Pierre Janet. Les délires d’influence et les sentiments sociaux. 1. L’Hallucination dans le délire de persécution. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), cinquante-septième année, CXIII, janvier-juin 1932, pp. 61-98.
Mon grand ami le Professeur Henri Faure, ancien directeur du Laboratoire pathologique de la Sorbonne, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Bonneval, professeur à l’université de Paris-V et Président de la Société Pierre Janet, nous a quittés en 1999. Il m’avait confié dans les années 80, un ensemble de textes de Pierre Janet, réunis dans le projet d’en faire un ouvrage inédit qui serait paru sous le titre ; les délires d’influence. Les difficultés éditoriales dues à la crise ne nous ont pas permis de mener ce projet à terme, et il ne semble pas qu’il ait été mené à terme par d’autres éditeurs.
Nous nous proposons, en hommage à Henri Faure et à Pierre Janet, de mettre en ligne sur notre site l’ouvrage en question, sous forme de chapitres, tel que le souhaitait ce dernier, forme explicitée dans une note manuscrite laissée avec le document.
Pierre Marie Félix Janet nait à Paris le 30 mai 1859 et y meurt 27 février 1947. Philosophe, psychologue et médecin il occupe une place prépondérante dans l’histoire de ces disciplines. Il s’est fait remarquer également par une vive polémique avec Freyd contre la psychanalyse et l’origine de celle-ci. Il est à l’origine du concept de subconscient qu’il explicite en 1889 dans son ouvrage L’automatisme psychologique. Remarquable clinicien, il nous a laissé un corpus conséquent dont nous ne citerons que quelques travaux :
— Les obsessions et la psychasthénie. 1903. 2 vol.
— De l’angoisse à l’extase.
— Etat mental des hystériques. Les stigmates mentaux. 1894.
— Etat mental des hystériques. Les accidents mentaux. 1894.
— L’automatisme psychologique. 1889.
— Le sentiment de dépersonnalisation. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp.514-516. [en ligne sur notre site]
— Les Médications psychologiques. 1925.
— L’état mental des hystériques. 1911. — Réédition : Avant propos de Michel Collée. Préface de Henri Faure. Marseille, Laffitte Reprints, 1983.
— La psycho-analyse. Partie 1 – Les souvenirs traumatiques. Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris). 3 parties. [en ligne sur notre site]
— Un cas de possession et l’exorcisme moderne. 1. — Un cas de possession. — 2. Les rêveries subconscientes. — 3. Explication du délire et traitement. Par Pierre Janet. 1898. [en ligne sur notre site]
— Une extatique. Conférence faite à l’Institut Psychologique international. Bulletin de l’Institut Psychologique International, 1ère Année – n°5. – Juillet-Août-Septembre 1901, pp. 209-240. [en ligne sur notre site]
— Dépersonnalisation et possession chez un psychasthénique. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), Ire année, 1904, pp. 28-37. (en collaboration avec Raymond). [en ligne sur notre site]
— Etc…
Au regard de l’importance épistémologique du personnage nous renvoyons aux nombreux travaux lui sont consacrés; en particulier à ceux d’Henri Ellenberger, La vie et l’œuvre de Pierre Janet (1969) et de Claude Prévost, Janet, Freud et la psychologie clinique.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. — Par commodité, nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. — Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 61]
L’Hallucination
dans le délire de persécution (1)
La première et la plus superficielle analyse des délires d’influence, des détires de persécution et de grandeur nous a été donnée par les malades eux-mêmes qui nous ont dit « il y a des persécuteurs parce qu’il y a des persécutions, nous sommes de grands personnages parce que l’on nous met sur le trône. » Mais il est trop évident que cette première analyse ne nous satisfait guère, parce que ces persécutions sont aussi incompréhensibles que l’histoire des persécuteurs, que leurs motifs et leurs moyens d’action mystérieux. Nous ne voyons pas que les yeux aient été réellement arrachés et nous n’entendons pas les prétendues insultes des faits que l’on ne peut vérifier en aucune manière n’expliquent rien.
Cependant les médecins, comme cela arrive souvent, ont accepté plus qu’on ne le croit l’interprétation des malades, ils ont seulement modifié les termes dans lesquels ces interprétations étaient données. Au lieu de dire ils sont persécutés parce qu’on leur arrache les yeux, parce qu’on les insulte, les médecins ont dit : « ils sont persécutés parce qu’ils sentent qu’on leur arrache les yeux, parce qu’ils entendent qu’on les insulte. Peu importe que les lésions, que les paroles insultantes n’existent pas, les malades les sentent et les entendent, cela suffit. » Mais sentir une lésion qui n’existe pas, entendre des paroles qui n’existent pas, c’est ce qu’on appelle des hallucinations : contentons-nous pour le moment de cette définition de mot qui est suffisamment claire. Les délires d’influence deviennent des maladies déterminées par les hallucinations, on les a souvent appelés des psychoses hallucinatoires, [p. 62] et cela nous fait entrer dans un deuxième degré de notre analyse, dans l’étude de l’hallucination chez le persécuté et chez le mégalomane. Cette interprétation d’ailleurs se rattache à un mode d’explication assez générale et en apparence assez juste, l’explication des délires par des troubles intellectuels. Le premier trouble intellectuel, le plus apparent n’est-il pas de sentir ce qui n’existe pas, d’entendre ce qui n’existe pas, d’avoir des hallucinations ?
Après avoir constaté l’importance des hallucinations au cours du délire d’influence mauvaise ou bonne, il faudra revenir sur le concept de l’hallucination si discuté aujourd’hui. Peut-être sera-t-il possible de préciser un peu la nature psychologique de ce phénomène en discutant le rapprochement qui a toujours été fait un peu trop vaguement de l’hallucination et de la perception et en distinguant sous le nom d’illusions les troubles qui se rattachent nettement à une modification de la perception elle-même et sous le nom d’hallucination proprement dite ceux qui ne présentent avec la perception qu’une ressemblance apparente et qui ne sont que des formes de la croyance délirante. Comme je le disais dans mon dernier livre : « On a beaucoup de peine à s’entendre sur l’interprétation des hallucinations parce qu’on réunit sous ce nom des phénomènes fort différents appartenant à des niveaux psychologiques différents. Je ne parle pas ici des hallucinations du niveau perceptif, troubles élémentaires qui apparaissent dans les délires toxiques par exemple, et dans lesquels des attitudes perceptives déterminées par des trompe-l’œil jouent le rôle principal. Je parle des hallucinations dans lesquelles interviennent le langage et l’affirmation, dans lesquelles les malades affirment qu’ils voient et entendent et le plus souvent qu’ils ont vu ou entendu, c’est-à-dire dans lesquelles ils donnent l’être à des choses qui pour nous n’existent pas. M. Séglas a déjà dit que beaucoup d’hallucinations sont des délires, ce que nous pouvons comprendre en disant que ce sont des croyances, des affirmations fausses qui dépendent d’un mode d’affirmation et de croyance que le sujet est en ce moment incapable de changer (2) » « L’étude de l’hallucination n’est pas un [p. 63] chapitre de la perception, c’est un chapitre de la croyance (3).
Dans un article intéressant sur le mécanisme des hallucinations M. H. Claude (4) se rattachait à une interprétation du même genre et admettait également la nécessité de diviser le groupe confus des phénomènes hallucinatoires ; il distinguait des vraies hallucinations dans diverses intoxications et des pseudo-hallucinations chez les délirants persécutés. Cet article a été récemment critiqué par M. G. de Morsier qui n’admet pas cette sémiologie dualiste et qui semble vouloir réunir tout ce qu’on a baptisé du nom d’hallucination dans un seul groupe parce que tous ces phénomènes ont ou doivent avoir pour point de départ une lésion cérébrale (5). Cette relation évidente entre les hallucinations quelles qu’elles soient et des troubles organiques dans le cerveau ou dans quelque autre organe ne me paraît pas supprimer la nécessité d’une analyse précise des symptômes. La précision dans la distinction des symptômes pathologiques ne peut qu’être utile même aux recherches anatomiques et physiologiques, elle amènera peut-être la découverte de lésions différentes ou de troubles différents dans l’encéphale ou en dehors de l’encéphale c’est pourquoi je ne crois pas inutile de revenir encore sur ces distinctions. Quoique j’insiste ici particulièrement sur les hallucinations-délires qui caractérisent nos malades, je rappellerai brièvement les autres formes du phénomène hallucinatoire qui permettent de mieux préciser la nature des hallucinations qui caractérisent les malades persécutés.
PREMIÈRES SECTION
LES PERCEPTIONS ET LES ILLUSIONS.
Les obsédés ne nous ont pas montré de véritables hallucinations, ils ne nous décrivent jamais de phénomènes psychologiques qui ressemblent à nos perceptions sans qu’il y ait un objet extérieur correspondant. On peut discuter sur certains cas assez rares, [p. 64] comme celui de ce jeune homme obsédé par l’idée de la captivité qui disait se voir toujours entouré par les quatre arbres de la cour du lycée (6). Il s’agit dans ces cas d’images symboliques par lesquelles le malade essaie de préciser son obsession, mais qu’il ne confond pas avec des réalités extérieures. Nous aurons à étudier la relation de ces images symboliques avec les hallucinations, mais nous ne pouvons pas les considérer comme la forme typique du phénomène.
Au contraire, l’hallucination de l’ouïe en particulier, ne doit pas être considérée comme un accident-du délire de persécution, elle est un élément essentiel de la maladie. Je pourrais immédiatement décrire soixante observations dans lesquelles l’hallucination de l’ouïe apparaît de bonne heure, se complique de plus en plus et ne disparaît jamais ; « le parasitisme auditif, disait MM. Dide et Guiraud (7) est le symptôme le plus frappant de la maladie ».
1. – Les hallucinations de l’ouïe chez les délirants influencés.
Nous voyons déjà cette hallucination de l’ouïe dans les descriptions des tortures physiques : « Nous allons t’abrutir et te casser la tête avec le marteau, entend dire Ernest, h., 45, et ils m’abrutissent avec des pan, pan, pan, qui durent des heures, avec le bruit de la scie, si, si, si, indéfiniment, avec le bruit du tonnerre, brou, brou, brou, toute la nuit. » Il y a là à la fois des paroles et des bruits significatifs. Nous avons vu un bien plus grand développement de cette hallucination dans les persécutions sociales qui constituent la majeure partie des persécutions. Ces atteintes à l’honorabilité se font par des ordres, des défenses, des menaces, des accusations et surtout par des injures, des propos humiliants le premier mot d’une femme du peuple persécutée est pour se plaindre avec aigreur que dans les rues, sur son passage, tout le monde crie : « vache, chameau, putain ». « Je reconnais la voix de voisins qui m’injurient et me traitent de putain en quatre langues différentes, en alsacien, en allemand, en français, en anglais » : le diagnostic est fait immédiatement. II s’agit toujours de paroles humaines [p. 65] que les malades affirment entendre derrière eux, dans les arbres, dans les plafonds, dans les planchers, au travers des murs. Comme évidemment pour toutes les autres personnes qui les entourent de telles paroles n’ont jamais été prononcées, que personne n’a rien entendu, l’affirmation forte et tenace du malade semble bien être une hallucination de l’ouïe.
Dans bien des cas ces hallucinations de l’ouïe prennent un développement énorme et reproduisent toutes les formes de la parole humaine, non seulement des commandements, des défenses, des insultes, mais encore des interrogations, des réponses, des discussions et même des plaisanteries de toute espèce. Xj., f., 32 ne peut dormir, car toute la nuit on lui dit des choses risibles : « On me dit des bêtises, il faut bien que je réponde sur le même ton. » Ce sont surtout des déclarations d’amour, des propositions peu voilées que ces femmes qui prétendent être très pudiques entendent avec indignation. Pour donner un exemple je résume une lettre dans laquelle Nn., f., 43, décrit ses tourments : « Dans cette maison de paix où je m’étais réfugiée ces voix ne me quittaient pas un jour. On m’appelait Augusta-Humanité. — Je ne suis pas l’humanité, je ne suis que moi. — Tais-toi, criait-on, tu es l’Humanité, tu peux dire ce que tu veux, Augusta-Humanité, cela ne changera rien. Ces voix m’accusaient de tous les crimes que l’on dit se commettre et tournaient tout en mal contre moi… J’en étais arrivée à croire, à cause de toutes les affirmations opposées que j’entendais, qu’un extraordinaire combat se passait en moi, une lutte pour et contre l’Humanité dont on me faisait, je ne savais pour quel motif, en quelque sorte l’arbitre. Je m’appliquais avec ardeur à me mettre à l’unisson avec ceux qui se disaient défenseurs de l’Humanité. Bref je dois continuer à converser avec ces mystérieux qui cherchent de plus en plus à jeter le trouble dans mon organisation, qui me crient sans cesse : On va t’assassiner, cette fois ça y est, on a pu pénétrer chez toi, on va te vitrioler pourriture, qu’elle donne sa génita, ou elle ne dormira pas, etc. »
Le plus souvent ces hallucinations de l’ouïe sont au moins en apparence tout à fait libres, elles se présentent, ou plutôt le sujet les présente, comme tout à fait indépendantes de tout phénomène réel qui ait pu frapper ses sens. C’est au milieu du silence, sans qu’il ait rien dit lui-même qu’il entend les voix formuler leurs [p. 66] injures ou leurs questions. Dans d’autres cas l’hallucination de l’ouïe est associée à quelque son ou à quelque sensation réelle, qui semble la provoquer. La malade précédente ajoute : « Toute chose se mit à parler autour de moi, chacune faisant son discours différent ; j’en étais venue à me défier de toutes les personnes de la maison, j’entendais les gens, choses et bêtes, parler ou chanter d’accord avec les voix, les paroles ; les moindres bruits se transformaient à mon oreille, pas un moment je ne pouvais me défaire de ces voix à propos de tout. »
Une association particulièrement intéressante se présente dans les cas que l’on a décrits sous le nom d’hallucinations psycho-motrices le point de départ de la voix en apparence entendue au dehors est un mot que le malade prononce lui-même à demi-voix. Ballet (8) autrefois, puis surtout M. Séglas nous ont fait connaître sous le nom de délire psycho-moteur des malades qui affirment bien que les paroles viennent d’un autre, mais qui manifestement les prononcent eux-mêmes. Le malade nous dit, en effet, qu’on parle dans sa tête, dans son cœur, que c’est l’ennemi qui parle, mais nous voyons les lèvres remuer et cette fois nous entendons nous aussi les paroles murmurées par le malade. Quand le murmure n’est pas net, nous pouvons sentir les vibrations du larynx, des lèvres. M. Séglas fait à ce propos une remarque intéressante si on prie le malade de parler lui-même volontairement, de compter à demi-voix. Il est obligé de constater que la parole de l’ennemi s’arrête immédiatement et que « l’esprit ne peut pas parler en même temps que lui ». Chez Vau. f., 19 non seulement on sent le larynx vibrer, on voit les lèvres remuer, mais on obtient cet aveu : « C’est vrai, je ne peux pas compter en même temps que l’esprit parle à mon âme, il m’empêche de parler ou je l’empêche de parler. Oui, c’est vrai, c’est ma bouche qui dit ces mots grossiers, mais je sens tout de même que quelqu’un me fait parler. » C’est possible, mais c’est là une question relative aux sentiments qui accompagnent l’action, ce n’est plus une question de perception.
Une autre forme intéressante de cette liaison se trouve dans le fameux phénomène de l’écho de la pensée sur lequel nous aurons [p. 67] souvent à revenir. Le mot « écho de la pensée » fait image et indique une répétition de la pensée du sujet sous la forme d’une parole prononcée extérieurement à la manière d’un écho. Le malade sent ou entend que quoiqu’un d’étranger à lui répète la pensée qu’il vient d’avoir et qu’il n’a communiquée à personne. La malade précédente écrit : « Alors, merveille, on se mit à répéter ce que je pensais ou à y répondre. Interdite, n’y pouvant croire, je me dis on entend donc ce que je pense, et la voix répondit : Il y a longtemps que tu aurais dû t’en apercevoir. »
H est rare cependant que ce sentiment ait tout à fait les caractères d’un écho dans lequel la seconde expression est tout à fait identique à la première. Zu., f., 34, se plaint que quelqu’un fasse les mêmes mouvements en même temps qu’elle et répète ses paroles mot à mot avec le ton de sa voix. Les choses sont loin d’être toujours aussi simples même quand il s’agit de paroles répétées, l’écho y introduit de légères variantes. Le malade se dit à lui-même : « Je voudrais bien m’en aller » et l’écho répond avec un autre ton : « voudrait bien s’en aller. » Suzanne, f., 66 commence une action sans la formuler en paroles et l’écho traduit son acte ou son intention en paroles : « Tiens, elle lève le bras, elle balaye, elle vient des cabinets, elle va dire son chapelet. » Cette forme qui est la plus fréquente, n’est plus un simple écho, c’est l’énonciation verbale des gestes, des actes, des intentions qui d’ailleurs, comme on le verra dans le devinement, peut être anticipée. C’est ce qui arrive dans la lecture « Pourquoi ne puis-je plus lire toute seule, tout bas, rien que par les yeux ? Les voix lisent en même temps que moi et avant moi, elles répètent à demi-voix ce que je vais tire, on dirait qu’il y a près de moi un enfant qui apprend à lire. »
Souvent d’ailleurs cette parole en écho se complique encore. Héliett. f., 49 remarque que les voix emploient des formules de politesse ironique : « Mademoiselle est en train de se coiffer, Mademoiselle met sa serviette. » La répétition n’est pas toujours immédiate, c’est le soir seulement que les voix répètent à Ernest, h., 45, ce qu’il a fait dans la journée et naturellement cette répétition ne peut être faite qu’en abrégé.
Le plus souvent d’ailleurs il ne s’agit pas d’une répétition, il s’agit de commentaires sur les actions, d’appréciations ironiques [p. 68] et malveillantes, de réponses à des questions : « On exagère tout ce que j’ai fait, c’est comme un clairon qui veut avertir tout le pays de ma conduite. » (Zn., f., 48.) « On me fait un tas de réponses que je ne demande pas à propos de tout ce que j’ai pensé » (Ernest, h., 45). « On cherche le côté burlesque de mes pensées pour en rire, pour les tourner en ridicule ». (Henri, h., 24.) M. de Clérambault a fait à propos de ces échos une remarque intéressante, c’est qu’il ne porte pas sur tous les actes, sur toutes les pensées; c’est qu’il fait une sélection péjorative : « Il y a dans ces échos de la vulgarité, de l’animalité, ils portent sur la vie viscérale, génitale de préférence (9) ». J’ai également recherché souvent quelles étaient les pensées qui provoquaient de préférence cet écho, car il est évident, malgré les dires de quelques malades, qu’il ne se produit pas continuellement. Sans doute il s’agit souvent d’actes vulgaires ou immoraux : « Elle va aux cabinets, elle fait pipi, elle a envie de coucher avec ce monsieur. Il va encore se masturber. Elle tient un service de prostituées, etc. » Mais il faut remarquer qu’il ne s’agit pas d’actes immoraux en eux-mêmes, d’une manière absolue. Il s’agit d’actes qui préoccupent ou qui inquiètent la conscience morale de l’individu, quand il est depuis longtemps un scrupuleux. Un homme comme Uw. qui ne se reproche pas d’aller aux cabinets n’a pas d’écho à ce propos, mais il en a à propos de l’honnêteté : « Il a encore rendu la monnaie sans compter exactement. » Comme le dit Florence, f., 37, Ils répètent jusqu’à me donner la nausée tous les petits péchés que j’ai faits ou que j’ai cru faire dans la journée. » De même que le devinement d’Emile, h., 16, porte sur « des petites pensées bêtes », l’écho de James répète « ses pensées stupides… Quand j’ai des pensées raisonnables, pas stupides, il n’y a pas de répétition ni de remarques ». Jacques, h., 36, remarque aussi que, s’il fait attention à ce qu’il pense, s’il essaye de comprendre et de raisonner correctement, il n’y a pas d’écho : « celui-ci vient quand je me laisse aller sans attention à des rêveries stupides, quand je cause avec attention, les voix en écho s’en vont ». Il y a dans ce curieux phénomène de l’écho de la pensée, des complications psychologiques dont il faudra tenir compte. [p. 69]
.Quelle que soit la forme que prennent ces hallucinations de l’ouïe elles tourmentent perpétuellement le malade. Nn., dont nous venons de citer les lettres, concluait : « Comprenez quelle chose affreuse est mon suplice [sic], depuis trois ans, jour et nuit, sans arrêt je suis poursuivie par des voix qui d’une façon très raisonnée, avec une astuce déconcertante me répètent, me raillent, m’insultent, me chagrinent, cherchent à me troubler, à me faire souffrir, à me désespérer. »
2. —L’hallucination visuelle.
Peut-on admettre avec autant de netteté des hallucinations des autres sens dans le délire de persécution ? La plupart des auteurs soutiennent que surtout à une phase avancée de la maladie les persécutés ont des hallucinations de la sensibilité générale, du goût et de l’odorat (10). Un des malades de Arnaud sent avec netteté que « l’on pêche à la ligne dans son ventre » cette représentation est bizarre, mais souvent ces hallucinations semblent plus vraisemblables. Quand ces malades disent qu’ils sentent de mauvaises odeurs, « comme de la merde, à propos des poudres envoyées par les persécuteurs », quand Florence sent de la boue dans tous les aliments des qu’elle apprend que les aliments sont payés par le mari, on peut parler d’hallucinations de l’odorat et du goût. Ql., f., 32, se plaint de sentir « une main rugueuse, calleuse qui se promène sur sa poitrine et des souffles chauds ou froids sur sa figure ». De même si on considère toutes ces femmes qui « sont tripotées à distance. à qui on enfonce des objets chauds dans le derrière ne doit-on pas parler d’hallucinations tactiles et génitales ?
J’insiste un peu plus sur l’hallucination visuelle. La perception visuelle est la plus importante pour la connaissance des choses, on peut s’étonner que dans un délire où il est tant question des modifications du monde extérieur, ces hallucinations visuelles aient peu de place. En effet, on admet d’ordinaire que les hallucinations visuelles sont chez ces malades plus rares et moins nettes que les hallucinations auditives. Le sujet est moins convaincu qu’il s’agit [p. 70] réellement d’objets extérieurs, il compare ses représentations à des visions dans un cinéma, à des images plates projetées contre les murs, quelquefois il les voit transparentes. Quand ces hallucinations visuelles sont fréquentes et nettes on est disposé à parler d’un appoint alcoolique.
Peut-être ai-je eu affaire à une série particulière, mais je suis un peu surpris de constater dans mes notes vingt cas d’hallucinations visuelles assez remarquables, ce qui comparé aux soixante cas d’hallucinations auditives constitue une proportion encore importante.
Plusieurs malades se plaignent que leurs persécuteurs les tourmentent en leur imposant la vue de certains spectacles comme en leur imposant l’audition de bruits pénibles ou d’injures. M. Séglas (11) parlait d’une malade qui voyait les injures inscrites sur le mur au lieu de les entendre. Une de mes malades se plaint qu’on lui fait voir des flammes en la menaçant de la brûler. Une femme très religieuse est indignée parce qu’on lui montre des civils habillés en religieux comme dans une mascarade. Plusieurs. comme Nh., f., 46, Zev., f., 44, Xj., ., 32, souffrent des spectacles obscènes que l’on met sous leurs yeux : « Un homme tout nu dans son lit avec une tête frisée et des moustaches. Une femme nue qui apparaît dans sa chambre et qui disparaît bien vite. On m’oblige à regarder dans un tramway des hommes et des femmes qui sont tout nus comme des statues. Pour me pousser à faire des saletés avec des enfants, on me montre des petites filles en tablier blanc, il m’a bien semblé qu’elles étaient là devant moi et quand je me suis approchée il n’y avait plus rien. On cherchait à m’effrayer en me montrant des corbillards dans le ciel tandis qu’une voix me disait c’est ton enterrement, cependant je suis encore là. » « Ils cherchent toujours à me faire peur, dit Wm., f., 50, ils me commandent de regarder un balcon et j’y vois ma mère et mon frère couverts de crêpes et pris par le magnétisme (?) et ils me disaient Louise, je ne me sens pas bien. » James. H., 20, prétend qu’un homme grand avec une barbe noire entre dans sa chambre et reste au pied de son lit pour le surveiller. [p. 71]
Il m’a semblé que les malades voient plus rarement l’image de leur persécuteur, je ne le constate que dans deux observations. Uf., f., 43, a vu à plusieurs reprises l’homme de mauvaise mine qui l’appelle et qui crie : « Tu viendras ou je te poignarderai » ; le son de ta voix était plus net que la vision. Rd., f., 52 , prétend avoir vu nettement la personne qui lui réclamait 500 francs : « Je la voyais presque aussi bien que je l’entendais parler. »
Je laisse de côté des malades comme Wn., f., 33, qui « voit des punaises grosses comme le poing, des tubes d’argent lançant des confettis » ou comme Bsl., f., 64, qui voit ses mauvais esprits comme des cloportes volants qui tournent autour de moi pour entrer dans ma bouche ». Cela rappelle beaucoup les illusions visuelles des intoxiqués. Les malades précédents présentaient des hallucinations visuelles plus nettement en rapport avec le délire de persécution et ne dépendant que de lui. Même chez ceux-ci les hallucinations visuelles n’avaient pas la netteté ni surtout la réalité extérieure des hallucinations auditives, elles étaient toujours, comme le remarquaient MM. Dide et Guiraud, « passagères, plates, sans relief et surtout sans autant de réalité extérieure ».
Il y a cependant un phénomène fort curieux qui joue un grand rôle dans ce délire et qui me semble nous montrer des hallucinations visuelles plus nettement réalisées à l’extérieur, je veux parler des fausses reconnaissances. Mis en présence d’un individu qu’il ne connaît pas et qu’il n’a jamais vu, le malade se comporte comme s’il le reconnaissait immédiatement pour un membre de sa famille, ou un de ses ennemis. Il lui donne le nom de cette personne familière, souvent il le tutoie, il semble voir les traits de cette personne familière qu’il reconnaît à la place des traits réels de l’Individu inconnu. Nous avons déjà vu à propos des délires l’observation de Meb., f., 26, car elle prétend que la fausse reconnaissance lui est imposée par ses persécuteurs. Cette femme se précipite sur une personne qui passe en la tutoyant et en la baptisant d’un petit nom quelconque : « C’est mon oncle, c’est mon cousin, c’est mon amant pendant longtemps elle m’a affublé du prénom de celui-ci « Raoul ». Quand on proteste, elle répond : « Tu dis que tu n’es pas Raoul, c’est pour m’embêter que tu dis cela, ce n’est pas gentil de chercher à me faire souffrir. » Une autre [p. 72] baptisait du nom d’Etienne tous les élèves du service. Vry., f., 68, reconnaissait son beau-frère qui avait été son amant dans tous les hommes qu’elle rencontrait ; elle retrouvait aussi dans l’hôpital plusieurs de ses enfants dans l’une ou l’autre des infirmières : « J’en ai déjà retrouvé sept, c’est à se demander si ce n’est pas un cauchemar. Mais c’est par l’intuition que toute seule je devine tout, je suis comme inspirée pour les retrouver. » Ces fausses reconnaissances peuvent aussi porter sur des ennemis et déterminent souvent les réactions violentes des malades.
Ces singulières erreurs ont été baptisées d’une manière pittoresque par MM. Courbon (12) et Fail qui les appellent des illusions de Frégoli. Frégoli était un prestidigitateur qui savait se montrer sous des costumes, avec des attitudes et des grimaces si différentes qu’il était difficile de le reconnaître et de savoir que c’était toujours le même personnage. Les malades semblent croire que nous essayons de jouer devant eux les farces de Frégoli et qu’ils sont assez malins pour reconnaître toujours Frégoli malgré ses habites déguisements.
On connaît aussi le délire des Sosies que j’ai souvent étudié autrefois et auquel M. Jacques Vié (12) vient de consacrer un article intéressant. Ce délire consiste à méconnaître, à refuser de reconnaître une personne bien connue, familière, qui vient devant te malade. Celui-ci veut bien constater la ressemblance, mais n’admet pas l’identité. « C’est une très bonne imitation de ma sœur, de mon enfant, mais ce n’est pas ma sœur, ce n’est pas mon enfant. » MM. Courbon et Fail rapprochent ces deux délires, l’un consiste à maintenir l’identité malgré la diversité complète des perceptions, l’autre à méconnaître l’identité malgré la ressemblance complète des perceptions. Ils rappellent ce que j’étudiais autrefois, le rôle considérable des sentiments dans l’un et l’autre délire nous aurons à revenir sur ce point.
Pour le moment, bornons-nous à remarquer que le trouble de la fausse reconnaissance se présente avec l’apparence d’une hallucination visuelle, puisque le sujet prétend voir tous les traits de Raoul ou d’Étienne quand il est en face d’un individu qui présente [p. 73] en réalité des traits tout à fait différents. Mais il s’agit encore ici d’une hallucination associée comme l’hallucination auditive en écho, puisque cette reconnaissance demande pour s’effectuer la perception d’une personne réelle et même d’une personne déterminée. Meb. ne salue pas du nom de Raoul des arbres ou des maisons ; j’ai pu lui faire reconnaître Raoul dans tous les élèves du service, mais je n’ai jamais pu lui faire donner ce nom à une infirmière. Inversement Vry. ne reconnaît sa fille que dans une infirmière. Il faut au moins que la personne présentée soit un homme ou une femme suivant le sexe du personnage reconnu. La perception réelle joue un certain rôle dans ces hallucinations associées. Mais on voit par tous ces exemples combien l’hallucination complète ou incomplète occupe une grande place dans le délire de persécution.
En dehors du détire de persécution proprement dit, nous devons remarquer qu’on n’observe pas ces hallucinations dans le délire de revendication. C’est là un caractère très important sur lequel MM. Sérieux et Capgras ont beaucoup insisté et dont ils faisaient un élément essentiel du diagnostic. Ils reconnaissent que dans certains cas il y a quelques phénomènes hallucinatoires chez ces malades, mais ils sont peu importants et ne jouent pas un grand rôle dans l’évolution du délire.
Au contraire, si nous considérons le délire de bienveillance ou les délires de grandeur qui sont, comme nous l’avons dit, voisins des délires de persécution, nous y retrouverons l’hallucination très développée. Madeleine prétend qu’elle n’est pas sans réponse de Dieu il agit devant elle et lui parle. Elle l’entend fort bien et nous avons étudié les réponses, les enseignements qu’elle reçoit de Dieu, les longues conversations qu’elle a avec lui : « J’entendais toujours une voix m’assurer que Dieu me soutiendrait et me donnerait la force de tout supporter (14). Je n’ai pas à revenir sur les merveilleux tableaux que contemple Madeleine pendant ses périodes de consolation, sur les lumières innombrables et variées, sur les scènes du Nouveau Testament, sur les paysages de la Palestine qu’elle traverse montée sur un âne et accompagnée de Joseph. Si on la croît, les figures sont si précises qu’elle peut les dessiner [p. 74] et qu’elle essaie de fixer dans un tableau le merveilleux visage du Christ. Les amoureuses voient souvent le visage de l’amant de leur rêve et Zx., H., 20, donne à ses voix surnaturelles une apparence visuelle : « Ce sont des ailes de libellules avec un petit œil et des filaments » ; il a tout le temps « des visions d’espace interplanétaire rempli d’anges ». Nous aurons à chercher pourquoi dans les délires de malveillance, les hallucinations auditives de voix humaines sont si prépondérantes et pourquoi dans les délires de bienveillance les hallucinations visuelles deviennent plus nombreuses. Retenons seulement pour le moment l’importance de l’hallucination dans ces deux formes du détire d’influence.
3. — L’hallucination perception sans objet
L’interprétation de toute la maladie par l’existence des hallucinations a été la plus répandue pendant tout le XIXe siècle. Lasègue, Falret. Brière de Boismont, 1832, montraient de toutes façons l’importance des hallucinations dans les maladies mentales et en particulier dans les délires d’Influence. Le délire de persécution a été souvent désigné comme une psychose hallucinatoire chronique. On trouverait une bonne bibliographie des études anciennes sur l’hallucination dans l’ouvrage de M. Bernard Leroy sur le « langage », 1905, p. 211. Une manifestation intéressante de cette importance donnée à l’hallucination est la création de formes de maladie dans lesquelles cette hallucination devenait le symptôme essentiel. Parmi les innombrables formes de délires d’influence distingués autrefois, il faut rappeler l’hallucinose dont quelques auteurs parlent encore aujourd’hui (15). Dans cette forme les phénomènes psycho-sensoriels existeraient seuls sans autres manifestations délirantes le malade entendrait des injures sans ressentir aucune émotion, sans croire à l’hostilité des autres. J’avoue que cela me paraît bien bizarre et peu vraisemblable et je dirais comme Dide et Guiraud : « C’est là une forme rare, les sujets entendent des voix qui les insultent, leur commandant, répètent leur [p. 75] pensée, ils en souffrent et ils en restent là par déficit d’apport interprétatif et imaginatif. C’est une psychose atténuée, souterraine, et parfois après quelques années le délire progressif fait son apparition. »
Ce qui est curieux c’est que les philosophes à cette époque suivaient l’exemple des médecins et donnaient une importance énorme à l’hallucination. Ils la considéraient comme une forme essentielle de l’imagination, comme on voit dans un ouvrage de Joly sur « les merveilles de l’imagination ». Ribot lui fait jouer un grand rôle ; mais l’ouvrage le plus intéressant sur ce point est le livre de Taine sur l’intelligence. L’hallucination devient pour lui une forme fondamentale de l’image et la perception n’est plus qu’une hallucination vraie. Le fait qu’il y a un objet extérieur correspondant devient accidentel et l’image hallucinatoire reste le phénomène psychologique principal.
Comme il arrive souvent dans les sciences nous assistons depuis le commencement du siècle à un singulier revirement. Les psychologues n’expliquent plus la perception par l’hallucination, ils ne parlent plus guère de ce phénomène et ils sont disposés à l’abandonner aux médecins. Mais les médecins n’en veulent plus, ils signalent beaucoup moins l’hallucination dans leurs observations des malades et quand ils la constatent ils sont disposés à la considérer connue un phénomène de peu d’importance : « Si on retire, disent-ils, tout ce qui est délirant et accessoire autour de l’hallucination du persécuté il ne reste pas grand’chose (16). »
J’ai observé l’année dernière une curieuse manifestation de cet état d’esprit chez les jeunes médecins aliénistes. Dans une séance de la société de psycho-analyse française, M. Ed. Pichon avait présenté le cas très intéressant de Mme Sansonnet, dont nous avons déjà parlé. Une discussion s’engagea à propos du diagnostic et on chercha si la malade avait oui ou non de véritables hallucinations. Il y avait là en effet une difficulté sur laquelle nous aurons à revenir, c’est que la malade mettait toujours ses voix dans le passé elle disait toujours : j’ai entendu il y a deux mois, il y a deux ans, et ne disait jamais j’entends actuellement. La discussion fut close par une bien singulière réflexion « Après tout, [p. 76] qu’elle ait ou qu’elle n’ait pas d’hallucinations, cela n’a aucune importance. La séparation des malades qui ont des hallucinations de ceux qui n’en ont pas est bonne pour des débutants, elle n’a aucune importance scientifique. » Les psychiatres, nos ancêtres auraient reculé d’horreur ; il nous faut essayer de comprendre ce qui a déterminé cette évolution, ce qui a détourné les observateurs du phénomène de l’hallucination si important autrefois. Ce changement dans l’appréciation de l’importance attribuée à l’hallucination me paraît en relation avec une conception que l’on se faisait du phénomène et avec les oscillations de cette conception. On appliquait sans hésitation à l’hallucination la définition qu’en donnait Esquirol : « l’hallucination est une perception sans objet. Un homme qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue sans que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation soit à la portée de ses sens est en état d’hallucination ». Le malade qui entend une insulte ou qui dit voir des étoiles resplendissantes dans des conditions où les autres personnes n’entendent rien et ne voient rien de tel, est dans la même situation où nous sommes nous-mêmes quand nous entendons une personne réelle nous dire bonjour ou quand nous regardons un feu d’artifice. Il n’y a qu’un détail de modifié, c’est que dans la perception il y a un objet extérieur qui correspond à la conduite perceptive et que les autres hommes peuvent percevoir de la même manière, tandis que dans l’hallucination il n’y en a pas. On considérait ce détail comme de peu d’importance et Taine allait jusqu’à dire que l’hallucination est le phénomène essentiel et que la perception en est une variété particulière. En un mot l’hallucination, et en particulier celle du persécuté, n’était pas autre chose que la reproduction dans de mauvaises conditions d’un phénomène que l’on croyait bien connaître, la perception d’un objet extérieur : elle n’était qu’une forme pathologique de la perception. C’est ce que je propose d’appeler le postulat d’Esquirol qui a longtemps dominé toute l’étude de l’hallucination.
Or, la perception semblait assez facile à expliquer d’une manière physiologique et anatomique : on admettait qu’elle consistait essentiellement dans le fonctionnement d’un organe cérébral déterminé, d’une cellule ou d’un groupe de cellules corticales spécialement adapté à la production de chaque perception [p. 77] que l’on baptisait du même nom que le phénomène à expliquer. Dans la perception normale le fonctionnement de cet organe était détermine par une stimulation venant d’un objet correspondant. Dans l’hallucination le fonctionnement de ce centre était le même : il était détermine accidentellement par une stimulation qui ne venait plus de l’extérieur, mais qui se produisait soit sur le conducteur, soit sur le centre lui-même. Le phénomène produit dans te centre était projeté au dehors par un mécanisme que l’on ne cherchait guère à expliquer mais qui était le même dans la perception normale et dans l’hallucination. « Par l’hallucination, disait Griesinger, on entend des images sensorielles subjectives qui sont projetées au dehors et qui par là prennent objectivité et réalité. »
Cette théorie a eu son heure de célébrité. Tamburini et Seppili au siècle dernier admettaient qu’il suffisait d’une excitation interne pour qu’un centre sécrétât une image, une perception ou un acte et faisaient de l’hallucination une épilepsie d’un centre sensoriel. Chaque centre comme une petite boîte contenait un fait psychotonique et il suffisait d’un chatouillement bien localisé pour faire sortir de sa boite un phénomène ou un autre. Or cette conception psycho-anatomique un peu simpliste a été l’objet de beaucoup de critiques : M. Séglas avait montré que l’hallucination du persécuté était déjà tout un délire et qu’il fallait une étude psychologique plus approfondie avant de passer à la formule anatomique facile et reposante. La perception elle-même devenait complexe et réclamait l’intervention de conduites psychologiques mal connues, elle ne pouvait plus fournir une explication aussi simple de l’hallucination.
D’autre part la conception de l’hallucination était très confuse et souvent contradictoire on décrivait sous ce nom des symptômes bien différents depuis les visions de rats de l’alcoolique jusqu’aux échos de la pensée, aux fausses reconnaissances, aux hallucinations symboliques et psychiques, aux intuitions des mystiques. Pour réunir tous ces faits disparates, on ne présentait qu’une analogie vague avec une perception externe peu définie. Ce sont ces difficultés qui ont modifié l’intérêt que l’on apportait à l’étude de l’hallucination et qui ont détourné de son étude.
J’ai moi-même des dispositions d’esprit plus conservatrices : [p. 78] l’hallucination des persécutés si bien étudiée par nos ancêtres me parait encore un grand symptôme, très caractéristique de l’état des croyances et des sentiments dans les délires. Les difficultés précédentes dépendent non de la description du symptôme presque toujours exacte, mais de son interprétation par le postulat d’Esquirol. J’aime mieux conserver l’hallucination et sacrifier le postulat ou du moins le modifier.
Puisque ce postulat d’Esquirol « toute hallucination est une perception sans objet (17) » est le point de départ de toutes les difficultés, c’est la notion de perception qu’il est nécessaire de rappeler au moins sommairement, ainsi que les caractères principaux d’une perception complète pour voir jusqu’à quel point il est juste de conserver ce rapprochement qui a été singulièrement exagéré. L’objet commence avec le développement des conduites perceptives que nous avons aussi appelées des conduites suspendues. La psychologie ne doit pas suivre l’ordre des études philosophiques celles-ci posaient d’abord le monde extérieur et nous faisaient découvrir ensuite les propriétés d’un objet extérieur particulier ; pour nous ce sont des actions particulières inventées par les êtres vivants qui donnent naissance à l’objet, puis à des objets distincts les uns des autres et ensuite à l’extériorité de ces objets. Comme le dit M. Bergson (18), le monde est peut-être une continuité mouvante dans laquelle notre action détermine des sectionnements : « les lignes que nous voyons tracées à travers la matière sont celles mêmes sur lesquelles nous sommes appelés à circuler ». La perception sous sa forme élémentaire est essentiellement une réaction motrice, un acte accompli par nos membres. Percevoir une nourriture c’est essentiellement faire l’acte de la manger, percevoir du feu dans une cheminée c’est faire l’acte de s’en rapprocher modérément pour se chauffer et en même temps éviter de mettre sa main dans le feu. Le niveau de ces actes se place au-dessus des tendances réflexes élémentaires, au-dessous des tendances sociales qui sont des formes des tendances perceptibles particulières et perfectionnées. Ces actes perceptifs sont des combinaisons, des synthèses d’un grand nombre d’actes réflexes du stade psychologique [p. 79] précédent. Ces synthèses ont été construites en partie par le mécanisme des réflexes conditionnels et en majeure partie par ces inventions, ces constructions géniales que nous constatons à chaque passage d’un stade psychologique à un autre. II s’agit là d’une partie au moins des actes que l’on réunit d’ordinaire sous le nom d’actes instinctifs. Il y a autant d’objets différents qu’il y a d’actes instinctifs constitués dans l’être vivant que l’on considère, ces actes se sont singulièrement compliqués sous l’influence de la vie sociale ; nous n’avons à rappeler ici que les caractères les plus communs dans les actes simplement perceptifs.
Ces actions instinctives substituent une action unique à un grand nombre d’actes réflexes qui auraient dû être stimulés successivement pour déterminer à la fin l’action utile. Une stimulation unique devient le point de départ d’une série de mouvements dans un certain ordre. II y a là un schéma d’ensemble de mouvements successifs qui est mis on activation à propos d’une stimulation particulière. L’odeur de la proie déclenche chez l’animal carnassier tout un ensemble de mouvements, de course, de bondissements, de mise à mort, de mastication, de déglutition, etc. Pour que cette série de mouvements soit possible il faut que l’acte perceptif ait acquis un second caractère essentiel, celui d’être suspens/y. Si cette action compliquée était explosive comme un acte réflexe, elle arriverait immédiatement à la consommation finale, à l’acte de mastication et de déglutition avant que la proie n’ait été prise et elle ne pourrait pas se développer lentement en rapport avec les circonstances. II faut que la tendance sorte de l’état de latence, commence son activation, mais reste suspendue à un premier degré d’activation que nous avons appelé faute de mieux une phase d’érection. Une deuxième et souvent plusieurs stimulations successives sont nécessaires pour amener la décharge complète sous la forme de la consommation. Cette modification des réflexes permet le perfectionnement des réceptions sensorielles, l’addition de bien des mouvements accessoires, en particulier du déplacement de tout le corps dans la marche et dans la course entre la stimulation initiale qui déclenche l’ensemble de l’acte schématique et la consommation finale. Sous cette forme les actes réflexes primitifs d’écartement, de rapprochement, d’introduction dans le [p. 80] corps, d’expulsion hors du corps se sont compliqués et transformés en actes de poursuite, de fuite, de recherche, d’écartement des obstacles, de préhension, de destruction, etc. Ces actes deviennent ainsi de plus en plus variés suivant la nature des stimulations et des mouvements, suivant l’ordre de succession des divers éléments (19).
Ce sont ces tendances schématiques différentes les unes des autres qui sont les véritables noyaux de ce que nous appelons des objets ; les divers aspects de l’objet éveillent une tendance unique de préhension ou de fuite qui caractérise cet objet ; les différentes tendances schématiques et suspensives caractérisent les objets différents. Il n’est pas juste de parler tout de suite à ce niveau de reconnaissance des objets, car la reconnaissance suppose des sentiments de familiarité ou des actes intellectuels de ressemblances qui sont plus tardifs. II y a simplement identification quand les stimulations déclenchent la même tendance perspective. Bien entendu de telles conduites sont délicates et bien souvent une tendance perceptive sera déclenchée d’une manière erronée à propos de stimulations vagues ou mal distinguées. C’est le phénomène du trompe-l’œil, point de départ de toutes les illusions qui jouent un grand rôle dans la perception et que nous retrouverons tout à l’heure dans les troubles des malades.
Les objets ne sont pas seulement distingués les uns des autres par le déclenchement de tendances perceptives différentes, ils sont encore séparés les uns des autres par ces déplacements de tout l’organisme, par ces mouvements d’ensemble, ces marches, ces courses qui ne font pas partie intégrante du schéma de l’objet, qui s’y ajoute irrégulièrement suivant les circonstances. Les objets sont distants les uns des autres, quand les tendances qui les caractérisent ne peuvent parvenir à la consommation qu’après l’addition irrégulière de déplacement de tout l’organisme plus ou moins considérable.
Parmi les différents objets il y en a un qui prend nécessairement une importance considérable, c’est le corps propre de l’individu [p. 81] qui exécute ces actes perceptifs. Ce corps propre est un objet comme les autres, mais il se distingue des autres par un grand nombre de caractères. On sait que depuis Ribot on a trop souvent l’habitude de caractériser ce corps propre par des sensations spéciales appelées cœnesthésiques. J’ai eu souvent l’occasion de discuter la valeur de ces prétendues sensations qui n’ont aucunement l’importance que l’on veut leur donner. Les données visuelles, tactiles, auditives même, comme le soutenaient Buffon et Maine de Biran (20), jouent un certain rôle qui, à mon avis, a été exagéré. De Cyon (21) a insisté sur le rôle des réflexes qui ont leur point de départ dans des stimulations des canaux semi-circulaires. Il est probable que le corps propre donne naissance à une tendance schématique bien distincte des autres c’est un objet que l’on ne mord pas, que l’on ne mange pas, qui ne nous frappe pas, dont on n’a pas à se défendre, qui provoque les réactions d’introduction et d’excrétion et surtout qui ne réclame jamais les mouvements de déplacement de tout l’organisme pour être atteint.
Cet objet particulier, le corps propre, est distinct des autres objets et séparé d’eux. C’est là le point de départ de l’extériorité des objets qui se joint à leur caractère distinct ; cette notion qui n’est au début qu’un ensemble de conduites donnera naissance à toutes les localisations dans le corps, sur le corps, et en dehors du corps. Elle sera précisée au stade intellectuel par la dénomination qui cherche à rendre sociales, identiques chez tous les membres du groupe, les distinctions, les objectivations individuelles. Elle sera perfectionnée surtout par la localisation des phénomènes spirituels, des paroles intérieures à l’intérieur de notre propre corps et par conséquent séparés des autres objets et des autres hommes. Il ne faut pas oublier ces points de départ élémentaires de l’objectivation qui jouent un rôle considérable dans toutes les représentations de l’intérieur et de l’extérieur.
Ces brèves indications montrent d’une manière bien insuffisante la complexité d’un acte de perception et la longue série des étapes qu’il faut franchir entre un acte réflexe et un acte perceptif. On se rendra mieux compte de cette complexité en relisant le chapitre [p. 82] sur l’agnosie dans le livre de MM. V. Monakov et R. Mourgue (22) ; ces auteurs montrent bien comment cette complexité empêche pour le moment toute localisation précise des conditions de la perception dans le cerveau. L’hallucination qui par certains cotés est l’inverse de l’agnosie, présente les mêmes difficultés d’interprétation et exige de la même manière des études psychologiques avant de chercher une explication anatomique jusqu’à présent irréalisable.
4. — Les caractères de la perception.
Chez un être qui s’est élevé au-dessus de ces tendances perceptives élémentaires les conduites de ce stade se sont perfectionnées sans se transformer complètement. Le caractère suspensif de ces actes perceptifs permet de les utiliser sans les laisser parvenir à leur consommation complète. La perception d’un fauteuil est l’éveil d’une tendance à s’asseoir confortablement d’une manière particulière. Si l’acte était complet, nous ne verrions pas le fauteuil sans nous y asseoir. Mais une foule d’autres tendances perceptives éveillées en même temps, les tendances de situation dont j’ai signalé l’importance, les tendances sociales, les tendances au langage, etc. arrêtent l’activation de la tendance perceptive, maintiennent cette tendance à s’asseoir dans le fauteuil à la phase de réfection. C’est sous la forme d’une tendance suspendue à cette phase que la plupart de nos perceptions interviennent dans notre conscience, c’est-à-dire dans la combinaison de conduites plus ou moins développées qui constituent notre activité supérieure. Sous cette forme nos perceptions semblent se rapprocher d’autres phénomènes psychologiques, en particulier des représentations, des souvenirs, des pensées et pour les en distinguer il est nécessaire de rappeler un certain nombre de caractères que les psychologues ont notés dans l’étude des perceptions, de certains caractères apparents qui semblent jouer un rôle dans les classifications de cette psychologie populaire qui distingue sommairement les uns des autres les phénomènes psychologiques les plus connus. Ce sont ces caractères qui nous permettront de [p. 83] rechercher les relations des illusions-et des hallucinations avec-lés perceptions.
Dans toute perception il s’agit d’une action élémentaire, c’est-à-dire d’un ensemble de mouvements des membres qui ont lieu à l’extérieur du corps vers un objet distinct du corps lui-même et plus ou moins éloigné. C’est pourquoi le premier caractère de la perception est d’être extérieure et on la désigne le plus- souvent comme une perception extérieure. Ce caractère d’extériorité se manifeste dans les perceptions élémentaires par les mouvements extérieurs que l’observateur constate et dans les perceptions d’un niveau plus élevé par le sentiment et la croyance du sujet lui-même qui voit, qui entend au dehors et qui localise avec plus ou moins de précision dans le monde extérieur ce qu’il voit ou ce qu’il entend.
Toutes les opérations psychologiques ont pour terme une conduite, un ensemble d’actions, mais cette conduite peut être déterminée lentement au travers de multiples opérations psychologiques, comme cela arrive dans la réflexion, dans le raisonnement. Quand il s’agit de perception, la conduite est immédiatement déterminée sans ambiguïté. C’est le caractère d’immédiateté, comme dit M. Baldwin, réelle ou apparente qui semble être un trait essentiel de la perception, qu’elle soit complète et accompagnée de l’action, ou qu’elle reste à l’état d’érection. Si je perçois un fauteuil, je ne m’y assois pas toujours, mais j’ai l’envie de m’y asseoir, je suis disposé à m’y assoir et cela immédiatement sans que cette disposition ait besoin d’être préparée par d’autres opérations psychologiques. Cette immédiateté de l’action dans la perception entraîne des conséquences importantes.
Une perception au moins-quand elle est complète est précise et systématique elle est la perception d’un objet déterminé et non d’un autre, elle entraîne à côté dés réactions visuelles qui en ont été le point de départ des réactions qui d’ordinaire dépendent des autres sens la vue du fauteuil entraîne des réactions de contact correspondantes. Non seulement je puis fixer mon attention sur le fauteuil et en préciser la perception, mais je puis continuer des actes qui ont rapport à ce fauteuil, non seulement m’asseoir sur lui, mais le déplacer, le renverser, etc.
Ce système de conduite est exclusif : on ne peut pas avoir au [p. 84] même moment du temps et au même point de l’espace deux perceptions différentes : si je perçois un fauteuil, je ne perçois pas en même temps et au même point un homme debout, l’une des perceptions exclut l’autre. Cela tient au caractère de la perception qui est un acte schématique bien déterminé. Nos membres étant limités ne peuvent pas faire à la fois deux mouvements différents exactement dans les mêmes conditions. Si je fais l’acte de m’asseoir dans un fauteuil, je ne fais pas en même temps l’acte de saluer une personne qui entre.
C’est ce qui fait que la perception est congruente, comme disait Leibniz : la réaction perceptive qui a été faite à propos d’une petite stimulation déterminant un réflexe élémentaire primaire doit pouvoir encore être continuée en présence des autres stimulations successives. En voyant vaguement les premières lettres d’un mot « per » je lis rapidement « persévérance » mais un second regard m’arrête, car le mot imprimé n’est pas aussi long, je lis alors « père », mais le mot est plus long et je dois lire « perception » pour que ma perception reste congruente. La réaction perceptive doit s’accorder non seulement avec les stimulations successives, mais avec les attitudes de situation, les croyances que nous avons déjà relativement à l’objet. Il y a un va-et-vient perpétuel plus ou moins rapide entre les réflexes primaires et le schéma perceptif pour établir la congruence de la perception.
A ces caractères bien connus je voudrais en ajouter un autre très important dont on ne parle pas toujours, probablement parce qu’il est trop évident et qu’il passe sous-entendu la perception étant un acte élémentaire est un phénomène présent. Sans doute toutes les actions sont des phénomènes présents, car nous ne pouvons agir que dans le moment présent, mais certains actes, ceux de la mémoire, de la représentation ne sont pas uniquement dans le présent. Ils représentent actuellement un autre fait qui est passé ou futur et qui paraît plus important que la représentation actuelle. Quand je parle d’une personne que j’ai rencontrée hier, j’attire l’attention non sur ma parole actuelle, mais sur ma rencontre d’hier et ma conduite comporte la considération de quelque chose de passé. Ceux qui m’écoutent n’assistent qu’à une partie des faits, ils entendent ma parole actuelle, mais ils n’assistent pas à ma rencontre d’hier. Il ne peut en être ainsi dans la [p. 85] perception qui est uniquement dans le présent et à laquelle les témoins assistent actuellement. Sans doute nous pouvons nous souvenir d’avoir eu une perception dans le passé, mais il faut qu’à un certain moment le phénomène ait été présent pour qu’il s’agisse d’une perception. Un phénomène qui reste toujours ou passé ou imaginaire ne peut être une perception, cela tient au rôle de l’acte dans la perception et au même rôle de l’acte dans la détermination du présent.
A ces caractères tout à fait élémentaires qui existent dans les perceptions les plus simples on peut en ajouter d’autres qui se présentent régulièrement dans les perceptions un peu plus élevées et surtout dans les perceptions perfectionnées par le langage et par la croyance.
Quoiqu’elle soit systématique et relative à un objet déterminé la perception reste cependant coordonnée à un ensemble. Le fauteuil que je perçois détermine une action précise, mais cette action n’est pas isolée. Le fauteuil est dans une chambre, dans un jardin, ou même dans un champ, mais il est toujours quelque part, c’est-à-dire qu’il est entouré d’autres objets qui sont également d’autres perceptions. En réalité la perception du fauteuil n’est qu’une partie artificiellement isolée d’une perception d’ensemble que j’ai longuement étudiée sous le nom de réflexes de situation, perceptions de situation. Nous sommes capables d’extraire pour ainsi dire la perception du fauteuil de la perception de situation, de la fixer par une attention particulière, mais nous ne supprimons pas cette perception de situation qui forme un contexte, une pénombre à la perception principale. Bien entendu cette pénombre joue un grand rôle dans la perception elle permet de la situer et de la contrôler car cette perception d’ensemble s’accorde avec la perception principale ou la contredit et limite son développement.
Ces deux traits, le caractère systématique et exclusif de l’acte perceptif ainsi que son immédiateté entraînent chez un individu capable de langage et de croyance une grande certitude. Le langage qui représente l’objet perçu est immédiatement lié à des actes. Or la croyance n’est qu’une liaison entre le langage et l’action, une parole qui représente une perception est immédiatement [p. 86] et absolument certaine : « Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu. » Cette certitude n’est pas acquise par des intermédiaires qui rattachent la représentation ou la formule verbale à l’action, elle est immédiate comme le passage à l’acte de la perception.
A cette certitude que sent le sujet il faut ajouter dans la plupart des cas une autre certitude que j’appellerai une certitude sociale. Ma perception est en même temps celle des autres : la société m’a appris dès la première enfance à ne percevoir que ce que les autres perçoivent, elle a éliminé ce qui dans ma perception aurait été trop individuel. Aussi suis-je habitué à ce que ceux qui m’entourent, qui sont par rapport à l’objet dans une situation analogue à la mienne le perçoivent à peu près de la même façon que moi. Quand je perçois le fauteuil, je suis convaincu que mes voisins voient également le fauteuil. C’est ce qui fait que le langage permet d’échanger des perceptions et contribue à les mieux extérioriser.
Sans doute il y a dans la perception une part d’activité interne, une adaptation qui synthétise les réflexes constitutifs du schéma. Mais les schémas à ma disposition sont innombrables et l’éveil de l’un plutôt que de l’autre ne dépend pas de moi, n’est pas un résultat de cette activité interne. La perception nest pas à ma disposition, elle ne correspond pas régulièrement à mes désirs, à mes croyances. On ne voit pas régulièrement ce que l’on désire voir, on n’entend pas régulièrement ce que l’on s’attend à entendre. Ce n’est pas parce que je pense à une voiture ou à un chien que je vois une voiture ou un chien déboucher au coin de la rue, ce n’est pas parce que je pense à une personne que j :m’entends interpeller par cette personne. C’est pour cela que nos perceptions sont instructives : un mot que l’on me dit à l’oreille peut m’apprendre une nouvelle, une idée que je ne savais en aucune manière. Quand les perceptions ne sont pas ainsi révélatrices, elles viennent au moins nous surprendre, interrompre le cours de pensées tout à fait différente et déterminer des pensées nouvelles que nous n’aurions pas eues sans elles. Toute perception mérite donc le nom d’irruptive car elle envahit notre conscience et transforme au moins pour un moment notre conduite. C’est dans la perception que se manifeste surtout ce caractère de nouveauté, [p. 87] d’adaptation continuelle qui caractérise la vie et la conscience. Ce caractère irruptif se précise par la persistance et la résistance de la perception que l’on a quelquefois appelé l’agressivité de la perception. Quand un objet nouveau a été perçu, nous pouvons nous y intéresser, le regarder avec plus d’attention, exercer les opérations de vérification qui découlent de la systématisation de la perception, la percevoir par différents sens et de différentes manières. Chaque nouvel effort d’attention amène des découvertes nouvelles qui enrichissent en apparence indéfiniment la perception Initiale. Ce caractère de fécondité de la perception semble montrer qu’elle porte bien sur quelque chose d’extérieur que nous découvrons peu à peu. Quand cette adaptation est difficile et détermine des efforts pénibles, nous observons que la perception désagréable ne disparaît pas comme nous le voudrions, qu’elle est résistante et qu’elle n’est pas à la disposition de nos sentiments. Ce caractère irruptif complète l’extériorité de la perception qui se présente comme imposée du dehors, imposée à notre liberté et à notre personnalité.
Pour résumer en prenant un exemple, la perception d’une parole que nous entendons prononcer près de nous présente ces premiers caractères élémentaires. C’est une conduite immédiate, bien systématisée, exclusive d’une autre et cependant coordonnée avec certaines autres perceptions, par exemple avec la vue de l’homme qui me parle; c’est un phénomène extérieur que je localise à une certaine distance de mon corps, dans une certaine direction ; c’est un phénomène présent, car je ne souviens pas d’avoir entendu cette parole dans le passé, mais je l’entends maintenant ; c’est un phénomène dont je suis certain immédiatement et j’ai en même temps la certitude que les autres personnes placées près de moi l’entendent de la même manière. Enfin il s’agit d’une parole que je n’invente pas d’après ce que je sais déjà, mais qui m’apprend une chose à laquelle je ne pensais pas elle est nouvelle par quelque point et dérange en quelque manière mon équilibre. Elle ne dépend pas de moi, de mes sentiments, elle les modifie et elle est souvent en opposition avec eux. Tels sont les caractères les plus simples que nous devons rechercher dans ces phénomènes pathologiques que l’on appelle des hallucinations avant de les confondre avec des perceptions. [p. 88]
5. —Les illusions.
Beaucoup de phénomènes psychologiques présentent une certaine analogie avec la perception et possèdent surtout les premiers caractères d’immédiateté, de certitude, d’extériorité bien des intuitions et des croyances sont assimilées à des perceptions. Ces phénomènes ne sont pas toujours exacts, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas toujours accompagnés par la vérification personnelle et par la vérification sociale qui rend une perception exacte. Je me représente un fauteuil, mais mes doigts ne peuvent parvenir à le toucher et les autres hommes affirment qu’ils ne peuvent ni le voir, ni le toucher. Ces représentations erronées sont-elles toutes des perceptions dont le mécanisme est troublé ou quelques-unes malgré l’apparence appartiennent-elles à d’autres opérations psychologiques ? C’est là au fond le problème posé par le postulat d’Esquirol que nous retrouvons. Il nous faut rechercher si ces phénomènes erronés qui présentaient bien quelques caractères de la perception comme l’immédiateté et la certitude possèdent également les autres caractères de la perception dont nous venons de noter l’importance.
Dans un certain nombre de cas ce rapprochement de l’illusion et de la perception ne peut pas être contesté. Considérons les singulières illusions d’un délirant alcoolique qui voit des rats grouiller sur son lit, qui fait des mouvements brusques pour les attraper ou pour les chasser et qui crie aux autres personnes « attrapez-les ». Nous y retrouvons beaucoup de caractères de la perception, le caractère présent, l’extériorité, la certitude et même la certitude sociale, car le malade qui dit aux autres « attrapez-les », croit évidemment que les autres voient les rats comme lui. On doit même constater dans ces illusions le caractère important de l’irruptivité, car rien dans les sentiments, ni dans les idées du malade ne le prédispose à voir courir des rats. Comme le dit très bien M. de Clérambault, « aucune idéation n’a préparé l’alcoolique à imaginer des insectes, des fils flottants, des paillettes, ni à craindre tout spécialement les gros serpents (23). » M. Claude faisait [p. 89] la même remarque à propos de ce qu’il appelle les vraies hallucinations, qui correspondent à ce que je range ici parmi les illusions : « Elles sont caractérisées par l’invasion dans la conscience de sensations élémentaires (je dirais plutôt de schémas perceptifs) neutres, vides de contenu affectif (24). » Comme le remarque M. de Clérambault, un grand nombre d’intoxications donnent naissance à des phénomènes de ce genre, qui ont même, ce qui est curieux, une forme spéciale en rapport avec la nature de l’intoxication, des illusions d’un certain genre étant souvent caractéristiques d’un poison déterminé. M. Legrain (1926) était disposé à considérer beaucoup d’hallucinations alcooliques comme des illusions ; je propose de réserver le nom d’illusions pour ces erreurs qui présentent d’une manière assez nette la plupart des caractères des perceptions.
Comment de telles illusions peuvent-elles se produire ? Par un trouble dans l’activation de conduites qui restent essentiellement des conduites de perception. Les schémas qui constituent l’acte perceptif sont constitués par l’association fréquente d’une certaine stimulation avec d’autres stimulations qui déterminaient déjà des réflexes ; il y a au point de départ un mécanisme analogue à celui des réflexes conditionnels. Comme le schéma s’active tout entier à propos d’un seul ou d’un petit nombre d’éléments, il devient erroné, quand au dehors la liaison entre toutes ces stimulations n’existe plus de la façon ordinaire. La vision de la convergence des lignes à l’horizon nous a donné le schéma de la représentation de la profondeur, parce que d’ordinaire ce caractère apparent est lié avec une distance réelle qu’il faut franchir par un mouvement de tout le corps en avant. Le peintre qui a donné aux lignes de son tableau la même convergence, provoque la perception de la profondeur à propos d’une surface plane que l’on peut toucher tout entière sans déplacement de l’ensemble du corps, c’est l’illusion de la perspective. Il s’agit là du phénomène de trompe-l’œil qui joue un grand rôle dans la perception.
Une stimulation peut se produire sur un point d’un organe réceptif d’une manière inhabituelle et provoquer à faux l’activation de tout le schéma perceptif. Ce sont probablement des stimulation [p. 90] de ce genre sur les organes visuels qui jouent un rôle dans les illusions des intoxiqués. J’ai déjà décrit les illusions de Mme Z. déterminées par des hémorragies rétiniennes (25), voici une autre observation qui met bien on évidence des phénomènes de ce genre. Qer.. f., 34, m’a été obligeamment adressée par M. le Dr Cantonnet et j’ai déjà eu l’occasion de présenter son observation à la Société médico-psychologique en 1929. Cette femme, artério-scléreuse avancée a été atteinte d’un décollement grave et de multiples hémorragies de la rétine. Grâce aux soins de Cantonnet, elle a pu conserver un peu de vision, un tiers de l’œil droit, mais elle a perdu à peu près complètement la vision de l’œil gauche. Elle est très nerveuse, émotive et constamment angoissée à la pensée de perdre le peu de vision qui lui reste. Un jour à la suite de la visite d’une personne qui l’a vivement intéressée, elle voit apparaître surtout du côté droit l’image de cette personne, tantôt de dos, tantôt de face. Cette image ne tarde pas à l’obséder et à l’angoisser, car elle prétend que l’apparition est toujours suivie d’une obscurité plus grande. Elle lutte violemment pour chasser cette image, mais ses efforts, par la loi de l’effort inversé, n’aboutissent qu’à préciser l’image de plus en plus. Cette femme n’est aucunement une persécutée délirante, elle n’a aucune croyance à la malveillance de cette personne et on ne peut guère trouver en elle un sentiment spécial qui évoque cette image. Sans doute dans la deuxième période, celle de l’obsession, un certain travail interne se joint à l’illusion, puisqu’elle a peur que cette illusion ne lui fasse perdre la vue. Ce travail interne précise l’illusion et la fait réapparaître plus fréquemment, mais il n’a pas d’influence sur l’apparition de cette figure plutôt que d’une autre et au début ce sentiment ne jouait aucun rôle. Nous retrouvons dans cette apparition, surtout au début, à peu près tous les caractères de la perception. L’illusion est présente, elle se produit devant nous, car la malade nous dit : « en ce moment je vois cette personne ». L’image est extérieure, localisée à une distance de quelques mètres, quand la malade regarde dans le vide ; cette image peut, dans quelques expériences seulement, être fixée sur un mur éloigné ou sur un papier proche, [p. 91] et elle semble changer de dimensions, s’agrandir quand la malade essaye de la localiser à une grande distance. (Je dois dire que sur ce point les réponses de Qer. sont variables et peu nettes, car elle voit très peu les objets un peu éloignés et ne réussit pas bien à projeter sur eux l’image.) La représentation se déplace plus-nettement avec le mouvement des yeux, elle n’est pas exactement dans l’axe visuel, mais toujours un peu à droite de cet axe. Elle ne se dédouble pas avec la pression d’un œil car elle paraît surtout dépendre d’un seul œil, enfin elle est plus forte dans la grande lumière qui irrite la rétine. En un mot l’image dépend nettement de l’organe et des stimulations qui agissent sur l’organe. Elle est une fausse perception élémentaire en rapport avec les lésions de la rétine et nous pouvons la considérer comme une illusion visuelle.
Depuis longtemps Qer. voyait des nuages, des lignes sombres ou des traits de feu une émotion a permis une suggestion qui à propos de ces stimulations continuelles a éveillé la tendance perceptive correspondante au visage de cette personne. La malade facilement obsédée et phobique présente ensuite des phénomènes de persévération qui dépendent des préoccupations qu’elle a à ce propos et des efforts fâcheux qu’elle fait pour écarter l’image. Divers traitements, le conseil de cesser des efforts et des attentions fâcheuses, quelques suggestions ont fait disparaître assez rapidement cette illusion obsédante. Certains auteurs appliqueront à cette image le nom d’hallucination, c’est une question de dénomination qui est évidemment arbitraire. Je crois que le long usage classique du mot hallucination dans un autre sens nous invite à écarter ici ce mot et à désigner le trouble précédent sous le nom d’illusion visuelle.
La stimulation peut dépendre d’une irritation située plus haut dans le trajet des organes sensitifs : l’illusion des amputés est un exemple typique de ce genre. Des illusions peuvent dépendre d’une irritation encore plus élevée sur un point du cerveau et on peut citer le scotome scintillant de la migraine ophtalmique, les illusions de mauvais goût ou de mauvaise odeur au début de l’accès épileptique, déterminées probablement par un état anémique d’une région qui joue un rôle dans la perception à la suite d’un spasme artériel. On a décrit assez fréquemment [p. 82] des images de ce genre en relation avec des tumeurs cérébrales (26). Il est bien difficile de distinguer dans ces derniers cas s’il s’agit d’une illusion ou d’une hallucination. La présence d’une tumeur qui détermine une irritation des conducteurs peut aussi par sa présence déterminer un trouble général qui donne naissance à de fausses croyances. Il faudrait dans chaque cas rechercher les caractères du phénomène perceptif ; il est probable que souvent l’analyse psychologique montrerait des cas complexes analogues à l’illusion visuelle dans le décollement de la rétine dont nous venons de parler.
Il faut bien distinguer les véritables illusions dues à de simples activations des tendances perceptives élémentaires des phénomènes d’un ordre plus élevé. Malgré l’apparence je ne pense pas que l’on puisse ranger parmi ces illusions le phénomène de la fausse reconnaissance. Sans doute les stimulations externes et les réactions perceptives élémentaires jouent ici un rôle puisque Med. ne reconnaît Raoul que lorsque l’on lui présente un homme. Mais il n’y a pas chez elle de véritables illusions et l’on ne peut pas dire qu’elle voit les traits de Raoul à la place des miens, comme nous voyons de la profondeur dans un tableau au lieu de le voir plat. Cette jeune fille a une bonne vue et, chose étrange, elle perçoit très exactement mes traits tels qu’ils sont, elle peut les décrire et énumérer les différences qu’ils présentent avec les traits de Raoul : « oui, c’est vrai, Raoul est plus grand, il a plus de cheveux, il n’a pas de barbe, mais cela ne fait rien, tu es tout de même Raoul ». Il n’y a pas chez elle de véritables illusions perceptives, c’est une autre action d’un ordre plus élevé qui est objectivée.
Un fait très intéressant qui mériterait une plus longue étude me paraît se rattacher plus facilement à ce groupe des illusions par mauvaise réaction perceptive, c’est le groupe de visions du demi-sommeil que l’on appelle aussi les hallucinations hypnagogiques et qui a été récemment si bien étudié dans le petit livre [p. 93] de M. Bernard Leroy, 1926. Dans la période de l’endormissement, du præsommeil on voit souvent apparaître des images assez précises d’objets quelconques qui passent, repassent et disparaissent. Ce sont des arabesques, des quadrillages géométriques, des fleurs, des meubles, des figures qui se fondent les unes dans les autres et qui se succèdent indéfiniment.
Bien des phénomènes décrits comme des hallucinations se rapprochent de ces visions du demi-sommeil, comme on peut le voir dans l’article intéressant de M. Quercy qui nous donne sa propre observation (27). II était dans un état grippal assez grave avec une température de 40° et il avait pris une certaine quantité d’aspirine, et il ne dormait pas ou du moins il ne dormait pas complètement, mais il tenait le plus souvent les yeux fermés. Il voyait passer devant ses yeux une foule de choses, des arabesques, des broderies d’or sur tulle noir, des décorations de tapis, des perles rouges sur un somptueux damier, des arcades sur un fleuve bleu, des bibelots d’étagère, des têtes d’hommes, tout un fourmillement d’objets dans le champ visuel » ; toutes ces images disparaissaient quand il ouvrait les yeux, mais quand il les fermait elles déterminaient une certaine jouissance esthétique d’ordre inférieur, elles semblaient plaisantes et amusantes. Quoique M. Quercy n’en convienne pas tout à fait, il décrit des visions du demi-sommeil, très analogues à celles de Maury et de M. Bernard Leroy. Je crois que beaucoup d’images qui apparaissent dans diverses intoxications sont du même genre surtout quand elles sont multiples, changeantes et qu’elles ne sont guère accompagnées par des mouvements.
Ces visions ne sont pas à mon avis tout à fait identiques à des perceptions elles sont extérieures, mais mal localisées, chez moi elles ne semblent pas très éloignées et elles sont souvent petites comme les hallucinations lilliputiennes de M. Leroy. Elles manquent absolument de cadre, elles apparaissent, sur un fond indifférent dont on ne se préoccupe pas : « Il arrive le plus souvent, dit M. Bernard Leroy, que chaque figure se présente isolément sur un fond neutre, une table, un meuble, un objet quelconque ne reposent sur rien, ils sont comme suspendus dans le [p. 94] vide. » Ces images ne sont aucunement congruentes et ne permettent aucune vérification, elles n’ont pas la certitude sociale, car nous sentons-bien, qu’aucune autre personne ne peut les voir. Elles ne sont pas complètement indépendantes du sujet, elles ne sont pas irruptives, résistantes autant que les perceptions ; elles dépendent un peu de l’humeur du sujet à-ce moment et M. Quercy en particulier leur trouve toujours un aspect artistique et plaisant. La pensée a un peu d’influence sur elles, il suffit qu’une pensée vague d’un objet éveillée par une ressemblance lointaine effleure l’esprit pour que l’image prenne momentanément la forme de l’objet auquel on pense. Je vois des points de couleur rose et j’ai le sentiment plutôt que l’idée que c’est une rose, immédiatement l’objet devient une rose. M. Quercy formule « une exquise balançoire, » et il voit un joli berceau.(p. 534). Ces caractères négatifs nous gênent et ces images n’ont pas tout à fait pour nous l’apparence d’objets réels.
D’autre part on ne peut nier que des images ne présentent un grand nombre des caractères que nous avons reconnus à la perception elles sont nettes, assez précises, extérieures, certaines pour le sujet qui peut bien affirmer qu’il voit une rose, elles sont malgré les restrictions précédentes jusqu’à un certain point irruptives car elles sont infiniment variées et le plus souvent on ne sait pas ce qui va apparaître « elles ont une certaine indépendance qui ne se prête pas avec complaisance à nos artifices, elles sont ce qu’elles veulent et elles surviennent quand elles veulent ». Quand on veut les fixer, elles disparaissent ou se transforment : si je veux mieux regarder la rose, elle s’évanouit ou se métamorphose en un meuble ou en une figure. « Aucun effort d’attention, dit M. Bernard Leroy, ne peut les fixer ni faire percevoir de nouveaux détails, l’image hypnagogique n’est pas plus perfectible qu’elle ne peut être appelée volontairement. » M. Quercy a le sentiment qu’il pourrait détailler ces images, copier la broderie fil à fil, je crains que ce ne soit une illusion, car il ne l’a pas fait et probablement il n’aurait pas pu le faire. Le même auteur admet qu’il y a dans ces visions le sentiment d’un infini détail que l’on pourrait pénétrer (p. 522), il y a là probablement une illusion de richesse véritable. Le caractère étranger de la vision qui semble bien indépendante de nous s’impose à tous. Il y a là un ensemble de caractères [p. 95] qui, s’ils ne sont pas tout à fait ceux de la perception normale, s’en rapprochent beaucoup et il est probable qu’il s’agit là encore comme dans les plus simples illusions du mécanisme de la perception.
M. Bernard Leroy qui a bien étudié ces « visions du demi-sommeil » soutient que leurs apparences embarrassantes dépendent d’une attitude mentale particulière qui n’est pas celle de la perception normale et il l’appelle justement une attitude spectaculaire. Il insiste sur un joli exemple en montrant l’attitude que nous avons quand nous marchons dans la rue en évitant de heurter les passants, en saluant tel ou tel et l’attitude tout à fait différente que nous prenons quand nous regardons ces mêmes passants du haut d’un balcon avec une lorgnette. J’ai eu l’occasion d’insister sur ces différences quand j’ai montré qu’il fallait distinguer l’attitude réaliste, l’attitude spectaculaire et l’attitude cogitative (28). Quand nous avons une attitude réaliste, quand nous sommes dans la vie réelle en marchant dans la rue, par exemple, nous nous préoccupons surtout du contenu matériel de notre action arrivée à la consommation, du résultat que notre action va avoir extérieurement dans les choses : tel de nos gestes nous fera heurter un passant, tel autre nous fera casser une vitre. Pour surveiller le mieux possible ces actions extérieurement efficaces nous ajoutons à l’action primaire une quantité de complications, d’arrêts, de perfectionnements qui sont des réactions secondaires d’effort. C’est cet ensemble complexe d’actes secondaires surajoutés à l’acte primaire qui constitue l’attitude réaliste (29). Dans le second cas, dans l’attitude spectaculaire ou contemplative une partie considérable de ces actes secondaires a disparu : nous avons abandonné les efforts qui ont rapport à la bonne exécution matérielle de nos mouvements, c’est cotte suppression qui enlève aux objets au moins en partie leur complète réalité. Je ne parle pas ici de la troisième attitude cogitative qui se présente quand le sujet se borne aux parties de l’action primaire ou de l’action secondaire qui peuvent être exécutées au dedans de lui-même.
Cette attitude spectaculaire est une attitude de réduction, de rétrécissement, nous pouvons la prendre volontairement de temps [p. 96] en temps quand nous voulons nous borner à contempler, mais elle s’impose à l’esprit dans tous les états de dépression. Tantôt elle est chronique dans certains états de dépression morose ou dans des états de vide persistants, tantôt elle se présente pendant une durée limitée dans certains états d’intoxication, tantôt elle apparaît pour une très courte durée dans les débuts du sommeil qui sont justement une variété importante des états de dépression. M. Bernard Leroy explique par cette attitude spectaculaire les défauts que nous avons constatés dans ces perceptions du demi-sommeil, la multiplicité indéfinie des visions, leur défaut de précision, de congruence et de résistance.
Cet auteur ne me semble pas insister suffisamment sur le contenu des visions qui apparaissent pendant cette attitude spectaculaire. Je crois qu’il faut compléter les études de M. Bernard Leroy par celles de M. Lydiard Horton, sur les rêves (30). Cette interprétation est appliquée surtout aux rêves véritables, mais elle peut déjà nous rendre des services à propos des visions hypnagogique. Il s’agit d’une interprétation des rêves par la notion de « trial and error » en les considérant comme des essais répétés de réaction perceptive que nous avons déjà signalés à propos de la congruence. A propos d’un objet que nous voyons mal, à propos d’un mot écrit que nous avons de la peine à déchiffrer, différentes perceptions successives semblent se présenter. Nous voyons vaguement un arbre, non, c’est une maison, non, c’est un chien : nous croyons lire le mot cheval, non, c’est le mot cheveu, non, c’est le mot chameau. Ces diverses perceptions passent rapidement comme des visions, elles se remplacent les unes les autres, elles sont influencées par toutes les pensées jusqu’à ce que nous nous fixions à une perception définitive.
Quand nous sommes éveillés, quand le mécanisme de la perception fonctionne normalement, ces essais de réaction perceptive sont peu nombreux et rapides ; la réaction se fixe presque immédiatement et définitivement après quelques rapides vérifications, ce qui donne lieu au caractère nettement congruent, irruptif, permanent et résistant de la perception, à la certitude complète, même à la certitude sociale. Quand nous sommes déprimés dans p. 97] l’attitude spectaculaire, ces réactions perceptives sont plus nombreuses, plus écartées les unes des autres, plus sensibles aux directions qui viennent des idées, des paroles, des sentiments et donnent naissance à ces visions multiples du demi-sommeil. « Cela nous donne l’impression de petites perceptions obscures, grouillantes, exerçant une pression toute Bergsonienne sur la porte de la conscience, guettant la moindre fissure pour s’y glisser, s’efforçant d’échapper à quelque contrôle et de profiter de quelque libération fonctionnelle (31). »
L’un des plus curieux exemples donnés par M. L. Horton me semble être le rêve du grattage : le point de départ, la stimulation est le bruit que fait une souris dans la chambre en grattant et l’auteur note à ce propos une série de rêves successifs en apparence différents, mais tous en relation étroite avec ce petit bruit. Il est dans son laboratoire en train de faire des études histologiques, mais son microscope fonctionne mal, il gratte comme s’il y avait du sable dans les tubes ; avec ce microscope il fait une singulière étude, celle des réflexes et en particulier celle du « scratch reftex » de Sherrington ; comme il voit mal, il regarde la préparation qui est toute rayée, comme grattée et enfin il arrive a des rêves sur la souris qui gratte. Il semble bien que les rêves successifs soient des sortes d’interprétations d’une stimulation extérieure, celle du grattage par la souris avec laquelle les réactions perceptives arrivent difficilement à congruer.
Cette interprétation des rêves me paraît s’accorder encore mieux avec les visions du demi-sommeil dans cette période de l’endormissement : toutes sortes de petites stimulations viennent de différents points du corps et en particulier de l’œil. Il y a dans l’œil une lumière résiduelle, des quadrillages lumineux, une poussière brillante bien souvent décrite. Ce sont ces petites stimulations visuelles qui donnent naissance à une foule de réactions perceptives, chacune vague, incomplète, très accessible à diverses influences, qui se succèdent et se remplacent perpétuellement. Ces petits essais de réaction perceptive ne sont pas corrigés, ni fixés à cause de cette attitude spectaculaire qui caractérise l’endormissement. Sans doute il ne s’agit pas de véritables [p. 98] phosphènes ni de la véritable illumination oculaire telles qu’on pourrait les percevoir nettement pendant la veille, mais il s’agit de tentatives de perception à propos de petites stimulations oculaires qui dans la veille seraient interprétées congrument comme des phosphènes. Ce fonctionnement de la réaction perceptive peut, si on veut, être appelé automatique, si ce mot automatisme signifie simplement l’activation des tendances élémentaires sans le contrôle des supérieures. Une action de ce genre garde les caractères des stades psychologiques élémentaires, elle est immédiate, elle parait indépendante de notre volonté, elle paraît extérieure, ce qui est un caractère de ce stade. Ce sont bien là les caractères des visions du demi-sommeil si on y ajoute qu’elles sont peu congruentes et qu’elles ne présentent que des essais de congruence, qu’elles sont fort indifférentes et qu’elles se rapprochent un peu du jeu, car il y a en même temps une attitude de contemplation qui n’est pas très loin de l’attitude esthétique (32). C’est ainsi que les visions oniriques et beaucoup de faits pathologiques qui s’en rapprochent peuvent être encore rattachés au mécanisme de la perception Comme des illusions de perception et qu’elles justifient encore l’ancienne définition des hallucinations considérées comme des perceptions sans objet.
(A suivre.) [pour la partie 2, sur notre site histoiredelafolie.fr] Dr PIERRE JANET.
NOTES
(1) Cette étude sur t’hallucination forme un chapitre d’un ouvrage en préparation qui aura pour titre Les délires d’influence et les sentiments sociaux, elle a fait l’objet de leçons au Collège de France en 1924 et en !929-30.
(2) De l’angoisse à l’extase, 1926, 1, p. 274-444.
(3) Cours sur la mémoire, 1938, p. 466 ?
(4) Claude. Le mécanisme des hallucinations. L’Encéphale, mai 1930.
(5) G. de Morsier. Le mécanisme des hallucinations. Annales médico-psychologiques, décembre 1930.
(6) Obsessions et psychasténie, 1903, 1, p. 120.
(7) Dide et Guiraud. Manuel de psychiatrie, p. 198.
(8) Ballet, Les hallucinations psycho-motrices chez les persécutes. Semaine médicale, 1881, p. 445 ; Séglas, Les persécutes possédés, Archives de neurologie 1893, p. 161.
(9) De Clérambault, Syndrome mécanique des psychoses hallucinatoires, Annales médico-psychologiques, déc. 1927, p. 401.
(10) Arnaud dans le Traité de pathologie mentale de G. Ballet, 1903, p. 518.
(11) Séglas, Le langage chez les aliénés, 1892, p. 117 ; hallucinations visuelles chez les persécutés, Ann. M. psychol., 1894.
(12) Courbon et Fail, Société clinique de médecine mentale, 11 juillet 1927.
(13) Jacques Vié. Un trouble de l’identification des personnes, Ann. m. psych., 1930, p. 214.
(14) De l’angoisse à l’extase, 1926, p. 82.
(15) Alfred Gurdon (de Philadelphie). Sur l’hallucinose comme entité clinique, .Ann. m. psychol., mars 1928, p. 211.
(16) Claude, Mécanisme des hallucinations, L’Encéphale, mai 1930. p. 350.
(17) De l’angoisse à l’extase, 1926, 1, 3. 274.
(18) Bergson, Evolution créatrice, 1907, p. 20
(19) Ces études sur les actes perceptifs ou suspensifs, qui ont fait l’objet de plusieurs années de cours au Collège de France, ont déjà été résumées dans mes cours à l’école de médecine de Londres et dans le premier volume de L’angoisse à l’extase.
(20) Maine de Biran, Œuvres inédites, II, p. 232 ; thèse de Gérard, p. 400.
(21) De Cyon, Dieu et science, 1910, p. 177-179.
(22) V. Monakov et R. Mourgue, Introduction à l’étude de la neurologie et de la psycho-pathologique, 1928, p. 185.
(23) De Clérambault, Annales médico-psychologiques, oct. 1930, p. 222-228.
(24) Claude. L’Encéphale, mai 1930, p. 345
(25) Un trouble de la vision par exagération de l’association binoculaire, État mental des hystériques, 2° édition, 1911, p. 471.
(26) Ch. de Martel, CI. Vincent, Baruk, Les hallucinations visuelles dans les tumeurs temporales. Soc. de neurologie, fév. 1930 ; E. Win M. Deray, Bulletin of the neurological institute of Nex-York, jan. 1931, p. 99, Deux cas des tumeurs de la fosse craniale postérieure causes des hallucinations visuelles.
(27) P. Quercy, Une auto-observation d’hallucination visuelle, Journ. de psychologie, 15 juin 1927, p. 520.
(28) De l’angoisse à l’extase, 1928, II, p. 173.
(29) Op. cit., II, p. 175.
(30) Lydiard Horton. Journal of abnormal psychology, 1910-1916. Cf. Mes Cours sur la pensée intérieure, 1927, Leçon sur les rêves.
(31) Quercy, op. cit., p. 531.
(32) Cf. De l’angoisse à d’extase, Il, p. 176.
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