dans son inconscient, il a tué son père.
VI
LA CLAIRVOYANCE ET LA TÉLÉPATHIE DANS NOS CAS NE SONT PAS DUES A
DES FORCES MYSTIQUES OU PHYSIQUES INCONNUES ; ELLES S’EXPLIQUENT
PAR LA PSYCHOLOGIE DE L’INCONSCIENT.
La clairvoyance spontanée est souvent, sinon toujours, un phénomène subjectif purement psychique. La clairvoyance se présente comme [p. 776] un phénomène psychique bien net, grâce à une disposition innée, renforcée par certaines expériences infantiles ; parfois elle est la conséquence d’une situation particulière de nature compulsive. Des désirs refoulés et condamnés se frayent un chemin jusqu’à la conscience ; mais, pour l’atteindre, ils ont dû se déguiser, s’altérer, de sorte qu’ils peuvent être pris pour la manifestation de forces mystiques, projetées à l’extérieur du moi, ce qui amène l’irresponsabilité absolue du sujet. Parmi les facteurs qui contribuent à rendre cette auto-déception possible, il convient de signaler le narcissisme intellectuel, le besoin de croire à l’omnipotence de la pensée ou l’illusion de se figurer qu’on est prédestiné par l’au-delà pour accomplir certaines choses. Les états passagers pendant lesquels se produit cette auto-déception sont caractérisés par une vérification défectueuse de la réalité ; la tendance à se croire prédestiné à la clairvoyance entraîne dans la suite une inhibition dans le contrôle précis des données réelles et des circonstances exactes qui accompagnent un phénomène. Une régression vers la personnalité infantile, et le stade de narcissisme avec croyance à la puissance magique de la pensée rapprochent l’esprit du clairvoyant de la mentalité primitive ; une faiblesse d’esprit partielle, conditionnée par des affects inconscients, provoque la croyance à une explication mystique de l’événement.
Il y a là des analogies avec les phénomènes du rêve, du jeu de mot tendancieux, de l’annonciation, de la conversion, etc.
La clairvoyance, de même que toute superstition, consiste surtout dans l’attente d’un événement désagréable et résulte, comme celle-ci, de tendances hostiles et cruelles soumises au refoulement. Nos deux cas se distinguent par la circonstance que la perception à distance constitue pour ainsi dire une prothèse psychique, un bras démesurément allongé, s’étendant dans le lointain vers la personne qui est physiquement hors d’atteinte.
Pour la raison que le clairvoyant ignore lui-même les causes profondes de ses hallucinations, et pour cette autre que son esprit recherche automatiquement à attribuer le phénomène, dont il est le sujet, à une certaine cause, il est amené, par un déplacement inconscient, à la situer dans le monde extérieur et à croire à l’intervention de forces surnaturelles. L’adoption de forces mystiques n’est pas autre chose que de la psychologie projetée dans le monde extérieur. La perception endopsychique, la reconnaissance obscure de l’inconscient se reflète dans la construction de forces suprasensibles, de réalités ne tombant pas sous les sens de chacun. Il revient à la science de réduire ces projections à la psychologie de l’inconscient (9).
Nos connaissances psychanalytiques nous permettent ainsi d’expliquer les phénomènes de clairvoyance et de télépathie, sans que nous éprouvions le besoin d’apporter un changement fondamental à nos conceptions de la [p. 777] psychologie et des sciences naturelles. Je répète ici le défi, présenté par moi en 1910 (9) : celui de soumettre le sujet de pareilles perceptions à distance à une psychanalyse. Le même procédé est à suivre pour expliquer les résultats de l’écriture automatique, les perceptions de gens simples lorsqu’ils assistent à des séances spirites, les rêves qui se vérifient. Freud a appliqué sa méthode à des rêves pseudo-télépathiques (10) sans prendre parti pour ou contre la réalité de la télépathie dans le sens occulte. Ce n’est qu’en appliquant son procédé que nous déchiffrerons cette énigme.
E. HITSCHMANN.
Vienne, mai 1924.
(Traduit par J. Varendonck.)
Notes
(1) Cf. Ferenczi. Névroses du Dimanche. Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse, Jahrgang V, Heft I, 1919.
(2) Une interprétation plus approfondie pour les initiés à la psychanalyse serait la suivante : Il est improbable qu’une circonstance autre que celle du sport aéronautique eût donné lieu à ce phénomène de pseudo-clairvoyance. Celui qui a interprété des rêves d’après la méthode psychanalytique a pu constater que le ballon, surtout dans la forme apparue à notre clairvoyant, est un symbole pour le membre masculin. Dans l’attitude mentale de la jalousie entre hommes, la comparaison, voire la destruction du pénis, ou ce qui revient au même le souhait d’impuissance, sont étroitement associés. Dans le cas présent, le sujet se souvient d’un rêve qu’il eut comme célibataire à l’occasion d’un changement de résidence, obligeant les frères, qui autrement avaient des appartements distincts, à dormir dans la même chambre d’une maison de campagne, ce qui reproduisait une situation habituelle dans leur enfance. Le rêve qui se produisit cette nuit-là avait pour sujet un serpent auquel il s’agissait de donner des coups. — La nacelle dans laquelle se trouve le pilote constitue, dans le langage de l’inconscient, un symbole pour le sein de la mère.
(3) Cf. S. Freud. Totem et Tabou, chap. III : Animisme, magie et omnipotence de la pensée.
(4) Ce que le poète écrit de ses rêveries est caractéristique : « Le désir (du père) que je cesse de rêvasser me faisait le même effet que si on avait voulu m’enlever le cœur au scalpel… Mais de même que personne n’a le pouvoir de dormir sans rêver, de même je me rendis bientôt compte en soupirant que j’avais beau m’ordonner à moi-même de travailler, les rêves envahissaient inconsciemment mon esprit pendant le jour tout comme ils s’accaparaient la nuit de mon cerveau assoupie. Et au milieu de mon travail, pendant que j’écrivais mes devoirs, que j’écoutais une leçon, je ne pouvais empêcher mon esprit de s’envoler loin de la salle de classe, mes oreilles d’entendre des conversations, mes yeux de voir des paysages ; je me promenais dans les bois, j’entendais des cloches sonner, je frayais dans mon imagination avec les personnages des histoires que j’avais lues ; et lorsque je me retrouvais tout à coup en classe, j’avais perdu le fil de ce qui s’y disait. »
(5) Cf. S. Freud. Le poète et la fantaisie. (Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, 2° Folge 1909.)
(6) Cf. E. Hitschmann. Un poète et son père. Contribution à la psychologie de la conversion religieuse et des phénomènes télépathiques, Imago, IV, 1905.
(7) Cf. E. Hitschmann. La Paranoïa de Swedenborg, in Zentralblatt für Psychoanalyse. Bd. III, ainsi que Un poète et son père, loc. cit., James. L’expérience religieuse.
(8) C’est la même erreur qui attribuait jadis l’inspiration artistique à l’intervention des dieux. (Note du traducteur.)
(9) Cf. Freud. La psychopathologie de la vie quotidienne.
(10) Cf. Hitschmann. Zur Kritik des Hellsehens, Klein-Rundschau, n°6.
(11) Freud. Traum und Telepathie, Imago, 1922, n°1.
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