Gilbert Ballet & Raymond Mallet. Hallucinations et dissociation de la personnalité. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), septième année, deuxième semestre, 1913, pp.1-5.
Gilbert-Louis-Simon Ballet (1853-1916). Né à Ambazas, en Haute-Vienne, son père était lui-même médecin. Elève de Jean-Martin Charcot, influencé par Théodule Ribot, il s’intéresse très tôt aux phénomènes du langage, en particulier de l’aphasie, qu’il ramène dans le champ d’investigation de la médecine, alors qu’ils se trouvent le plus souvent traités en philosophie. Il s’intéresse également très tôt aux phénomènes supra-normaux, intérêt qui ne se démentira pas tout au long de sa carrière. Il fut à l’origine du concept de Psychose hallucinatoire chronique, désagrégation et dissociation de la personnalité. Sa carrière fut couronnée par la parution de son Traité de pathologie mentale en 1903, travail collaboratif qui rest aune référence en épistémologie. Nous renvoyons à l‘excellent article de Pascal Le Mafan sur sa biographie dans Le Dictionnaire des psychologie et psychopathologie des religions.
Quelques publications :
— Hygiène du neurasthénique. Paris, Masson et Cie, 1896. 1 vol. Ouvrage écrit en collaboration avec Adiein Proust, le père de Marcel.
— Histoire d’un visionnaire au XVIIIe siècle. Swedenborg. Paris, Masson et Cie, 1899. 1 vol. avec portrait
— L’hygiène Scolaire. Conférence faite à Paris le 23 ami 1905, sous les auspices de la Revue scientifique. Paris, Editions de la revue Politique et Littéraire, 1905. 1 vol.
— Leçons de clinique médicale. Psychoses et affections nerveuses. Avec 52 figures dans le texte. Paris, Octave Doin, 1897. 1 vol.
— Leçons de clinique médicale. Psychoses et affections nerveuses. Avec 52 figures dans le texte. Paris, Octave Doin, 1897. 1 vol.
— Le langage intérieur et les diverses formes de l’aphasie. Deuxième édition, revue. Paris, Félix Alcan, 1888. 1 vol. in-18, XVI p., 174 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Rapports de l’hystérie et de la folie. Suivi de la discussion. Extrait du Congrès des médecins aliénistes et neurologistes… Paris, 1894. 1 vol.
— Rapports de l’hystérie et de la folie. Rapport au Congrès des Médecins aliénistes et neurologistes de France et des Pays de Langue française, session de Clermont-Ferrand en 1894.-Clermont-Ferrand, G. Mont-Louis, 1894. 1 vol.
— Sur un cas de délire de médiumnité. Article paru dans la revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), huitième série, tome dix-neuvième, soixante et unième année, (1903), pp. 264-271. [en ligne sur notre site]
— Traité de pathologie mentale. avec la collaboration de D. Anglade, F. L. Arnauld, H. Colin, E. Dupré, A. Dutil, J. Roubinovitch, J. Séglas, Ch. Vallon. avec 215 figures dans le texte et 6 planches en chromolithographie hors texte. Paris, Octave Doin, 1903-in-8°, 2 ffnch., XIV p., 1600 p.
Raymond Mallet (1882-1936). Docteur en médecine. – Psychiatre, expert auprès du Tribunal de la Seine. Quelques publications :
— Contribution à l’étude anatomique des démences. La démence neuro-épithéphiale. Paris, G. Steinheil, 1911. 1 vol. in-8°.
— Les obsédés. Préface de J. Séglas. Paris, Gaston Doin, 1928. 1 vol. in-8°.
— Les délirants. Paris, Gaston Doin, 1930. 1 vol. in-8°.
— La démence. Paris, Armand Colin, 1935. 1 vol. Dans la collection « Armand Colin, Section de philosophie ». – Deuxième édition identique : Deuxième édition. Paris, Armand Colin, 1947.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de typographie. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
HALLUCINATIONS ET DISSOCIATION DE LA PERSONNALITÉ
par
Gilbert BALLET, Professeur de clinique psychiatrique et Raymond MALLET Chef de clinique adjoint. à la Faculté.
[p. 1]
Nous ne prétendons pas renfermer dans le cadre étroit d’une théorie purement psychologique le phénomène particulièrement complexe de l’hallucination ; nous voudrions seulement montrer le lien, de nature psychologique, qui existe entre les diverses variétés d’hallucinations, qu’il s’agisse d’hallucinations psychiques, psycho-motrices, auditives, visuelles ou des autres sens, d’hallucinations toxiques ou non.
Tout le monde est d’accord pour différencier les hallucinations d’un alcoolique, d’un confus, de celles d’un malade atteint de psychose hallucinatoire chronique, par exemple (délire de persécution, type Lasègue-Falret, délire hallucinatoire des dégénérés et délire chronique de Magnan) : dans le premier cas, il s’agit surtout d’hallucinations visuelles qui frappent par leur précision, leur netteté, alors que dans le second, les hallucinations visuelles sont l’exception, toutes les autres variétés d’hallucinations pouvant au contraire se rencontrer, dont le caractère commun est d’être plus vagues, plus floues que les précédentes. A tel point, que certains psychologues hésitent à admettre l’hallucination auditive du persécuté comme telle, tendant plutôt à en faire une sorte de conviction délirante.
Conviction délirante, soit, mais conviction délirante « objectivée », et c’est ce caractère d’objectivité qui spécifie l’hallucination davantage, nous le verrons, que le caractère d’extériorité.
L’hallucination, quelle qu’elle soit, n’est, en effet, que l’expression clinique d’un état de dissociation de la personnalité (1) ; il y a, [p. 2] chez l’halluciné, une sorte de coupure dans le champ de la conscience, telle que des différents stades d’élaboration d’un phénomène de représentation mentale, qu’il s’agisse d’une idée ou d’une image sensorielle, cénesthésique, motrice, ce qui est refoulé dans le subconscient échappe au contrôle de la conscience.
En général, quand une idée nous vient à l’esprit, en apparence spontanée, nous pouvons retrouver par une analyse introspective les processus associatifs qui y ont abouti.
Parfois, cependant, nous sommes surpris par l’apparition dans le champ de notre conscience d’une représentation mentale étrangère à nos préoccupations du moment: on est « poursuivi » par une idée, comme on peut l’être par un air de musique, par une vision ; et cette sorte d’automatisme psychique, normal, pour ainsi dire, peut devenir pathologique ; il aboutit alors, soit à « l’idée fixe ou prévalente » de Wernicke, voisine de l’idée fixe normale, qu’on rencontre chez certains persécutés interprétants, soit à « l’idée obsédante » reconnue pathologique par le malade lui-même, soit à cet état de « mentisme » voisin de l’obsession, dans lequel le sujet assiste à un véritable défilé d’idées sur lesquelles il n’a pas le temps de fixer son attention.
Mais dans tous ces cas, le sujet rattache à sa personnalité psychique ses représentations mentales plus ou moins spontanées ; il les fait « siennes ». Il n’en est plus de même chez l’halluciné dont la personnalité est désagrégée, chez lequel, par conséquent, l’automatisme du subconscient peut se donner libre cours parce qu’ignoré par la conscience, et qui de ce fait est convaincu de l’origine objective, en dehors du « moi », de ses représentations mentales. C’est ce que le malade atteint de psychose hallucinatoire chronique exprime quand il dit : « On me prend… On devine… On me vole ma pensée… ».
Cet état de désagrégation de la personnalité, qui représente en quelque sorte l’ébauche de ce qu’on rencontre dans les états seconds de l’épilepsie et de l’hypnotisme, peut être le résultat d’une intoxication ou d’une infection, et alors sa durée est conditionnée par la nature de l’une ou de l’autre ; d’autres fois il survient spontané- ment et s’installe d’une manière définitive : c’est ce qui se passe dans la psychose hallucinatoire chronique.
Le désagrégé de la personnalité réagit différemment suivant qu’il est ou non intoxiqué.
Nous ne passerons pas en revue les nombreux facteurs d’ordre [p. 3] psychique (rôle de l’affectivité, du caractère, de l’intelligence, surtout chez le persécuté), d’ordre organique (modifications nerveuses, troubles circulatoires, rôle des toxines, surtout dans les intoxications), d’ordre physique même (phénomènes illusionnels de l’alcoolique, du mystique par exemple) qui interviennent dans la production du phénomène hallucinatoire.
Celui-ci dépend surtout de l’état de désagrégation de la personnalité, de sa nature, de son degré d’intensité. Un malade atteint de psychose hallucinatoire chronique, par exemple, n’aura pas en général d’hallucinations visuelles, parce que la réduction dans l’espace se fait chez lui d’une manière constante et qu’ainsi l’automatisme de son subconscient ne peut s’exercer dans la sphère sans cesse occupée de la vision. La réduction dans le temps, qui ne se fait au contraire que par intervalles, ne l’empêche pas d’extérioriser les idées qui lui apparaissent comme étrangères à sa personnalité et d’avoir ainsi des hallucinations auditives. Toutefois, l’objectivation des représentations mentales peut ne pas aller jusqu’à l’extériorisation : alors le malade dit qu’on lui « envoie des pensées étrangères » (c’est « l’idée autochtone » de Wernicke) qu’il « entend mentalement » ; d’autres fois il prétend que la voix « part de l’estomac » ou d’une partie quelconque du corps ; il s’agit là d’hallucinations psychiques qui peuvent devenir psychomotrices quand il s’y ajoute un élément moteur dû à l’excitation concomitante des centres moteurs des images verbales, orales ou graphiques (Séglas).
Dans cette catégorie d’hallucinations dites psychiques, doivent donc être réintégrées la plupart des pseudo-hallucinations qu’on en a détachées depuis Kandinsky et qui, si elles n’ont pas effectivement le caractère d’extériorité propre aux hallucinations psychosensorielles de Baillarger n’en sont pas moins, comme celles-ci, symptomatiques d’un état de dissociation de la personnalité.
Quand on a affaire à des hallucinations auditives véritables chez le persécuté qui dit entendre des voix, connues ou inconnues, « comme il nous entend » par une oreille ou par l’autre suivant son état d’orientation psychique, on est frappé par l’imprécision de ses descriptions et par ce fait que toujours il différencie les perceptions hallucinatoires des perceptions réelles.
La même imprécision, la même distinction se retrouvent chez le persécuté qui objective les images mentales olfactives, gustatives, tactiles, cénesthésiques. [p. 3]
C’est que chez de tels hallucinés la conscience n’est pas abolie ; elle est seulement troublée dans ses rapports avec certaines manifestations du subconscient en dehors desquelles elle permet au sujet de se diriger normalement.
Il n’en est pas de même chez l’intoxiqué qui joue « son rêve ». Chez lui, et l’alcoolique en est le type, existent surtout, comme dans l’état de rêve normal, des hallucinations visuelles avec ou sans hallucinations auditives complémentaires.
Les hallucinations auditives pures ne se rencontrent pas dans les cas de profonde intoxication, cette forme d’hallucination demandant pour se produire un travail intellectuel, un processus d’idéation dont le malade est incapable.
Et c’est cet état d’obnubilation intellectuelle plus ou moins profonde dans lequel il se trouve qui, supprimant tout contrôle de la conscience, permet à l’alcoolique, au confus, d’avoir des hallucinations visuelles, et qui donne à celles-ci leur caractère de netteté, de précision, qu’on ne rencontre pas dans les hallucinations du persécuté chronique par exemple.
A mesure que le malade se désintoxique, les hallucinations visuelles deviennent floues, disparaissent, et alors peuvent survenir des hallucinations auditives pures.
De même le malade non intoxiqué peut dans certains cas, dans la mélancolie, dans le délire mystique notamment, arriver à un état d’extase, de stupeur, de torpeur intellectuelle en un mot, qui rappelle l’état hypnagogique normal et qui permet aux hallucinations visuelles de se déclancher, avec moins de précision toutefois que chez l’alcoolique.
Enfin, on comprend que certains délirants atteints de cécité puissent, si ce sont des désagrégés de la personnalité, avoir des hallucinations visuelles puisque chez eux la réduction dans l’espace ne se fait plus : le tabétique amaurotique par exemple présente souvent des hallucinations visuelles que favorisent encore les phénomènes subjectifs locaux.
De telle sorte qu’on peut dire qu’il n’y a pas de différence de nature entre l’hallucination du malade intoxiqué et celle du non intoxiqué.
L’une et l’autre sont le résultat d’un état de dissociation transitoire ou durable de la personnalité et les caractères de l’hallucination dépendent surtout de la conservation plus ou moins complète de la conscience et de l’intelligence, de la manière dont se fait la [p. 4] réduction dans le temps et dans l’espace ; secondairement de facteurs variés, psychiques organiques ou autres.
La valeur pronostique de l’hallucination, nulle dans les cas d’intoxication ou d’infection parce que liée à la nature, au degré d’intensité de l’une ou de l’autre, est considérable dans les autres ,cas, l’hallucination témoignant alors d’une atteinte profonde dans le mécanisme de la pensée qui peut faire craindre non seulement la chronicité, mais, comme dans la psychose hallucinatoire chronique, une évolution possible de l’affection vers la démence où n’atteint pas la psychose interprétatrice chronique.
NOTE
- Gilbert BALLET. Physiologie pathologique des hallucinations (Soc. de psychol., 3 mai 1910), et la Psychose hallucinatoire chronique (in Encéphale, juin 1913). — Raymond MALLET et GENIL-PERRIN. Hallucinations et désagrégation de la personnalité (Soc. de psychiatrie, 23 janvier 1913).
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