Marc Trénel. Notes sur les idées de négation. Tiré à part de la revue « Archives de psychologie », (Paris), n°31, 1898, 1 vol. 24 p.
Marc Trénel (1866-1932). Lacan, fut l’élève et l’ami de Marc Trénel, chef du service de l’asile de Maison Blanche auprès duquel Jacques Lacan s’initie aux troubles du langage. Collaborateur fidèle de Paul sérieux ll nous liasse une production considérable dont nous indiquons ci-dessous une sélection:
— A propos du divorce des aliénés et de la comparution en conciliation d’un aliéné interné dans la cas d’instance en divorce intenté antérieurement à l’internement. Extrait des Annales de Médecine légale, n° juillet 1926. Coulommiers, Imprimerie E. Dessaint, s. d. [1926]. 1 vol. in-8°.
— Bichat, voleur de cadavres. Extrait du Bulletin de la Société française Histoire Médecine, Paris Chez le secrétaire général, s. d. [1913]. 1 vol. in-8°, pp. 97-106. Tiré-à-part
— Caillots fibrineux kystiques de l’aorte. – Tumeurs de la dure-mère et du ganglion de Gasser. Extrait du Bulletin de la Société Anatomique, mars 1899. Paris s. d. [1899].
— Confusion mentale primitive (forme stuporeuse chez une fillette de neuf ans. Extrait de la Normandie médicale, annnée 1897. Rouen, Emile Deshays et Cie, 1897.
— Délires menstruels périodiques. Extrait des Annales de Gynécologie et d’obstétrique, Paris, G. Steinheil, s. d. [19??].
— Divorce et aliénation mentale, réponse à l’article de M. Parant. Extrait des Annales médico-psychologiques, octobre-novembre 1912. Paris, Masson et Cie, 1912.
— Divorce ou dissolution du mariage des aliénés. Extrait des Annales de Médecine légale…Octobre 1927. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1928.
— Divorce pour cause d’aliénation mentale d’après la jurisprudence allemande (article 1569 du nouveau Code civil). Extrait des Annales médico-psychologiques, septembre-octobre, 1911-Paris, Masson et Cie, 1911.
— Du rôle des idées de zoopathie interne dans la pathogénie d’un délire de négation. Présentation de malade. Extrait des Annales médico-psychologiques, mai-juin 1908. Paris, Masson et Cie, 1908.
— La démence précoce ou schizophrénie d’après la conception de Bleuler. Extrait de la Revue Neurologique, n°19, 15 octobre 1912. Paris, Masson et Cie, 1912.
— La galerie des portraits de demi-fous et d’aliénés de Tallemant des Réaux. Extrait du Bulletin de la Société française d’Histoire de Médecine. Paris, Chez le secrétaire général, 1929.
— La question du divorce pour cause d’aliénation mentale. Extrait de Paris Médical, n° du 4 août 1928. Paris, 1928.
— Maladies mentales familiales. Extrait des Annales médico-psycholigiques, janvier-février 1900. Paris (), Masson et Cie, 1900.
— Note sur la question de la Paranoïa aiguë. Extrait des Annales médico-psychologiques, novembre-décembre 1901. Paris, Masson et Cie, 1910.
— Notes sur les idées de négations. Extrait des Archives de Neurologie, 1898, n°31. Paris, Progrès médical, 1899.
— Parchappe (1800-1866). Extrait de la Revue Médicale de Normandie, n° du 10 décembre 1901.-Rouen, Julien Lecerf, 1901.
— Quelques observations sur le délire aigu (phrénitis d’Hippocrate). Extrait de Paris Médical, n° du 27 septembre 1930. Paris, 1930.
— Représentations figurées et jeux masochistes. Extrait des Annales médico-psychologiques, mai-juin 1902. Paris, 1902.
— Sur une demande en révision d’un procès correctionnel, basé sur la constatation de lésions cérébrales vraisemblablement antérieurs au délit commis. Extrait des Annales de Médecine légale, n°8, 1927. Paris, 1927.
— Tentative ou simulacre de suicide par électrocution sur un courant de 3.000 volts. Extrait des Annales de Médecine légale, août 1926. Paris, 1926.
— Traitement de l’agitation et de l’insomnie dans les maladies mentales et nerveuses. Rapport présenté au Congrès des Aliénistes et nei-urologistes de France et des Pays de langue française, XIIIe session, Bruxelles aout 1903. Bruxelles, Maison Severeyns, 1903.
— Un cas de délire des négations par Cervantès. Le licencié Vidriera. Extrait des Annales médico-psychologiques, janvier-février 1910. Paris, 1910.
— Une affaire médico-légale politique au temps de la Fronde. Le prétendu attentat contre Guy Joly, Conseiller au Châtelet et sa feinte blessure par coup de pistolet. Extrait du Bulletin de la Société française d’Histoire de la Médecine. Paris, Chez le secrétaire général, s. d. [1929].
— Une maladie familiale à symptômes cérébraux et médullaires. Troubles psychiques périodiques, démence, parésie spasmodique. Extrait de la Revue Neurologique, Paris, Masson et Cie, 1899.
— Représentations figurées et jeux masochistes. Extrait des Annales Médico-psychologiques, 1902. Paris, Masson et Cie, 1902.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 1]
NOTES
SUR LES
IDÉES DE NÉGATIONS
Par M, TRÉNEL,
Médecin adjoint des asiles,
(Extrait des Archives de Neurologie, 1898, n° 31.)
Les idées de négation, malgré la gravité de pronostic qu’elles comportent en général, sont loin d’être toujours un symptôme tardif et un indice de chronicité. Dès ses premiers travaux, Cotard l’avait indiqué, par des observations personnelles jointes à celles de différents auteurs, M. Séglas a de nouveau établi que ces idées peuvent se rencontrer dans les conditions les plus variées comme symptôme précoce, isolé, ou parfois plus ou moins passager. C’est sous ces différentes formes que nous avons eu l’occasion de les noter dans les observations suivantes : dans l’un des cas, il s’agit d’idées de négation élémentaires au cours d’une mélancolie simple. Dans le second, ces idées apparaissent dans la période mélancolique d’une folie périodique alternante. Enfin dans le troisième cas les idées de négation prédominèrent un certain temps dans le tableau morbide d’un délire polymorphe (1).
OBSERVATION 1. — SOMMAlRE : Mélancolie, tentative de suicide par arme à feu. — Un an après le début de la mélancolie, apparition d’idées de négation peu développées, épisodiques portant uniquement [p. 2] sur le monde extérieur et disparaissant au bout de peu de jours. Persistance de la mélancolie. Pas de troubles sensitifs. Amaurose par section du nerf optique, tremblement épileptoïde de la jambe du côté opposé au point de pénétration du projectile. Faiblesse des réflexes rotuliens.
Mlle A… est entrée à l’asile de Saint-Yon le 20 janvier 1897.
Antécédents : Son frère est mort après être resté douze ans paralysé. Elle-même s’est toujours bien portée, mais a toujours eu le caractère triste. Depuis plus d’un an Mlle A… a de grands chagrins et de graves préoccupations pécuniaires. Son fils est un alcoolique invétéré et ne travaille pas, il lui aurait à plusieurs reprises dérobé des sommes relativement considérables ; il a épousé contre son gré une femme dont il s’est séparé au bout de quelques mois. Pour échapper aux exigences et aux déprédations de son fils, la malade a fait certains placements de fonds qu’elle se reproche maintenant, disant qu’elle s’est ruinée et a ruiné son enfant. Sous l’influence de tous ces événements, elle était devenue très triste ; elle se sentait inquiète et abattue, ne s’occupait plus de son ménage, ne sortait plus. Un jour elle se dit tout à coup qu’elle était perdue et brusquement se tira un coup de revolver dans la bouche. Elle ne perdit pas connaissance et put descendre chez une voisine qui la fit conduire à l’Hôtel-Dieu. Elle avait la face tuméfiée et brûlée ; la balle, ainsi qu’on peut le constater aujourd’hui, avait pénétré dans le pli gingivo-labial au-devant de la canine gauche supérieure. Les premiers accidents passés, on constata une amaurose absolue. Après un séjour de cinq semaines à l’hôpital elle retourne chez elle, de plus en plus déprimée. Elle y retrouve les mêmes sujets de chagrin et d’inquiétude. Son fils tombe malade à son tour, puis il s’enivre, se dispute avec les voisins ; finalement il aurait commis chez elle un vol, si bien qu’elle se décide à déposer une plainte contre lui. Tous ces événements ont joué un rôle important dans la genèse des troubles mentaux et sous l’influence de ces chagrins répétés, de ces préoccupations constantes Mlle A… semble avoir passé à ce moment par une période de perplexité et de légère confusion dans les idées sur laquelle elle ne donne que des renseignements vagues.
Bientôt ses idées prennent une tournure dubitative et négative ; ces négations vagues, mal dessinées semblent avoir exclusivement porté sur le monde extérieur et les personnes de son entourage, mais non sur sa propre personnalité : « une de ses voisines est malade, c’est elle qui est cause de sa maladie. Elle demande ce qui va en advenir puisque cette femme ne peut pas se soigner ? Elle voit son voisin partir pour aller à son travail ; mais en réalité il ne doit pas aller à son travail, il sort et rentre aux heures ordinaires, mais il ne travaille certainement pas parce que tout est [p. 3] arrêté. Il semble à Mlle A… qu’on va surseoir à tout. Elle est toujours à se demander: qu’est-ce qu’on va devenir ? Le boucher vient régulièrement faire sa tournée, elle le voit aller et venir, mais il ne fournit pas la viande comme d’habitude ; il lui semble même que ce fournisseur ne vient plus. II ne va plus y avoir non plus de pain ; dans cette idée elle se lève la nuit pour vérifier si la boulangerie voisine fonctionne. Elle constate bien que le four est allumé, mais on ne doit pas y cuire de pain ; tous les habitants du village vont mourir de faim, on va manquer de tout. Il lui semble que les bateaux ne passent plus sur la Seine ; elle est allée demander à sa voisine comment cela pouvait se faire. Sur la réponse affirmative de celle-ci, elle se rend compte qu’il y a des bateaux, mais il n’y en a presque plus. Elle ne saurait dire s’ils marchent ; mais leurs machines à vapeur ne doivent plus fonctionner, car on n’entend plus de bruit. Au port voisin rien ne marche plus ; dans la fabrique voisine tout est arrêté, les ouvriers y sont présents, mais ils ne travaillent pas : « Tout est à la dernière des positions, il me semble qu’il ne va plus rien y avoir du tout. Que va-t-il arriver, voilà huit jours que cela dure et personne n’est encore mort de faim, c’est incompréhensible. C’est la fin du monde, rien ne va reparaître. » Elle a bien elle-même ce qu’il lui faut pour l’instant, mais tout va manquer dans l’avenir.
C’est dans cet état d’esprit, à la suite de ses plaintes contradictoires contre son fils, qu’elle est amenée à l’asile. Le long du chemin elle voit des gens aller et venir, mais ils vont ainsi sans but, lui semble-t-il. Son passage dans la ville très animée, la vue des magasins, des bateaux du port, tout cela la fait cependant réfléchir un peu ; elle se demande si ses idées ne sont pas des rêveries.
À son arrivée à l’asile elle conserve encore fermement ses convictions délirantes : « C’est comme la fin du monde ; tout disparaît, il y a une allée et venue, il n’y a plus personne dans la salle (au pavillon d’entrée où elle se trouve en réalité au milieu d’une quinzaine de malades). Elle sent qu’elle est venue pour mettre le trouble. Elle sert de jouet, tout le monde rit d’elle dans la salle. Elle ne sait que faire de sa personne, elle est agitée, elle dort comme jamais cela ne lui est arrivé, elle est comme assommée. C’est un anéantissement, un engourdissement de tous les membres, elle est incapable de faire la plus petite chose. Elle a perdu son enfant. Tout est arrivé par sa faute. »
Son aspect est celui de la dépression mélancolique la plus profonde ; elle a aussi quelques vagues préoccupations hypochondriaques en rapport avec de légers troubles gastriques réels : « elle a de la diarrhée, mais elle n’en a pas assez, car son ventre est ballonné ; elle n’urine pas assez ; on lui donne trop à manger. »
Il existe un peu d’insomnie. [p. 4] Depuis son entrée à J’asile elle est restée dans cet état de dépression mélancolique, se reprochant d’avoir fait le malheur de son enfant qu’elle a perdu, de s’être volontairement ruinée. Elle ne cesse de pleurer, de se désoler sans pouvoir se livrer à aucun travail. Les idées de négation ont complètement disparu ; la malade se rend bien compte de tout ce qui se passe autour d’elle, la mémoire est bien conservée et n’avait d’ailleurs paru un peu troublée que dans les premiers jours. À ce moment, en effet, il existait, comme on l’a vu, une certaine confusion dans les idées avec quelques illusions de la vue et de l’ouïe et quelques interprétations fausses ; la malade croyait que tout le monde s’occupait d’elle, qu’on riait en la regardant, qu’elle servait de jouet, qu’on lui disait toutes sortes de choses qu’elle ne comprenait pas. Elle ne se faisait qu’une idée inexacte de l’heure et du jour. Cet état ne dura que peu de jours et dans une lettre que Mlle A… écrivait dernièrement au tribunal qui allait juger son fils, on ne constatait rien d’autre que des idées mélancoliques.
Au point de vue physique son état général est assez satisfaisant. Mais on remarque un tremblement oscillatoire permanent du membre supérieur, prédominant aux doigts et n’augmentant pas dans les mouvements commandés, el un tremblement épileptoïde permanent du membre inférieur droit. Sur un ordre réitéré, la malade peut arrêter ces mouvements, et en particulier le tremblement épileptoïde, en appuyant fortement le pied à plat sur le sol ou en plaçant la main sur son genou ; si elle abandonne ces positions, le tremblement se reproduit instantanément. Il ne peut être provoqué par les procédés classiques. Ce dernier symptôme a persisté jusqu’aujourd’hui (avril 1897) sans aucun changement, le tremblement de la main est moins accentué. Il n’existe aucun trouble de la sensibilité. Les réflexes rotuliens sont très faibles, presque nuls, des deux côtés.
Il y a amaurose complète de l’œil gauche ; la pupille est dans un état de dilatation moyenne et elle ne réagit pas directement à la lumière, mais elle est le siège de réactions synergiques quand on examine l’œil droit.
L’éclairage de la pupille droite est suivi d’une contraction un peu lente et de courte durée de la pupille gauche, puis d’une légère dilatation qui n’atteint pas le degré primitif de la dilatation qui existait avant l’expérience; par le retrait de l’éclairage de la pupille droite, la pupille gauche revient à son état de dilatation primitif.
À la convergence il y a une contraction à peine perceptible de la pupille gauche ; la réaction est plus nette dans l’accommodation. Il existe un léger degré de ptosis et de parésie du droit supérieur et du droit interne. Enfin il parut y avoir une diminution notable de la sensibilité de la conjonctive de l’œil gauche, laquelle subsiste encore aujourd’hui, mais bien moins accentuée. [p. 5]
Cet examen est d’ailleurs difficile en raison de l’état de dépression de la malade.
Avril 1898. — Aujourd’hui, l’état de Mlle A… est amélioré, elle a pleine conscience de ses anciennes idées délirantes, elle retrouve les souvenirs qu’elle avait perdu, de certains faits qui s’étaient passés pendant la période d’acuité de la maladie. Mais elle est déprimée encore, a des idées d’indignité, se fait des reproches immérités. — Le tremblement, après s’être atténué, a complètement disparu depuis plusieurs semaines. On constate les mêmes phénomènes de synergie de l’œil amaurotique et une légère anesthésie de la conjonctive de ce côté.
C’est le tableau banal de la mélancolie simple accompagnée d’idées de culpabilité, de déchéance, de ruine. Ce qui donne un aspect un peu particulier à ce cas, c’est l’état mental qu’a présenté la malade au moment de son entrée à l’asile. Les idées mélancoliques passent un instant au second plan ; ce qui prédomine la scène pendant quelque temps, c’est la tendance à la négation.
Il n’y a pas d’idées de négation complètes, mais il est bien évident qu’il n’y a qu’un pas de cette perplexité constante à l’idée de négation vraie. La malade est encore accessible au raisonnement, elle se demande si tout ne va pas disparaître ; elle n’affirme rien quoique toute prête à affirmer que tout a disparu, et l’on peut combattre encore cette idée ; il est bien vraisemblable que, si la malade n’avait été placée à ce moment à l’asile, le délire se serait peut-être développé avec plus d’ampleur. L’unique intérêt de cette observation serait donc de donner quelques indications élémentaires sur l’idée de négation chez le mélancolique : en particulier né pourrait-on pas voir dans certaines idées de notre malade (que les vaisseaux ne marchent plus, que les ouvriers ne travaillent plus) le premier degré de la perte de la vision et de l’audition mentales ? Elle ne se représentait pas le bruit des machines, les mouvements des travailleurs et elle éprouvait le besoin d’aller vérifier ce qu’il en était en réalité.
OBSERVATION II. — SOMMAIRE : Folie périodique à marche irrégulière ayant débuté en 1882. Hérédité vésanique (familiale ?). Apparition d’idées de négation au cours du quatrième accès ; période de stupeur de quatre mois de durée (août à décembre 1895) ; puis anxiété subite avec hallucinations et illusions terrifiantes de la vue et de l’ouïe, idées de négations portant sur la personnalité de la [p. 6] malade et sur le monde extérieur ; quelques idées d’énormité. Ces symptômes ne durent que peu de jours. Après quelques alternatives, période normale de trois mois (février-mai 1896). En juin, période d’excitation de trois semaines. Depuis, légère dépression mélancolique persistante avec courtes périodes d’anxiété hallucinatoire (avril 1897.)
Mme M…, née en 1842, entrée pour la première fois le 20 août 1884, pour la seconde fois le 28 novembre 1887.
Antécédents héréditaires. — Sa mère et sa sœur ont été aliénées.
La mère avait des idées d’indignité, croyait toujours mal faire.
La sœur paraît avoir été comme notre malade, atteinte de folie intermittente : elle fut, en effet, soignée à plusieurs reprises à l’asile. Elle y rentra pour la première fois en 1873 à l’âge de vingt-quatre ans, pour un accès de manie ayant débuté brusquement trente jours après son accouchement, et qui fut naturellement considéré comme une manie puerpérale. Sortie guérie au bout de six mois, elle rentre à l’asile quelques mois plus tard dans un accès de mélancolie avec idées de suicide, elle sort guérie trois mois après ;
Nous trouvons au dossier une lettre d’elle datée de 1880, adressée à M. Rousselin, qui l’avait soignée dans ses accès précédents, et où elle émet de profondes idées de suicide et manifeste l’idée de rentrer à l’asile. L’accès (où les accès, car la malade disait dans sa lettre avoir été à trois reprises sur le point de revenir à Saint-Yon) dut être court, car il n’y eut pas internement. En 1888, elle est ramenée dans un état d’anxiété intense avec hallucinations multiples (certificat de M. Giraud). Cet accès ne dure que quelques jours, mais la malade, au dernier degré de la phtisie, meurt en dix-huit jours.
Antécédents personnels. — Notre malade a toujours eu une bonne santé physique, elle a eu un enfant mort à deux mois. Elle aurait toujours été d’un caractère triste ; à l’époque de sa première communion elle avait des scrupules, plus tard elle croyait ne pas bien faire ; elle se rendait compte des idées mélancoliques de sa mère et les combattait tout en présentant elle-même un état semblable.
Premier accès. — Les premiers accidents mentaux graves ont éclaté d’une façon subite. En août 1884, Mme M… cesse brusquement de travailler; elle présente une anxiété énorme, se croit damnée, voit les maisons brûler, tomber en ruines, des enfants écrasés par des voitures ; et, sous l’influence de ces hallucinations, tente de se précipiter par la fenêtre. Elle est très agitée, l’insomnie est absolue. À son entrée, elle est très déprimée, puis elle passe par un état d’agitation considérable de quelques jours de durée pour tomber ensuite dans la stupeur (certificat de M. Cortyl). En [p. 7] septembre, on note l’anxiété avec hallucinations : cet accès se termina rapidement, car elle sort le 31 octobre 1884.
Deuxième accès. — Pendant les trois années qui ont suivi sa sortie, elle a été bien portante. Un second accès débute soudainement, et elle entre en novembre 1887 dans un état d’excitation maniaque qui dure deux à trois mois ; elle tombe ensuite dans la stupeur avec gâtisme ; l’accès se termine par une période d’anxiété extrême où elle voyait des enfants écrasés. En avril 1888, elle est calme de nouveau et sort le 23 mai 1889,
Troisième accès. — Elle est réintégrée un mois après dans un état de grande anxiété avec refus de nourriture, désespoir. Elle a des hallucinations terrifiantes. Cette période dure plusieurs mois. Puis, après des alternatives de calme et d’excitation, elle est de nouveau normale en janvier 1890.
Quatrième accès. — L’accès, dans le cours duquel nous avons commencé à observer personnellement la malade, a débuté en août 1895 ; à la suite d’une grippe, elle tombe rapidement dans un état de stupeur très profonde avec gâtisme. À la fin du mois de décembre survient subitement la période d’anxiété. Au moment où nous la voyons pour la première fois (décembre 1895), elle est dans un état d’angoisse énorme avec hallucinations multiples, agitation permanente, insomnie; elle émet une foule d’idées de négation, par moments elle ne parle pour ainsi dire que par négations ; on remarquera que parfois elle répète successivement la même phrase sans forme affirmative puis sans forme négative, en général à la suite d’une question qu’on lui a posée. C’est dans un état d’anxiété indescriptible qu’elle émet avec loquacité les idées qui sont reproduites ici telles quelles, si ce n’est qu’on a tenté de les classer avec un peu d’ordre.
« Allez-vous-en, il n’y a plus de cabinet (la salle d’examen où elle se trouve en ce moment), il n’y a plus de salle de garde, il n’y en a jamais eu. » — Je lui dis d’ouvrir la porte. — Réponse : « II n’y a plus de porte, il y a des portes, il n’y a plus de porte. Je veux aller au cabanon, il n’y a plus de cabanon, on fait des trous dans la porte (en montrant le judas), on les a retirés. » — Question : « Quel endroit est-ce, ici ? » — Réponse : « Ce n’est rien. (Je répète la question en insistant). Autrefois cela s’appelait Saint-Yon. »
« Je veux sauver tout le monde et tout le monde est mort. Il n’y a plus personne, il n’y a plus rien, il n’y a plus personne dans l’éternité, il y a du monde ; c’est du monde qui n’est plus du monde. Comment faire puisqu’il n’y a rien du tout. Il n’y a plus rien, il y a seulement le néant. (Je lui demande : « Qu’est-ce que cela veut dire, le néant ? » — Réponse : « Je ne sais point. » Il n’y a plus de maison, plus rien, on va être enfoui dans l’éternité… Comment faire puisqu’il n’y a plus rien, puisqu’il y a tout ?… Vous écrivez [p. 8] toujours. Comment pouvez-vous tenir un porte-plume ? » — On lui dit alors d’écrire aussi ; avec beaucoup de peine on parvient à lui faire écrire : « Il n’y a plus rien, je n’ai pas d’yeux. »
Pour ce qui concerne sa propre personnalité, elle s’exprime de la façon suivante, soit spontanément, soit en réponse aux questions posées :
« — Qui êtes-vous ? — Je ne suis rien. — Quel est votre nom ? — Je ne me rappelle même plus mon âge. — Quel âge avez-vous ? — Il n’y a plus d’état civil, je n’ai pas d’âge, pas d’âge de siècle en siècle, je ne sais pas par où je vais, je ne sais pas si j’existe ; oui pourtant j’existais, je ne sais pas ce que je suis, mais j’existais. « — Avez-vous été mariée? — Je le crois, je ne me rappelle plus. — Quel est le nom de votre mari ? — Je ne me rappelle plus quand je l’ai pris il s’appelait Léopold, tous les papiers sont brûlés. « — Avez-vous des enfants ? — J’en ai eu un, on m’a dit que c’était un garçon. — Pourquoi vous bouchez-vous les oreilles ? (elle vient d’avoir une hallucination). — Je n’ai pas d’oreille, c’est rien. Je ne sais pas comment je suis, je n’ai plus de langue. — Qu’est-ce que je touche (son bras) ? — Vous touchez rien (elle s’arrache les cheveux). — Pourquoi faites-vous cela ? — Ce n’est rien, c’est des manies ; allez-vous-en. Oh ! quelle horreur, rester avec une femme qui est folle, qui est perdue … Je ne vous regarde pas, je ferme les yeux. Je ne veux pas qu’on me regard ;… où allez-vous me tripailler ?
Elle a des illusions et des hallucinations terrifiantes de la vue et de l’ouïe, elle voit tout en feu : « Sauvez-vous, si je pouvais vous donner une place pour vous sauver ! Vous brûlez, vous rebrûlez, allez-vous-en. Votre manteau brûle. Il y a du feu partout, il n’y a plus de feu. Pourquoi écrivez-vous puisqu’il n’y a plus rien ? Tout brûle ; non, on ne va pas brûler ; tout le monde brûle, il n’y a pas de poêle, il y a des poêles… Vous ne voyez donc pas des écroulements, il y a du feu partout.
« Qu’est-ce que c’est que tout ce monde-là ? (nous sommes dans la salle commune). Il me semble que j’entends dans mes oreilles tous les flots de la mer, entendez-vous les flots de la mer, tout ça va passer par-dessus… On m’appelle encore.
« Qui vous appelle ? — Je ne sais pas. — Pourquoi vous agitez-vous ? — On me pousse, on me dit de faire cela. — Qui cela ? des voix d’hommes ? — Des voix d’hommes, de femmes et d’enfants, de musique… Là-dessous il y a des téléphones, de la téléphonerie. Il n’y a plus de téléphones (elle se bouche les oreilles)…. Elle entend des voix qui viennent de partout qui disent : « Amour, amour… Ils ne pensent qu’à l’amour. » — Demande : « Comment sont ces voix ? — C’est l’écho qui accourt. On tire des coups de fusil, des petits coups de fusil comme le bruit d’un coup de sabre de bois (?) » [p. 9]
À un moment donné, une autre malade passe auprès d’elle, elle dit : « Qu’est-ce que cette personne ? elle est imperceptible à la vue. »
Pendant plusieurs jours elle reste agitée et anxieuse ; elle croit qu’on écrit sa condamnation, qu’on va la faire mourir, s’effare au moindre geste qu’on fait, reste obstinément près de la porte du cabinet de crainte de rester enfermée. Il lui semble qu’il va arriver quelque chose : « Tout le monde dit qu’il va arriver des malheurs. » On dit que nous sommes en guerre, et il lui semble entendre le tambour, mais elle se rend compte que c’est une illusion. Elle paraît avoir une hyperacousie très notable, le moindre bruit de porte, de voix, d’un train qui passe au loin la fait tressaillir, mais elle reconnaît la nature de ces bruits. Les illusions de la vue sont plus persistantes, elle voit de drôles de choses autour d’elle, elle croit voir le feu ; mais tout cela est éloigné maintenant. De temps à autre elle redit sa phrase favorite : « Il n’y a plus rien », mais sans grande persistance. Parfois, dans un court paroxysme d’anxiété elle refuse de s’entretenir avec nous. Cependant, son état s’améliore rapidement, elle se rend compte qu’elle a été malade et se rappelle ses idées délirantes.
À la fin du mois de janvier, elle est un peu agitée, non anxieuse ; au contraire, sa physionomie est plutôt gaie, elle fait parfois des quiproquos, des plaisanteries. Elle répond convenablement aux questions posées sur son âge, sa famille, sa maladie, etc…
On note de nouveau les jours suivants (février) une légère exacerbation ; elle refuse de répondre sous prétexte qu’elle n’est pas malade, qu’on se moque d’elle, qu’elle n’a rien à dire. Quoiqu’elle prétende ne rien entendre de particulier, on l’a vue rester immobile « comme en extase », disent les personnes du service, sous l’influence de ses hallucinations, ou aller çà et là, où les voix lui ordonnent d’aller.
Enfin, au mois de mars, il persiste seulement un peu de dépression ; la malade est calme, s’occupe très activement ; elle a conscience de son état morbide et a gardé le souvenir très net de tout ce qui s’est passé.
Elle est retombée malade, dit-elle, au mois d’août après une attaque de grippe et est restée dans un état d’engourdissement jusqu’à la fin de décembre. Elle est devenue alors très anxieuse tout à coup. Elle se souvient de nos interrogatoires ; elle avait une peur terrible, voyant tout le monde armé de couteaux ; il lui semblait qu’on la regardait d’un regard menaçant, qu’on allait tout envahir.
Elle voyait des écroulements ; la chapelle, les bâtiments se détruisaient ; les briques tombaient en masse. Toute la famille du médecin était écrasée par le chemin de fer. Des armées se battaient. On lui disait des choses effrayantes, il y avait des flammes partout, tout se détruisait. Il n’existait plus rien.
En juin 1896, la malade devient loquace, va, vient sans motif, [p. 10] promène de tous côtés une petite malade, une débile qu’elle a adoptée et dont on est obligé bientôt de lui défendre de s’occuper. Enfin, à propos d’une discussion des plus futiles, elle s’agite beaucoup, récrimine, met le désordre dans l’infirmerie et l’on doit la placer dans le quartier des agitées. Là elle se calme rapidement et trois semaines après le début de ces nouveaux incidents, elle est redevenue absolument normale.
Dans les derniers mois de 1896, tout en s’occupant activement elle se sent de nouveau un peu déprimée, découragée et même pendant quelques jours il lui passe des brouillards devant les yeux ; elle dit elle-même que cela ressemble à ce qu’elle éprouvait à la fin de la période d’anxiété du début de l’année : ce sont comme des flammes qu’elle voit dans le lointain. Ces symptômes sont d’ailleurs très passagers. Depuis ce moment, elle est tout à fait calme, lucide, active, mais toujours un peu déprimée moralement. Elle croit toujours ne pas remplir convenablement la tâche qu’on lui donne, travailler beaucoup moins bien que les autres, etc. (avril 1897).
Avril 1898. — Depuis un an le même état persiste et le même état persiste et les idées mélancoliques sont très actives. Cependant la malade est calme et travaille régulièrement.
Dans cette deuxième observation comme dans la précédente les idées de négation sont survenues d’une façon épisodique, c’est là d’ailleurs la seule ressemblance des deux observations. Dans la première, en effet, nous avons affaire à une psychose simple et curable où l’apparition des idées de négation n’implique pas, en raison même de leur caractère transitoire, un pronostic particulièrement grave, ou du moins la gravité de l’affection est due à d’autres causes (âge, persistance des causes morales, etc.). Enfin les négations sont tout à fait élémentaires. Il en’ est autrement ici, l’affection mentale préexistante est déjà ancienne même si l’on ne tient compte que des accès proprement dits (treize ans) ; il est d’ailleurs possible que l’état mélancolique date de l’enfance.
Depuis l’année 1884, les accès se sont répétés quatre fois ; les crises d’anxiété semblent avoir toujours eu, comme c’est la règle dans les folies périodiques, des caractères identiques : les mêmes hallucinations terrifiantes y sont notées. Mais les idées de négation paraissent être de date récente ; elles offrent
un développement bien plus considérable que dans l’observation
1 et sont accompagnées d’un symptôme important, les idées d’énormité et d’immortalité. Ces dernières n’apparaissent, [p. 11] il est vrai, que d’une façon passagère ; toutefois les phrases qui ont été soulignées dans l’observation n’en sont pas moins caractéristiques ; il n’est nul besoin d’y insister.
À côté de ce délire d’énormité, on voit la malade exprimer, dans une unique circonstance d’ailleurs, une idée inverse, et considérer une malade qui l’approche comme imperceptible à la vue. L’idée de négation se retrouve dans les caractères de certaines hallucinations ; ce sont ces voix qui ne sont qu’un écho, ces petits coups de fusil sourds.
Mais quelle que soit l’intensité des idées de négations, elles n’en sont pas moins transitoires ; rétrospectivement la malade se rendait parfaitement compte de leur nature morbide. Il faut noter encore que le délire d’énormité était non secondaire et tardif, mais contemporain des idées, de négation mêmes.
La psychose elle-même paraît s’aggraver, mais indépendamment du délire des négations et passer à la mélancolie chronique ; ce n’est d’ailleurs là que l’évolution inévitable d’une affection qui, au dire de la malade elle-même ; préexistait aux accès proprement dits.
OBSERVATION III. — SOMMAIRE : Ménopause ; opération pour métrite ancienne. Préoccupations hypochondriaques ; illusions de la vue et interprétations délirantes. Hallucinations et illusions de l’ouïe et de l’odorat ; délire des négations hypochondriaque, le délire porte sur la personnalité physique de la malade, sur celle de ses parents et sur le monde extérieur. Délire hallucinatoire polymorphe avec état anxieux et idées de persécution. Consécutivement, développement des idées de persécution, apparition d’idées de grandeur et de possession, Guérison (?) par disparition subite du délire.
Pas de troubles sensitifs (?). Hérédité niée.
Mme H… , née en 1850, entrée pour la première fois le 25 juillet 1895, pour la deuxième fois le 22 septembre 1896. Mme H… n’aurait aucun antécédent héréditaire vésanique ni ueuropathiqne. Sa mère est morte d’une affection cardiaque. Elle-même a toujours été d’une bonne santé jusqu’en ces dernières années, si ce n’est qu’elle est un peu nerveuse, et a parfois des crises de larmes. Deux grossesses normales ; accouchement avec application de forceps ; ses enfants, âgés de quinze et vingt ans, sont bien portants. En mars 1895, elle a subi un curetage pour une métrite. En juin 1895, époque où elle était déjà malade mentalement, elle a été opérée d’un anthrax. Actuellement sa santé physique est bonne. Pas de stigmates physiques importants, sauf une notable asymétrie faciale. [p. 12]
Mme H … n’a reçu qu’une éducation élémentaire, mais est très intelligente, conduit très bien sa maison et son commerce ; elle est d’un caractère très ferme, très décidé et de très bon conseil. La situation que lui a faite son mariage ne l’a pas satisfaite ; elle a été obligée de vivre dans une petite ville et de se livrer au commerce pour lequel elle avait toujours eu de la répugnance ; elle ne se liait avec personne et vivait très retirée, depuis 1890 en particulier.
Depuis deux ans elle a éprouvé de vives contrariétés à propos d’arrangements de famille et a dû continuer de vivre dans la situation qu’elle avait espéré un moment pouvoir abandonner ; de là déception très grande. À cela se sont ajoutées des douleurs, assez peu intenses il est vrai, dues à son affection utérine et les préoccupations de l’opération.
Les symptômes mentaux ont éclaté deux mois après l’opération qui avait bien réussi (il ne persistait que quelques douleurs dans le bassin). Il y eut d’abord perte absolue de sommeil et quelques troubles digestifs. La malade se plaint d’avoir la bouche pâteuse.
Elle commence à remarquer que son médecin lui fait de grands yeux et que son mari et sa belle-sœur ont changé à son égard (en réalité ils n’ont cessé de manifester la plus grande tendresse pour elle) ; elle s’imagine qu’ils sont malades, car ils changent aussi physiquement ; leurs mains sentent la mort, elle-même sent la mort, elle ne peut s’empêcher de dire aux visiteurs : « Ne sentez-vous pas la mort ? »
Une nuit elle entend sa fille descendre à la cave (il n’en était rien d’ailleurs, il y a là une hallucination et non simplement une illusion), elle la croit tombée malade dans cette cave, car elle ne l’entend pas remonter, elle se lève, appelle une voisine au secours ; ses parents la calment en lui affirmant qu’elle fait erreur et en lui amenant sa fille.
Le soir elle entend sa belle-sœur se lever et se jeter par la fenêtre ; elle a entendu le corps tomber, des gens se précipiter, se concerter à voix basse. Elle ne peut descendre elle-même de son lit pour avertir son mari qui le saura assez tôt, car la bonne verra le corps en ouvrant la porte le matin. Juste à ce moment elle entend ouvrir le magasin au rez-de-chaussée, mais comme il ne se produit aucun bruit anormal, elle juge elle-même qu’elle a eu une illusion.
À celte époque elle aurait eu des scrupules de religion, des doutes et quelques idées d’indignité, symptômes qui paraissent avoir été peu consistants, car les renseignements donnés sont vagues, tandis que tous les autres faits sont racontés avec les plus grands détails.
Ce qui prédomine rapidement, ce sont des idées de négation, de forme hypochondriaque surtout, et portant sur la personnalité de la malade même, sur ses parents et en dernier lieu sur le monde extérieur. « Son médecin l’a blessée, elle va avoir le tétanos ; [p. 13] c’est une maladie où la transpiration ne se fait plus, les os se solidifient. Il faut que le maire et un médecin viennent constater que le docteur X… l’a blessée et que tout le monde va avoir le tétanos ; il n’y a plus de transpiration sur la figure de sa belle-sœur et de son mari ; ils doivent être morts ; il faut que le maire prévienne leurs parents et les enterre. Pourtant c’est une maladie dont on ne peut pas mourir, mais dont on ne peut pas vivre non plus. Elle ne peut pas manger ; quand elle mange, cela frappe sur sa nuque, se répercute dans son estomac, comme si une bête empêchait les mets de descendre.
Mme H… ne se nourrit que de lait et de bouillon. Aussi son état général périclite surtout à la suite d’un anthrax gangréneux du menton, qui guérit très bien d’ailleurs. On l’envoie en plein bois dans une maison forestière sous la garde de sa belle-sœur. C’est à ce moment que les idées de négation prennent tout leur développement :
« Tout lui paraît changer, les arbres ne remuent pas, son souffle a desséché la forêt ; comme elle est la cause de tout cela, le maire et le comité de la forêt la poursuivent pour la punir ; on va la tuer par l’électricité et la chaleur, la broyer sous des chariots. Les oiseaux ne chantent pas ; elle n’entend que le chant des coqs qui a une résonnance extraordinaire, tous les autres bruits ont cessé ou sont changés ; elle entend le bruit d’une voiture, mais il n’y a plus d’écho ; on tire à la carabine dansle voisinage, mais cela ne donne lieu non plus à aucun écho : cela fait un bruit qui n’est pas un bruit. Son médecin lui a donné une potion pour l’ossifier. (Comme un jour il lui répondait par plaisanterie : « Non, c’est pour vous désarticuler », elle prend la chose au mot et l’accuse plus que jamais de l’avoir estropiée.) Son ossifiement se répand sur tout ; les arbres ne bruissent plus, il n’y a pas de vent, ou, s’il y en a, il ne remue plus les arbres. Par conséquent tout est mort. Elle-même va mourir. On fait du mal à son mari : s’il peut se présenter devant elle, c’est parce qu’on le raccommode par une science impossible et on recommence dès qu’il est sorti.
Les hallucinations de l’ouïe se développent et la jettent dans une grande terreur : des voitures viennent pour l’écraser, il y a un cortège en bas qui l’attend. Elle entend le bruit des roues, des cymbales ; il faut qu’elle y aille.
Des voix infernales extraordinaires l’appellent ; on lance de la mitraille avec des détonations extraordinaires. Elle entend un bruit de ferraille et un bruit de pompe, comme si on pompait de l’eau. Elle ne peut plus dormir naturellement ; s’il lui arrive encore de dormir, c’est que ses draps sont chloroformés. Dans son sommeil, des bêtes bourdonnent autour d’elle, et elle se réveille avec un poids énorme sur la poitrine ; elle fait disparaître cette sensation en déglutissant. Elle entend sa belle-sœur respirer avec force, parce qu’on lui a fait aussi avaler des bêtes. Elle avoue que [p. 14] tout cela ne lui semblait pas ordinaire el que les autres personnes ne devaient pas éprouver les mêmes sensations qu’elle ; mais cela s’explique très bien, son mari et sa belle-sœur étant malades sans s’en apercevoir. Enfin, elle a quelques illusions gustatives ; elle sent couler dans sa bouche l’iodoforme de son pansement.
Au bout de trois semaines, on la ramène chez elle ; dans le trajet elle se montre effrayée, le train va la tuer, il doit être plein de poudre et tout doit sauter et tout le monde va mourir. Dans la journée qu’elle passe chez elle avant d’entrer à l’asile, elle sent l’odeur de chloroforme partout ; le docteur s’en sert pour abuser de sa fille. Elle entend une masse énorme s’appliquer au plafond : c’est une machine Méctrique qui doit l’empêcher de dormir ou deviner ses rêves dans son sommeil, elle sent l’électricité dont on se sert pour lui faire passer des bêtes dans le corps ; en bas quelqu’un écrit ou fait marcher une machine. La veilleuse luit d’une lueur extraordinaire. — Elle entre à l’asile en juillet 1895, on constate encore ses idées de négation, elle raconte qu’elle a desséché la forêt, etc., elle est très déprimée. Sa famille la reprend en novembre 1895.
À sa sortie elle est dans le même état, se livre chez elle à toutes sortes d’actes insensés en rapport avec son délire. Ses enfants ne sont pas ses enfants, mais des images de ses enfants, il en est de même de son mari ; elle ne comprend pas que de pareilles choses puissent arriver. On torture ses véritables enfants et son mari ; tout ce mal ne peut être commis par Dieu ; il n’y a donc pas de
Dieu, il n’y a qu’un démon du mal. Pour éclairer ses doutes, elle cherche dans le dictionnaire les mots Dieu, Jéhovah. Il ne faut pas que les inventions du démon qu’elle a devant les yeux se servent de ce qui a appartenu aux siens, et dans cette idée elle déchire et brise une foule d’objets qui ont appartenu à ses enfants ; elle a commis ainsi de grands dégâts.
On la ramène alors à l’asile le 23 septembre 1896. Dès son entrée elle émet des idées de grandeur et de persécution bien caractérisées.
« Elle est la reine du monde, Jéhovah ne lui a rien caché ; il n’y a pas de Dieu, il n’y a qu’un démon, qu’un esprit du mal qui a fait le monde ; la religion à laquelle elle a cru n’existe pas.
Parfois elle se demande si elle n’est pas elle-même un démon.
On a fait sur elle une histoire grosse comme le monde où il n’y a pas un mot de vrai. Avant peu elle aura une réparation éclatante où elle aura quelque chose dans un autre monde. Elle a subi un martyre spirituel indicible, on lui a volé sa conscience, mais elle a gardé un cœur pur.
On a changé ses parents, son mari, ses enfants ; elle les connaissait bien, elle les a étudiés, compulsés : quand une femme a élevé ses enfants comme elle l’a fait et qu’on vient dire que ce ne sont pas eux, c’est une fantasmagorie. Elle croyait au martyre, mais elle ne croyait pas à un martyre semblable. Mais elle espère aussi qu’il [p. 15] y aura exception pour quelques-uns. Elle sait ce qui se passe maintenant, on interprète en mal tout ce qu’elle fait de bien pour faire rire la galerie ; elle-même rit quelquefois malgré elle quand elle entend les voix infernales. Un monde pareil n’a pu être fait par un Dieu ; il n’y a que des démons infernaux : ce sont eux qui ont fait le monde, et c’est eux qu’elle prie. Elle n’a plus besoin de rien que de la juste clémence de celui (?) qui la perd, elle et les siens, pour servir des « desseins incommensurables. » Elle parle parfois dans un langage énigmatique : « Que de choses j’ai entendues, que je comprends maintenant ! Viendra-t-il bientôt ce gain qui vient à celui qui perd… Quelle sera la journée ? Quelle qu’elle soit, je vous l’offre… » Elle croit que son mari a livré ses enfants sans savoir à qui ; c’est un drame épouvantable ; si son mari savait la vérité, il serait terrifié.
Mme H… émet des idées bizarres, absurdes : elle prétend n’être plus sur la terre, mais dans la lune, tout en sachant qu’elle est à l’asile. Elle croit avoir des bêtes au-dessus de la tête et ayant trouvé un calendrier où étaient dessinés les signes du zodiaque, elle dit que ce sont des animaux semblables qui sont sur sa tête. Elle refuse toute visite de sa famille, car on ne lui montre que des fantasmagories.
Elle se lie intimement avec une autre malade persécutée mélancolique, dont elle admet et encourage les idées délirantes.
Malgré son délire très actif, elle est calme et s’occupe avec la plus grande régularité de travaux de coulure. Cet état persiste jusqu’en décembre 1896, sans aucun changement.
Un beau jour, subitement, elle déclare qu’elle reconnaît qu’elle a été malade, qu’elle n’a eu que des idées délirantes ; elle ne sait comment expliquer l’idée absurde qu’elle n’était plus sur terre ; elle réclame la visite de son mari, le reçoit avec la plus vive affection, ainsi que ses enfants. Elle combat avec vivacité les idées délirantes de la malade dont elle était devenue l’intime confidente.
Enfin, réclame avec instance sa sortie.
Sa famille la retire de l’asile en janvier 1897.
Dans ce troisième cas, les idées de négation ont encore eu une très grande intensité à un moment donné, elles ont été très complexes, portant à la fois sur la propre personnalité de la malade, sur celle de ses parents et sur le monde extérieur ; nous devons noter l’absence de deux symptômes fréquents chez les négateurs hypocondriaques, les idées de suicide et les troubles de la sensibilité, mais il faut dire que, si des idées de suicide n’ont pas été notées d’une façon catégorique, il n’en est pas moins vrai que les parents ne cessaient d’être hantés par la crainte de voir la malade attenter à ses jours sous l’influence de ses hallucinations terrifiantes et se [p. 16] livraient à ce propos à la plus vive surveillance. Quant aux troubles de la sensibilité si je n’en ai constaté aucun, il faut remarquer que je n’ai observé la malade qu’à une époque où les idées de négation avaient disparu, et il est permis de supposer qu’à l’époque où elle se disait ossifiée et morte, il a pu exister des troubles de la sensibilité. Enfin des idées d’immortalité nettement formulées manquent ; mais elles se confondent évidemment avec les idées de damnation, de possession et de grandeur.
Cette observation rentre dans la catégorie des faits où l’apparition des idées de négation a lieu, dès les premiers accidents mentaux ; plusieurs détails donnent à notre cas un aspect un peu spécial. C’est d’abord la grande précocité du délire des négations ; dans les cas à évolution la plus rapide, on ne le voit guère apparaître si vite. Ici les premiers troubles mentaux datent d’avril 1895 ; les prodromes consistent en préoccupations hypochondriaques avec hallucinations multiples ; ces symptômes font rapidement place aux idées de négation les mieux caractérisées qui à l’arrivée de Mme H… à l’asile en juillet 1895, s’étaient complètement développées. Il faut noter ici la place importante qu’occupèrent aussi les hallucinations de l’odorat, de l’ouïe, de la sensibilité générale et les illusions de la vue dès le début de l’affection. Le délire a pris ainsi dès l’origine un aspect polymorphe qui n’a fait que s’accentuer dans la suite ; mais en même temps il évoluait avec rapidité d’ailleurs, et de novembre 1893 à novembre 1896 un changement radical est survenu ; les idées de persécution d’abord, puis les idées de grandeur et de possession ont pris la place des idées de négation. Celles-ci persistent cependant encore en partie, mais avec une nuance de persécution (si Mme H… a perdu sa conscience, c’est qu’on la lui a prise). Les idées de grandeur elles-mêmes n’ont pas ici la teinte mélancolique de celles des négateurs ordinaires, ce n’est pas à vrai dire la pseudo-mégalomanie « de ces délirants par énormité qui sont plus que jamais lamentables, plus gémisseurs et désespérés », mais bien plutôt la mégalomanie des persécutés : la malade, pour citer un exemple, « attendait une réparation éclatante », ce qui n’est pas là une expression de mélancolique. Cette mégalomanie, à forme d’idées de grandeur des persécutés qu’on rencontre chez certains hypochondriaques, a été nettement indiquée par [p. 17] Morel (2), et plus récemment par Séglas pour les hypochondriaques négateurs en particulier (Séglas. Délire des négations, p.180).
Il est enfin un point à noter encore : ce sont les quelques idées parfaitement absurdes qui ont été émises à un moment donné par la malade, comme de se croire transportée dans la lune, idées qui apparaissent d’une façon inattendue pour ainsi dire ; les idées de ce genre ne sont pas exceptionnelles et ont été notées çà et là au milieu du délire le mieux systématisé en apparence (telle l’observation que M. Séglas donne à juste titre comme rentrant dans la forme typique de Cotard. Annales médico-psychologiques, 1893, 1 p. p. 198), et en dehors de la débilité mentale qui ne paraît pas exister dans notre cas.
En dernier lieu il faut remarquer le mode de terminaison de la maladie ; le revirement subit des idées de la malade, en raison des réticences avec lesquelles elle s’expliquait sur son délire antérieur, paraîtra un peu suspect ; malheureusement la rapidité avec laquelle elle fut reprise par sa famille n’a pas permis de se faire une opinion ferme, et, quoique les nouvelles qui furent données quelques jours après sa sortie de la représentent comme guérie et ayant repris toutes ses occupations, il est permis de conserver des doutes sur la réalité de sa guérison. Mais que le fait soit réel ou non, le cas n’en reste pas moins difficile à classer. Ce qu’il faut en dernière analyse faire ressortir, c’est le début presque d’emblée et la rapidité de l’évolution ainsi que le polymorphisme des symptômes.
NOTES
(1) Depuis l’apparition du livre de M. Séglas sur le Délire des négations, nous trouvons les travaux suivants sur la question : Francotte, Observation pour servir à l’histoire du délire des négations, (Bull, de la Soc, de méd. mentale de Belgique, 1894.) — Henry, Délire des négations dans la paralysie générale, (Thèse Paris 1896.) — De Sanctis, Délire des négations et hallucinations antagonistes, (Riforma medica, 12 mai 1896) — S. Spoto, Le délire des négations (H. Pisani, 1896, f. 4). — Gianelli, Sur le délire systématisé de négation (Revista di psicologia, I, f, 6),
(2) Études cliniques, t. II, obs. Il.
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