Gilbert Ballet et Monier-Vinard – Délire hallucinatoire avec idées de persécution. Article paru dans la revue les « Annales médico-psychologiques », (Paris), soixante et unième année, huitième série, tome dix-huitième, septembre, pp. 271-281.

balletdelirespiritsime0001Gilbert Ballet et Monier-Vinard – Délire hallucinatoire avec idées de persécution consécutif à des phénomènes de médiumnité. Article paru dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), soixante et unième année, huitième série, tome dix-huitième, septembre 1903, pp. 271-281.

Gilbert-Louis-Simon Ballet (1853-1916). Né à Ambazas, en Haute-Vienne, son père était lui-même médecin. Elève de Jean-Martin Charcot, influencé par Théodule Ribot, il s’intéresse très tôt aux phénomènes du langage, en particulier de l’aphasie, qu’il ramène dans le champ d’investigation de la médecine, alors qu’ils se trouvent le plus souvent traités en philosophie. Il s’intéresse également très tôt aux phénomènes supra-normaux, intérêt qui ne se démentira pas tout au long de sa carrière. Il fut à l’origine du concept de Psychose hallucinatoire chronique, désagrégation et dissociation de la personnalité. Sa carrière fut couronnée par la parution de son Traité de pathologie mentale en 1903, travail collaboratif qui rest aune référence en épistémologie. Nous renvoyons à l‘excellent article de Pascal Le Mafan sur sa biographie dans Le Dictionnaire des psychologie et psychopathologie des religions.
Quelques publications :
— Hygiène du neurasthénique. Paris, Masson et Cie, 1896. 1 vol. Ouvrage écrit en collaboration avec Adiein Proust, le père de Marcel.
— Histoire d’un visionnaire au XVIIIe siècle. Swedenborg. Paris, Masson et Cie, 1899. 1 vol. avec portrait
— L’hygiène Scolaire. Conférence faite à Paris le 23 ami 1905, sous les auspices de la Revue scientifique. Paris, Editions de la revue Politique et Littéraire, 1905. 1 vol.
— Leçons de clinique médicale. Psychoses et affections nerveuses. Avec 52 figures dans le texte. Paris, Octave Doin, 1897. 1 vol.
— Leçons de clinique médicale. Psychoses et affections nerveuses. Avec 52 figures dans le texte. Paris, Octave Doin, 1897. 1 vol.
— Le langage intérieur et les diverses formes de l’aphasie. Deuxième  édition, revue. Paris, Félix Alcan, 1888. 1 vol. in-18, XVI p., 174 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Rapports de l’hystérie et de la folie. Suivi de la discussion. Extrait du Congrès des médecins aliénistes et neurologistes… Paris, 1894. 1 vol.
— Rapports de l’hystérie et de la folie. Rapport au Congrès des Médecins aliénistes et neurologistes de France et des Pays de Langue française, session de Clermont-Ferrand en 1894.-Clermont-Ferrand, G. Mont-Louis, 1894. 1 vol.
— Sur un cas de délire de médiumnité. Article paru dans la revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), huitième série, tome dix-neuvième, soixante et unième année, (1903), pp. 264-271. [en ligne sur notre site]
— Traité de pathologie mentale. avec la collaboration de D. Anglade,  F. L. Arnauld, H. Colin, E. Dupré, A. Dutil, J. Roubinovitch, J. Séglas, Ch. Vallon. avec 215 figures dans le texte et 6 planches en chromolithographie hors texte. Paris, Octave Doin, 1903-in-8°, 2 ffnch., XIV p., 1600 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 271]

Délire hallucinatoire avec idées de persécution, consécutif à des phénomènes de médiumnité

par

MM. GILBERT BALLET et MONIER- VINARD.

Quand, chez certains médiums, le trouble mental va en progressant, il reste le plus ordinairement semblable à lui-même quant à sa nature et à sa forme, ne variant que par son degré et les actes singuliers qu’il peut provoquer ; chez d’autres, au contraire, il est possible de voir se développer un délire hallucinatoire d’une com­plexité très grande, aussi remarquable par sa variété que par son intensité.

Le malade dont nous présentons l’observation réalise [p. 272] ce dernier type : chez lui, se sont développées en outre des idées de persécution ; ce sont elles qui l’ont amené à venir noue trouver,

OBSERVATION (recueillie à l’Hôtel-Dieu, service de M. Gilbert Ballet.)

SOMMAIRE. — Homme de quarante-sept ans. En 1898l début de l’état actuel par des phénomènes de médiumnité pure. Délire de persécution surajouté bientôt après. Hallucinations multiples. Voyages aux planètes. Analogies avec le délire de Swedenborg.

Mathieu C… , âgé de quarante-sept ans, actuellement sans profession .

Antécédents héréditaires. — Ne révèlent rien de particulier.

Antécédents personnels. — Fièvre typhoïde à trente ans. Il a eu la syphilis. La date de l’accident initial a échappé. A l’âge de trente-six ans, il a eu des plaques muqueuses dans la gorge. Plus tard, on lui fit au Val-de-Grâce une staphylorraphie nécessitée par la perforation du voile du palai consécutive à l’évolution d’une gomme. Depuis la voix est nasonnée. Pas d’éthylisme.

Histoi1’re de la maladie actuelle. — Le 8 octobre 1902, le malade se présente à la consultation se plaignant d’être obsédé depuis quatre ans par des esprits qui le persécutent. Il vient nous trouver afin d’obtenir un certificat médical nécessaire pour appuyer les poursuites qu’il veut intenter à des personnes qu’il accuse de le raire tourmenter par les esprits.

Etant gardien au cimetière du Père-Lachaise, il rencontra, il y a sept ans, une femme qui lui tira les cartes et lui interpréta les lignes de la main, Cette aventure ne l’aurait guère impres­sionné, il le dit du moins ; mais il déclare que depuis ce moment il se mit à remplir moins exactement ses fonctions ; son caractère s’assombrit et, en août 1896, il fut révoqué. Il ignore la cause de son renvoi.

Deux ans plus tard, sa femme mourut à l’hôpital Tenon de suite de couches. Bientôt après, l’enfant mourut aussi.

Il y avait trois semaines que sa femme était décédée, quand, brusquement, il eut l’impulsion d’écrire la phrase suivante qui, nous dit-il, lui était dictée par l’esprit de la défunte : « Je suis ta femme, je t’aime ; tu te marieras avec Mme Marie P…, qui habite avenue Parmentier, 28. »

Pour la première fois, ainsi, il entra en rapport avec les esprits. [p. 273] Ce phénomène le troubla fort, d’autant plus que, à partir de ce moment, à maintes reprises, l’esprit de sa femme lui dicta diverses phrases. Celle qui revenait le plus souvent était la suivante : « Tu te marieras avec cette femme, tu seras auditif. »

Désireux de s’expliquer ces phénomènes, il se fit admettre dans une société de spirites. Là, il lui fut déclaré qu’il était un grand médium ; on lui enseigna à faire tourner les tables.

Dès ce moment aussi, surtout pendant la nuit, il commença à voir des esprits. Ceux-ci prenaient la forme d’animaux hideux : serpents, crapauds, lézards, ils lui parlaient lui disant : « Ta vie sera pleine d’épreuves. »

Sur ces entrefaites, le hasard fit arriver entre ses mains le prospectus d’une cartomancienne dont l’adresse et le nom cor­respondaient exactement avec ceux que l’esprit de sa femme faisait écrire : « Mme Marie, avenue Parmentier, 28. » Il s’y rendit : la cartomancienne lui déclara qu’il était un grand médium ; elle lui fit révéler le passé et l’avenir d’une personne présente à l’entretien… Puis se passa une scène lubrique, durant laquelle il semble bien que la cartomancienne ait voulu abuser du malade. Malgré les singulières manœuvres aux­ quelles se livra sur lui la tireuse de cartes, il resta calme, abso­lument ahuri de ce qui se passait, à tel point qu’une lois sorti, il ne put retrouver le chemin de sa demeure,

Depuis le moment où se produisit cette scène, les phéno­mènes qu’il présentait déjà ne firent que s’accentuer encore davantage. Il voit sans cesse la cartomancienne à ses côtés ; il la voit à tous, moments, quelquefois le jour, mais surtout la nuit ; elle le tourmente, elle veut qu’il devienne son amant, et il s’y refuse car elle est vieille et laide ; puis il pense qu’une fois satisfaite, elle les ferait disparaître.

Toujours encore, il est en relation avec l’esprit de sa femme ; il lui reproche d’avoir pu lui conseiller de se marier avec une personne aussi odieuse que la tireuse de cartes. Il lui demande, mais en vain, de l’en débarrasser.

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Un des dessins spirites deM. Desmoulin.  ,

Il commence alors toute une série de démarches auprès des tribunaux ; il s’adresse au commissaire de police, voulant faire poursuivre la cartomancienne

Mais pour se défendre, celle-ci le tourmente encore d’avan­tage ; il la voit auprès de lui, qui, avec son mari, le menace et l’injurie. Tous les deux lui envoient une série de mauvais esprits qui tâchent de l’effrayer, et revêtent des formes hideuses. Un matin, il se réveille brusquement et voit sur sa poitrine un énorme serpent dont la tête reposait sur son épaule. On le menace, afin qu’il retire les plaintes qu’il a déposées. « Nous te ferons crever et nous t’aurons. » Tout sommeil devient [p. 274] impossible : quelquefois, il éloigne les mauvais esprits en fai­sant de longues prières. Ceux-ci reviennent malgré tout. Il s’arme d’un bâton pour les chasser, mais en raison de leur caractère immatériel, le bâton les traverse sans les frapper. C’est très distinctement qu’il voit les esprits, il nous assure les voir aussi nettement que les objets réels eux-mêmes. Ses autres sens sont d’ailleurs impressionnés ; les esprits à l’aspect hideux répandent en même temps une odeur de brûlé extrêmement désagréable.

Mais outre les esprits qui le persécutent, il en voit d’autres qui lui sont, soit favorables, soit au moins indifférents.

Souvent il y en a de bons qu’il ne connaît d’ailleurs pas, qui viennent le trouver ; il les entend, tantôt lui parlant distincte­ment et lui donnant de bons conseils ; tantôt s’adressant direc­tement à son cerveau, sans qu’il ait d’impressions auditives.

Un fois, il nous dit avoir vu son propre esprit, sous la forme d’un homme habillé de noir, qui marchait à ses côtés et s’entre­tenait avec lui ; à un autre moment, en plein jour, il vit brus­quement au milieu de la rue une boule de feu qui roulait devant lui, et disparut laissant une odeur de soufre. Ces divers phéno­mènes ne sont, nous dit-il, perceptibles que pour lui seul, et c’est son caractère de médium qui lui vaut ce privilège.

Cc n’est pas seulement par ses sens qu’il entre en communi­cation avec les esprits, soit bons soit mauvais. Ceux-ci le font aussi écrire ; sa femme, on l’a vu, lui dicta la première phrase qu’il écrivit de la sorte. Tantôt, il entend la phrase qu’il doit écrire et qui lui est en quelque sorte dictée ; d’autres fois, c’est sous la dictée intérieure, sans impression auditive, qu’il trace des phrases. Dans cette dernière condition, il écrivit un jour sous nos yeux la phrase suivante : « Tu es un voleur ; tu aurais pu faire beaucoup mieux, tu ne feras pas grand’chose, parce que tu insultes cette femme. »

Enfin, parfois encore, il prend la plume et se met à écrire n’ayant pas conscience d’obéir à une dictée quelconque soit intérieure, soit extérieure à lui-même. Ainsi, quand au cours de l’examen, nous lui posons une question qui l’embarrasse, il prend souvent un papier et écrit, qu’il lui est impossible de nous répondre. Il semble alors n’avoir conscience du sens des mots, qu’une fois ceux-ci tracés sur le papier.

Nous lui demandons alors ce qui lui a suggéré cette réponse écrite ; il nous déclare que c’est certainement un esprit qui le lui a fait écrire, mais il dit fort bien aussi ne l’avoir pas entendue lorsqu’il la lui dictait. Quand il écrit sous la dictée des esprits, son écriture est quelquefois normale ; souvent elle est modifiée, les lettres tracées d’une façon saccadée sont déformées et la lecture de sa phrase est parfois difficile. [p. 275] Enfin, souvent aussi, il trace une série de traits irrégulier diversement contournés, couvrant parfois toute une page. Ayant écrit ainsi, il nous lit une phrase ayant un certain sens ; mais, à une deuxième lecture, il ne peut naturellement pas lui­ même nous lire la phrase de la même manière que la première fois.

Quelquefois, il prédit l’avenir : tantôt il annonce le temps qu’il fera pendant une période de l’année, tantôt il indique les affections qui atteindront les gens, leur durée, leur gravité. Il prétend même avoir une favorable influence sur les maladies.

Depuis près d’un an enfin, il lui arrive souvent d’être transporté loin du lieu où il se trouve. Les esprits persécu­teurs l’emportent parfois ainsi à de grandes distances, l’en­traînent avec eux et lui donnant des coups de fluide qui l’atteignent aux testicules : ils l’ont d’ailleurs depuis longtemps rendu incapable de tout acte sexuel. Mais, à l’ordinaire, c’est sans que ses persécuteurs interviennent qu’il se trouve ainsi transporté dans l’espace. Il parcourt de la sorte les planètes ; il en’ a exploré un grand nombre, mais il ignore le nom de la plu­part d’entre elles, et c’est la planète Saturne qu’il visite le plus souvent. C’est vers le milieu de la nuit que cela lui arrive ; il se sent alors « partir sur sa pensée », il traverse d’immenses espaces, et les esprits, mauvais veulent alors le tuer à coups de fluide. Arrivé dans Saturne, « il se matérialise », reprenant son aspect et sa forme ordinaires. Il nous a écrit lui-même le récit de l’un de ces voyages.

« J’ai vu une chaine de montagnes aux bords de la mer saturnine ; elles sont couvertes de rochers et d’herbages, peuplées d’animaux de toute espèce. Au pied des mon­tagnes, une plaine des plus grandes, des plus fertiles. Les habitants de ces pays sont comme nous. Ne pouvant pas aller partout et me rendre compte de tout, j’étais obligé de demander à un esprit que je ne connaissais pas. Il me montra le château de Saturne et me renseigna surtout ; il m’ex­pliqua la ville de Luffiphnoff et l’Eglise et une bonne partie de la contrée de Lestaphanofî. Là, je reconnus que c’était un esprit de ma famille, qui est ma mère ; mais je ne l’ai reconnu que trop tard. Elle me fit parler avec certains habi­tants de cette ville. Dans d’autres contrées, j’étais tout seul ; je me trouvais toujours en butte avec des esprits des plus mauvais. J’aurais fait mieux si j’avais en quelqu’un pour me protéger contre les esprits qui me font du tort. J’ai reconnu Jésus et la Vierge Marie qui avait l’air de se ficher de moi ; « bientôt je rencontrai ma mère et Saturne ; je leur demandai quel était ce couple-là. Saturne me dit : Remarque-les bien, ce sont tes ennemis… » [p. 276]

De vive voix, il nous a encore donné d’autres renseignements : les habitants de ce pays seraient vêtus comme nous, leurs occu­pations seraient les mêmes que les nôtres ; leur langage serait « la langue grecque déformée ».

Examen somatique :
Appareil digestif. — Mauvais appétit. Digestion lente, Pas de constipation,
Appareil respiratoire. — Rien de spécial.
Appareil circulatoire. — Rien de spécial.
Appareil urinaire. — Rien de spécial.
Appareil génital. — Frigidité absolue depuis quatre ans. Il prétend avoir de la spermatorrhée nocturne : il l’attribue aux esprits qui, pendant la nuit, viennent provoquer chez lui des excitations génitales.
Appareil nerveux. — Sommeil mauvais, entrecoupé par les hallucinations.
Pas de céphalalgie.
Pas de troubles moteurs.
Sensibilité normale partout.
Réflexes tendineux également forts des deux côtés.
Pupilles égales et régulières, réagissant bien à la lumière.

Si nous résumons l’histoire de ce malade, nous voyons que depuis quatre ans, il se trouve dans un état mental particulièrement troublé. En 1898, lors de la mort de sa femme, se produit la première hallucination auditive, qui se répète plusieurs fois. Etonné du phénomène, il va en demander l’explication aux adeptes de l’occultisme : auprès de ceux-ci il devient rapidement lui-même médium, et ses relations avec les esprits s’étendent et se multiplient. Une fois qu’il est en rapport avec la car­tomancienne, certaines de ses hallucinations se groupent, s’organisent, faisant de lui un véritable persécuté tandis que d’autres phénomènes se surajoutent : prédictions de l’avenir, voyages dans les planètes.        .

Il est intéressant d’analyser chacun des troubles hallucinatoires que présente ce malade. Chronologi­quement, nous voyons d’abord que ce sont les halluci­nations auditives qui se développèrent les premières : mais les hallucinations visuelles sont survenues aussi bientôt et ont bien vite pris une importance considérable. Si à quelques moments il leur arrive de revêtir une forme élémentaire (globes de feu, nuages), le plus sou­vent elles revêtent une forme commune : ce sont des [p. 277] animaux hideux, des figures humaines. Il les voit, noun dit-il, aussi distinctement que les objets réels. Il les touche même, et ce contact lui répugne souvent. Le moment où se produisent ces hallucinations est variable : quelquefois c’est en plein jour : mais c’est d’ordinaire la nuit qu’elles sont le plus fréquentes. Elles semblent débuter pendant le sommeil ; puis, tirant le malade de cet état, elles se continuent une fois qu’il est réveillé. Récemment encore, il nous disait que l’une de ces der­nières nuits, un esprit persécuteur survint pendant son sommeil, revêtant les traits du mari de la cartoman­cienne ; il le réveilla en le pinçant et en lui tirant le cheveux. Il se leva alors, alluma sa lampe et voulut le chasser, quand soudainement l’esprit abandonna la forme humaine, et il se trouva en présence d’un gros lézard. Ce fait montre bien que si ces hallucinations commencent dans le rêve, elles se continuent en tout cas, une fois que C… est réveillé.

Les hallucinations auditives sont aussi d’un grand intérêt. Le plus souvent elles appartiennent à la caté­gorie des hallucinations psychiques. Quand l’esprit de sa femme lui dit : « Je suis ta femme, je t’aime, tu épouseras Mme Marie… », il n’entend pas parler, il ne perçoit pas de paroles distinctes, mais plutôt la pensée ou mieux : le langage de la pensée. Ce sont bien là de hallucinations psychiques, consistant en des pensée dont le malade méconnaît l’origine personnelle et qu’il attribue à une influence extérieure.

D’autres fois encore, ce sont des hallucinations audi­tives vraies associées le plus souvent à des hallucina­tions visuelles. Il entend alors distinctement des mots qui frappent ses oreilles ; ainsi on lui crie : « Nous te ferons crever et nous t’aurons. »

A côté de ces phénomènes auditifs, il faut placer les manifestations graphiques. Parfois il entend distincte­ment, comme si quelqu’un lui dictait à voix haute les phrases qu’il trace sur le papier ; souvent aussi il écrit sans entendre les mots.        .

Enfin, dans d’autres cas, il ne traduit plus par écrit une hallucination auditive, mais écrit automatique­ment, comme le font d’ailleurs la plupart des médiums. Prenant la plume, il trace un mot et ne se rend compte [p. 278] de ce qu’il a écrit qu’ensuite en le lisant. Sa sensibilité générale est aussi mise en jeu : les douleurs testiculaires qu’il dit éprouver, le sentiment pénible qu’il ressent quand il se sent emporter à travers l’espace, en sont des preuves.

Cette analyse des troubles observés chez ce malade nous a montré l’importance des hallucinations visuelle et leur prépondérance pourrait au premier abord laisser croire que le récit qu’il nous fait est plutôt celui d’un rêve que celui d’une hallucination visuelle vraie. Mais en remarquant combien aux hallucinations visuelles se trouvent souvent associées celles des autres sens (toucher, ouïe, odorat), en retenant aussi qu’elles se produisent quelquefois le jour et que, quand elles sur­viennent la nuit, elles peuvent commencer pendant le sommeil, mais qu’elles se continuent ensuite une fois le malade réveillé, nous avons acquis la conviction que­ ces troubles diffèrent de ceux du simple rêve.

Considérons maintenant l’une quelconque de ces scènes variées dans lesquelles tous les sens sont en éveil (par exemple l’un des voyages dans Saturne). Sans doute, la mobilité extrême, l’incohérence parfois des hallucina­tions dont le malade nous fait le récit, leur méritent à juste titre le qualificatif d’ « oniriques « . Mais un caractère essentiel distingue ce malade du simple rêveur. Quand ce dernier après le réveil se rappelle son rêve, il le juge pour ce qu’il est. Ici, il n’en est pas de même. Le sentiment des réalités ambiantes ne détruit pas le sentiment qu’il a eu en dormant ; il reste convaincu que tous les faits qu’il nous raconte se sont réellement produits.

Si nous lui demandons pourquoi tout cela lui arrive, il nous répond qu’il est « médium guérisseur » ou encore « médium incarné » (ne se rendant pas très bien compte de ce que signifient ces termes), et que c’est ce caractère qui lui vaut d’être en relations avec les esprits. De la sorte, on voit que ce malade, comme tous les mé­diums d’ailleurs, est à un certain degré un délirant mégalomaniaqne, Chez lui, se sont surajoutées des idées de persécution revêtant une intensité extrême. Ce­ sont elles qui l’ont déterminé à venir nous trouver. Elles revêtent ici la forme spéciale qu’elles devaient­ avoir chez un médium : ce sont des esprits qui le [p. 279] persécutent et ils lui veulent du mal. Mais quelle que soit l’in­tensité que revêt ici ce délire de persécution, il nous apparaît comme n’étant qu’accessoirement surajouté au trouble primitif et fondamental, les interprétations fausses de son état médiumnique et les hallucinations. Sous quelles influences se sont développés les troubles de ce malade ? Il ne semble pas qu’on doive chez lui le rattacher à de l’hystérie. La forme même et la systéma­tisation de son délire, l’absence complète de toute manifestation hystérique, doivent faire rejeter l’influence de cette névrose.

La prépondérance des hallucinations visuelles fait songer à l’alcoolisme comme facteur étiologique, mais il est impossible de relever la moindre trace de cette intoxication ; le malade assure, d’ailleurs, ne s’être livré à aucun moment à des excès de boissons.

Il reste an contraire à admettre que la débilité et le déséquilibre mental ont présidé à l’éclosion de tous les troubles dont nous venons de faire le récit.

Après une véritable période d’incubation qui semble avoir commencé il y a sept ans, durant laquelle il est déprimé, remplissant mal les fonctions qui lui sont dévolues, il perd au même moment sa femme et son enfant. Le choc moral l’atteint fortement, sa première hallucination auditive se produit, et se renouvelle bien­ tôt. Ses relations avec les spirites le troublent encore davantage, le champ et le nombre des hallucinations accroissent. Après la visite chez la cartomancienne il devient un persécuté. Maintenant, favorisés par les déboires qu’il a à chaque instant, ses troubles progres­sent de plus en plus ; à une courte période de calme en succèdent d’autres au cours desquelles ses hallucina­tions se reproduisent plus que jamais nombreuses,

Nous appellerons, en terminant, l’attention sur un rapprochement qui s’impose entre ce malade et celui qui mérita par les descriptions fantastiques qu’il donna des mondes supraterrestres, le nom de « Prince des voyants » ; nous voulons parler de Swedenborg : ton comme Swedenborg (2), C… est en communication fré­quente avec le monde des esprits, comme lui aussi, il visite [p.280] les mondes inconnus. Nous avons vu la description qu’il nous a donnée de la planète Saturne. N’est-elle pas à rapprocher de celles beaucoup plus riches et plus origi­nales sans doute que Swedenborg a laissées dans se divers ouvrages sur Mars, Jupiter, Saturne, Vénus ? La richesse du coloris, la précision du détail, ne sont certes pas comparables chez les deux visionnaires. Mais saurait-il en être autrement ? Swedenborg, que ses bio­graphes et ses œuvres nous indiquent « savant de premier ordre dans toutes les sciences, littérateur dis­tingué, homme politique avisé » devait avec sa haute culture intellectuelle nous faire des récits autrement variés que ceux que pouvait faire notre malade. D’une intelligence très moyenne, celui-ci a reçu une éducation sommaire. Au cours de son existence, il a dû se trouver impressionné par des récits ou des lectures qui frappè­rent vivement son imagination, et, à quarante-sept ans, il revit tout cela après l’avoir adapté à la taille de son esprit. Sa débilité mentale lui vaut ses interprétations délirantes, elle lui vaut aussi le peu de relief qu’elles ont.

DISCUSSION

M. CHRISTIAN fait la remarque que ces observations ressemblent aux observations de démonomanie publiées autrefois dans Esquirol, Michéa, Calmiez et la Vie des Saints. Il distingue deux catégories de médium : le mé­dium, soi-disant raisonnable, qu’on rencontre dans la société et celui qui, à cause de l’intensité de ses troubles délirants, ne peut y vivre. Les hallucinations, les trou­bles de la sensibilité, sont attribués à l’influence des es­prits. Autrefois, on était sous l’influence d’Asmodée ou d’Astaroth. Les démonomanes, tout comme les mé­diums, allaient en voyage , s’ils n’allaient pas visiter Saturne ils allaient au sabbat.

M. G. BALLET s’associe aux remarques de M. Chrisian. Il ne s’agit pas d’une forme psychopathiqne nouvelle. En présentant ces observations les auteurs n’ont eu pour but que de rechercher comment, nous médecins, pouvons interpréter l’état mental des médiums. Il y a des degrés divers, depuis le spirite banal jusqu’au médium écrivant. [p. 281]
Le fait constant chez le médium, c’est la tendance à la dissociation de la personnalité, c’est la désagrégation arrivant à favoriser le développement des hallucinations auditives et visuelles.

M. CHRISTIAN. — On observe la même gradation dans la démonomanie. Chez les théomanes également au premier échelon, on observe les gens pieux. A un degré supérieur, ces gens sont plus spécialement favo­risés de Dieu, un pas de plus, et Dieu leur parle. Ils sont sur le chemin de la folie.

NOTES

(1) G. Ballet, Swedenborg, 1 vol, in-12. Paris, Masson, édit

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