Marcel Déat. L’interprétation du rythme du cœur dans certains rêve. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), 1921, pp. 555-557.
Marcel Déat (1894-1955). Agrégé de philosophie, journaliste et intellectuel, il est surtout un homme politique. Il fut deux fois ministre, mais glissa malheureusement vers les idées fascisantes et fit partie du gouvernement de Vichy. La plupart de ses écrits sont d’ailleurs politiques. A notre connaissance seulement deux nous intéressent, celui que nous mettons en ligne et un autre :
— Réflexions sur la paramnésie. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), 1922, pp. 412-424. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 555-557]
L’INTERPRÉTATION DU RYTHME DU CŒUR
DANS CERTAINS RÈVES
Le rôle des sensations organiques dans le rêve ? Voilà certes une vieille question. Elle n’en est pas plus claire. D’abord parce qu’on tombe toujours au piège métaphysique, à force de vouloir être physiologiste ou psychologue seulement, les meilleurs restant ceux dont le robuste bon sens enjambe les problèmes et passe d’un plan à l’autre, en décrivant toujours. Décrivons donc à notre tour.
Nous avons pu faire quelques observations assez nettes sur le rôle que joue parfois le cœur dans la formation des images et des idées abstraites au cours du rêve. Nous en retiendrons trois exemples, qui mettent chacun en lumière un aspect de la question. Ces trois rêves se sont produits dans un état de fatigue physique légèrement fiévreuse, assez pour dérégler le rythme du cœur, et durant une période d’activité intellectuelle assez intense pour que se poursuivît au cours du sommeil ce qu’on est convenu d’appeler le travail subconscient. De là un certain grossissement des phénomènes, mais sans déformation.
PREMIÈRE OBSERVATION. — Deux personnages, soutenant chacun une thèse, sont en présence et dialoguent. Je suis tour à tour l’un et l’autre, selon un certain rythme. Dans la période qui précède un réveil, je me rends nettement compte que ces discours s’accrochent au rythme du cœur, et que la discussion est en fait établie entre la diastole et la systole. Un peu plus tard, le cœur, fatigué, bat moins fort, et espace péniblement ses contractions. L’une d’elles, à peine achevée, semble attendre l’autre, la tirer, l’appeler au secours. Cela ne tarde pas à être interprété comme un bras tendu par un personnage vers un autre, puis comme une relation, beaucoup plus abstraite, de créancier à débiteur.
DEUXIÈME OBSERVATION. — Des bandes de papier passent devant mes yeux, couvertes d’images représentant des civils et des soldats qui se suivent dans un ordre variable. C’est un jeu, paraît-il. Chaque civil vaut un point, chaque militaire deux. Le total des points de chaque bande doit être le même. C’est du moins la réflexion que je me fais. Je compare cela aux douze pieds d’un alexandrin et à la valeur relative des notes de musique, [p. 556] blanches et noires. Au bout d’un certain temps, je me rends compte que ce défilé d’images traduit la suite des battements du cœur, la valeur relative des figures dans le jeu correspondant à l’intensité irrégulière des contractions. Je note encore ceci, qui est fugitif, mais se produit à plusieurs reprises : je connais la règle du jeu, mais je ne puis la formuler clairement. Je la retrouve en jouant, en me remettant dans le mouvement même du jeu, un peu comme le rythme d’un vers oublié le fait revivre. Cela encore n’est qu’une transposition : chaque pulsation du cœur est sentie, devinée avant qu’elle se produise, mais n’est donnée qu’au moment où elle s’épanouit.
TROISIÈME OBSERVATION. — Rêve de caractère philosophique, d’abord parfaitement lié, puis plus obscur. J’ai devant moi une sphère sur laquelle je médite : j essaie de la saisir par la pensée, d’en prendre possession totale, de tous les côtés à la fois. Puis je me rends compte qu’il y a là une impossibilité. Alors, d’un seul coup, je change de plan, je deviens la sphère, je me fonds en elle, comme si je m’identifiais avec elle. Mais aussitôt la sphère reparaît. Et ainsi de suite indéfiniment. Si bien que je conclus à la nécessité d’employer les deux méthodes conjointement, la conscience étant cette oscillation même. Je m’aperçois bientôt que l’apparition de la sphère correspond au gonflement du cœur sous l’afflux du sang, et l’effort de « fusion subjective » à l’expulsion du sang. Celle-ci s’accompagne d’ailleurs d’une sensation de fluidité.
Telles sont ces observations. Elles nous paraissent comporter quelques réflexions. Remarquons d’abord que les trois cas présentent une gradation. Le troisième offre une certaine prépondérance de la pensée abstraite, comme si l’idée préexistait au rythme organique et s’appuyait seulement sur lui. Dans le premier cas, au contraire l’interprétation semble suivre le phénomène organique, sortir de lui. Enfin dans le second cas, il semble y avoir une étroite combinaison des deux termes. Cela paraît couper court à toute discussion sur leur antériorité relative. Constatation qui va déjà assez loin. D’abord on y saisit quel paralogisme préside à l’élaboration d’une physiologie de l’esprit. Car le rythme du cœur n’est ainsi qualifié qu’après coup, quand le réveil ramène le mode ordinaire de la conscience, où le cœur est traité comme une chose plutôt que senti et vécu du dedans. Dans le rêve, on descend en fait à un autre plan : on est le battement de son cœur, comme on est à l’état de veille le jaillissement de sa propre pensée. Il ne peut être question ni d’organique ni d’inorganique : c’est toujours toute la conscience qui est donnée à elle-même. Réflexion qui n’est pas neuve, mais bonne à refaire souvent.
Cette distinction entre divers plans de conscience est commode. Gardons-là pour l ‘instant, sans être dupes de ce qu’elle enveloppe de spatialité. [p. 557] Ces plans, donc, peuvent être distingués, directement saisis comme différents et même hétérogènes, et pourtant coexistent. Ils coexistent dans une unité qui ne doit pas être posée comme les dépassant ou les englobant. Ils sont, nous sommes, coexistence hiérarchique, de plans indéfiniment superposés.
Mais le mot superposition apparaît aussitôt comme inadéquat. Le rapport des divers plans de conscience n’est ni superposition, ni interférence, ni fusion, ni combinaison, aussi subtile qu’on voudra. Justement parce que nous sommes ce rapport même, aucune métaphore ne le traduira exactement. Tout ce que nous pouvons en saisir, mais ce n’est pas peu de chose, c’est que la différence de plan, mesurée entre le cœur qui bat et la pensée qui se déroule, doit être saisie dans l’actuel, comme un rapport de nous à nous. Cela seulement nous permettra de comprendre comment la distance peut être franchie entre deux plans qui semblent n’avoir rien de comparable. Nous avons en effet d’une part un phénomène organique, et de l’autre une suite de sentiments, d’images et d’idées abstraites. Or, l’observation permet de saisir mieux qu’un passage de l’un à l’autre : une véritable transformation de l’un dans l’autre. Pourtant, si l’on pose les deux termes comme hétérogènes, et ils le sont dès que posés, cette facilité de va-et-vient sera absolument inintelligible. Il n’y a pas de chimie qui puisse transformer un battement de cœur en idée.
Au contraire tout problème s’évanouit, si l’on pose correctement la question. La conscience est une, et pourtant qualitativement diverse : cela ne gêne que les mots. Nous sommes en fait cette incompatibilité logique. Et c’est pourquoi, d’un plan à l’autre, il n’y a pas de mystérieux transport de substance ni d’insaisissable combinaison. Ce n’est pas à dire qu’il faille s’interdire toute analyse : il faut bien étaler dans le temps, et même dans l’espace, ces faits de conscience qui se refusent à être des choses. Seulement, c’est s’interdire toute explication qu’analyser seulement. Il faut refaire peu à peu la synthèse que nous sommes d’abord. Entendons : la refaire non en paroles, mais en fait. Des observations comme celles que nous avons rapportées y aident singulièrement. Du rêve philosophique et abstrait aux battements d’un organe fatigué, il y a autant et plus de distance que d’un signe symbolique à son sens caché. Mais le rêve nous permet de saisir directement une identité qui nous échappait.
Une réflexion poursuivie dans ce sens permettrait peut-être de saisir comment l’action peut déjà être de la pensée tout en apparaissant après coup sans commune mesure avec elle. Plus profondément encore, le mythe de l’Inconscient se résoudrait peut-être en du conscient toujours, mais sur un autre plan. Des faits comme la paramnésie en seraient peut-être éclairés. Au reste, un grand psychologue en a traité, avec l’obscurité, mais aussi la force convenables. Nous voulons parler de Kant, dans son exposé du schématisme transcendantal.
MARCEL DÉAT.
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