Borel Adrien. Les convulsionnaires et le diacre Pâris. Extrait de L’Evolution psychiatrique, (Paris), fascicule 4, 1935, pp. 3-24.
Borel Adrien (1886-1966). Psychiatre et psychanalyste français. L’un des membre fondateur de L’Evolution psychiatrique puis de La Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.). Son principal ouvrage : Les rêveurs éveillés. Paris, Editions Gallimard, 1925. Et en collaboration avec Gilbert-Robin (1893-1967), Les rêveurs : considérations sur les mondes imaginaires. Paris, Payot, 1925.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été ajoutées par nos soins ainsi que les références bibliographiques en fin d’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 3]
Adrien BOREL
Les convulsionnaires et le diacre Pâris.
Le 29 février 1732, lit-on dans une chronique du XVIIIe siècle, les habitants du quartier Saint-Marcel à Paris étaient réveillés dès quatre heures du matin par le pas des chevaux. Un fort parti du guet à cheval, dirigé par le lieutenant de police Hérault lui-même avançait sabre au clair et venait se poster devant le petit cimetière de Saint-Médard afin d’en clore la porte. Nulle résistance ne se manifestait à cette heure matinale. En sorte qu’il pouvait paraître au moins bizarre de déranger une troupe aussi nombreuse pour une si mince besogne. Un homme seul y eût bien suffi. Mais ce n’était pas la simple porte d’un pauvre cimetière que le guet venait ainsi condamner. L’affaire était d’importance : car dans ce cimetière reposait la dépouille mortelle d’un humble diacre, François de Pâris, en qui la rumeur publique voulait voir un saint. Et il ne s’agissait de rien moins que de soustraire sa modeste tombe à l’enthousiasme de la foule.
Il y avait à cette époque déjà près de cinq ans que le diacre Pâris était mort après une vie toute d’austérité et de piété ardente. Et certes, rien dans cette existence consacrée à l’humilité et à la pénitence, n’aurait pu faire pressentir l’étonnante aventure qui devait se développer après sa mort. Sans doute ses mérites avaient été si grands qu’on pouvait le regarder comme un saint, et le vénérer comme tel. Sans doute aussi la piété populaire pouvait aimer à venir prier sur son tombeau. Ce n’eût point été là cause suffisante pour inquiéter le pouvoir royal. Or, il fallait bien que celui-ci eût pris quelque inquiétude pour envoyer le guet à cheval fermer, au nom du Roi, le cimetière où reposait le bienheureux. Car l’on n’arrache pas ainsi un saint à la ferveur populaire. Nul n’eût voulu se charger d’une pareille [p. 4] action et moins que tout autre un roi très chrétien comme l’était le roi de France. Or, ce n’était un mystère pour personne que le diacre Pâris avait ses détracteurs, ses ennemis acharnés. N’avait-il pas été un ardent janséniste ? Et n’était-on pas justement à l’époque la plus aiguë de la querelle qui séparait l’Eglise de France ? L’exaltation religieuse était à son comble. Le pape Clément XI avait promulgué la bulle Unigenitus, à laquelle un certain nombre de prélats n’avaient pas craint de résister. Tous les jansénistes étaient derrière eux et en appelaient à un concile universel : d’où le nom d’appelants qui leur fut donné. Les Jésuites, au contraire, se dressaient en défenseurs du pape et de la vraie foi, et c’était une lutte sans merci entre eux et les appelants.
L’extraordinaire piété suscitée par la vie édifiante de Pâris n’était point faite pour servir leur cause. Les Jansénistes, au contraire, triomphaient, ce qui ne pouvait qu’envenimer la querelle, et pousser à son comble l’exaltation religieuse suscitée chez ces derniers par la fameuse bulle papale. Il est probable que ce vaste état passionnel qui prenait un peu toutes les classes de la population, eut une large part dans les évènements qui suivirent. On peut affirmer même qu’il en favorisa l’éclosion, qu’il la provoqua peut-être en préparant les esprits, en les mettant dans un état de surexcitation tel que les phénomènes dont Saint-Médard devait être le théâtre, allaient leur apparaître d’emblée comme une manifestation divine.
Car depuis la mort du diacre, l’humble pierre qui l’abritait dans le petit charnier opérait des miracles. Et de tous côtés les malades étaient vénus qui s’en étaient retournés guéris ou qui avaient cru l’être. En fallait-il davantage pour passionner l’opinion ? Et même de nos jours quand un fait miraculeux est signalé, ne voyons-nous pas accourir de toutes parts un peuple avide de merveilleux, tout prêt à croire et à admirer ?
On pourrait penser alors, comme l’ont fait plusieurs des biographes du diacre, hommes pieux certes, mais surtout bons Jansénistes, que ce furent précisément les miracles de Saint-Médard qui, en motivant la colère des Jésuites, finirent par amener le roi à fermer le cimetière. L’exploit d’un Janséniste, même mort, déclarait-on, portait une ombre insupportable à la Congrégation et risquait de lui enlever de nombreux partisans. Encore une fois, il est vraisemblable que Louis XV ne se fût point laissé arracher son ordonnance pour si peu : il y avait autre chose. Depuis quelques mois la tombe du bienheureux ne se bornait plus à des miracles. Elle était devenue la source de phénomènes bizarres, étranges, extraordinaires, tellement extraordinaires que le bruit s’en répandait dans toute la ville et qu’un grand [p. 5] concours de peuple entourait chaque jour Saint Médard. Et chose plus étonnante encore, ces faits étranges d’abord limités à un très petit nombre de fidèles s’étendaient maintenant à la manière d’une épidémie. Des dizaines des centaines de personnes y étaient prises, excitant ainsi l’étonnement et l’admiration. De toutes parts, malades, fidèles, curieux, douteurs ou convaincus se pressaient vers le quartier Saint-Marcel et l’on racontait que des scènes pour le moins hallucinantes s’y passaient. On disait même à demi-mots que ces spectacles n’étaient pas sans quelque inconvenance et qu’ils déshonoraient une terre chrétienne.
On comprend mieux alors le geste de Louis XV. Et quand avec le recul du temps, on étudie dans le détail la surprenante aventure qu’était devenu le pieux pèlerinage du début, on ne peut manquer d’approuver la sagesse du roi.
Le cimetière Saint-Médard fut donc fermé et ses fidèles dispersés. Mais il était déjà trop tard. Sur la porte close par ordre du roi, une main inconnue écrivit ce distique qui fut fameux le soir même à Paris :
« De par le Roi défense à Dieu
« De faire miracle en ce lieu ».
Le roi fut écouté. Il n’y eut plus de miracles à Saint-Médard puisqu’aussi bien on ne pouvait y accéder. Seulement le miracle se déplaça et se transporta dans tout Paris, où pendant dix ans, de 1732 à 1742, ses manifestations défrayèrent la chronique et continuèrent de passionner l’opinion.
C’est cette extraordinaire histoire que je voudrais maintenant vous raconter.
Extraordinaire, en effet, et depuis le début jusqu’à la fin. Depuis le début, qui est la vie admirable d’un homme qui jusqu’à son dernier jour, fut le plus humble et le plus fidèle serviteur de Dieu, d’un homme dont la vie offre une unité si parfaite et si haute qu’on peut la comparer aux vies les plus pures des saints du moyen-âge. Pour ne point alourdir ce récit, je ne vous en dirai qu’un résumé succinct. D’ailleurs, elle tient toute en ces mots : charité, humilité et pénitence. François de Pâris était le fils aîné d’un conseiller au Parlement de Paris et son père le destinait à prendre la succession de sa charge. Mais dès l’enfance, le jeune François avait montré une piété ardente dont les traits touchants frappaient déjà son entourage. Au collège, il faisait ses délices de la lecture de l’Ecriture et particulièrement des Evangiles qu’il savait presque par cœur. Souvent, pour attirer les bénédictions du ciel sur ses études, il se relevait la nuit, pour prier tandis que ses camarades se laissaient aller au sommeil. Durant le jour, quand il était seul, il interrompait fréquemment son travail pour se mettre en oraison. Aussi, dès son [p. 6] année de philosophie terminée, manifesta-t-il le projet d’entrer en religion. Il lui fallut beaucoup de temps – plusieurs années – pour obtenir l’assentiment de son père qui multiplia les entraves les plus variées pour le faire renoncer à son dessein. En août 1713 il entrait au séminaire et recevait la tonsure aux quatre-temps de Noël, puis en 1715 les ordres mineurs et seulement en 1718 les ordres majeurs, car son extrême modestie, son admirable humilité lui en avaient longtemps fait refuser l’octroi. Ayant perdu son père et reçu son héritage, il en distribua la plus grande part aux pauvres, et, Janséniste convaincu et même militant, il vécut dans la solitude et la retraite. A la vérité, il changea plusieurs fois de demeure, mais dans chacune il mena la même vie : se levant de grand matin, il demeurait enfermé dans sa chambre à méditer les Saintes Ecritures. Jamais, même au plus fort de l’hiver, il ne voulut qu’on lui fît du feu, se contentant de se protéger du froid excessif à l’aide d’un sac de poils, et poussant le mépris de son corps jusqu’à le mortifier par l’usage d’un cilice. Souvent, il fut sollicité d’accepter la prêtrise, mais toujours il s’arrangea pour refuser cet honneur, répondant qu’il ne s’en sentait pas digne. D’ailleurs, il trouvait plus de joie à la méditation solitaire et durant les courtes années où il lui fut donné de vivre, le seul désir qu’il poursuivit fut de trouver une retraite encore plus profonde, encore plus cachée où il pût rester comme inconnu aux hommes. Il avait dessein de former là une petite communauté d’ecclésiastiques sur le modèle de Port-Royal. Bientôt trois ou quatre personnes pieuses vinrent le rejoindre et vécurent en commun avec lui. On a conservé un règlement de la petite communauté écrit de la main du diacre, où on lit, en particulier ces lignes :
« La vie que nous menons consiste surtout en trois, exercices : savoir : la prière, la retraite et la mortification du corps, exercices si liés qu’il ne paraît pas possible de se bien acquitter de l’un des trois si l’on en néglige quelqu’un. La mortification du corps le soumet, l’empêche de se révolter contre l’esprit. La retraite éloigne les distractions, les pensées, les desseins et tout ce qui détourne l’esprit, lequel étant recueilli, le cœur se trouve plus disposé à s’élever vers Dieu par la prière. »
Ces quelques solitaires ainsi réunis autour de Paris, que l’on n’appelait plus alors que Monsieur François, vivaient ainsi dans une paisible retraite sise rue de Bourgogne, au faubourg Saint-Marcel. C’était une très petite maison que l’on ne pouvait atteindre qu’en traversant un premier immeuble vermoulu et qui possédait un petit jardin attenant au mur de clôture du Val de Grâce. « Il n’y a point chez nous de domestiques, disait le règlement. Ainsi chacun fait la cuisine, balaie, ouvre la porte, lit aux repas pendant [p. 7] une semaine à son tour. Il n’y a point de supérieur non plus, ou pour mieux dire, la charité fait que chacun se regarde comme au-dessous des autres, qu’il respecte comme ses supérieurs, dont il reçoit avec douceur, humilité et actions de grâces, les petites corrections… On aime fort la pauvreté, continue le règlement, on la regarde comme un grand trésor et on considère plus les pauvres que les riches. »
On pense bien que des existences aussi exemplaires, quelque cachées qu’elles fussent, ne pouvaient manquer d’attirer l’attention d’abord, puis l’admiration. D’ailleurs, la paroisse que fréquentaient les solitaires pour y suivre les offices était précisément Saint-Médard, tout proche de leur petite maison. Il arriva donc que quelques ecclésiastiques découvrirent en Monsieur François, le diacre François de Pâris. Le curé de Saint-Médard, averti, vint le voir et l’obligea, bien malgré lui, à reprendre à l’église sa place au chœur, parmi les clercs. Pâris reparut alors en surplis et accepta même de se charger du catéchisme des jeunes clercs de la paroisse qu’il édifia par sa science et son humilité. Il accepta également de reprendre la pratique de l’Eucharistie que, toujours par humilité et prétextant de son indignité, il avait abandonnée depuis près de deux ans. Tout cela fit quelque bruit dans la petite paroisse. Et l’exemple de la pénitence de Monsieur François commençait de se répandre. On racontait des traits admirables sur sa vie, sur sa piété, sur son austérité. Un jour, un des solitaires ayant voulu améliorer son frugal déjeuner en préparant une salade assaisonnée à l’huile et au vinaigre, Pâris, s’apercevant de cet assaisonnement, alla chercher de l’eau et en répandit une si grande quantité dans son assiette qu’il ne resta plus d’autre saveur que celle de l’herbe. Peu à peu d’ailleurs, ce zèle pour la mortification s’exaltait, et bientôt à son exemple, ses compagnons et lui en vinrent à des extrémités bien propres à frapper les témoins de ces austérités. Tantôt, ils ne se nourrissaient que de légumes crus, tantôt ils mettaient pêle-mêle dans une marmite et sans sel, les nourritures les plus hétéroclites, qui, en bouillant, formaient une pâte gluante, souvent fétide dont n’aurait pas voulu le dernier des misérables.
Et naturellement, la renommée de Pâris croissait, l’exemple de sa vie commençait de se raconter. Les pauvres gens de son quartier auxquels il manifestait toujours la plus absolue bonté, le vénéraient déjà presque comme un saint, On connaissait les privations qu’il s’imposait ; on savait qu’il usait d’un cilice. Son corps était émacié et douloureux, mais un grand feu sortait de lui, tant étaient grandes sa piété et sa dévotion. Or, en 1727, épuisé par les jeûnes et les macérations de toutes sortes, vers la fin du [p. 8] Carême, la fièvre s’empara de lui. Le 16 avril il avouait à un ecclésiastique venu le visiter, qu’il se sentait languissant. Le lendemain, comme il ne pouvait se lever, on remarqua qu’il souffrait d’une énorme tumeur de la jambe. Il y avait un mois que cette tumeur était apparue, sans qu’il en fît rien connaître, sans qu’il changeât quoi que ce soit à son genre de vie. Quelques jours après, Pâris dut tout à fait garder le lit. C’était la fin qui commençait. Il couchait sans draps, sur une méchante paillasse et n’avait que des chemises de grosse serge. Ce fut une longue discussion pour le convaincre de faire usage de linge, mais trop épuisé pour lutter, Pâris finit par accepter : « Allons, dit-il, faisons le malade puisqu’on le veut. » Il le fallait d’ailleurs. Son corps usé ne pouvait plus tenir tête à la maladie et celle-ci eut bientôt fait de l’accabler. Le 30 avril, il reçut les sacrements des mourants, puis il écrivit son testament dans lequel il témoignait une fois de plus de sa fidélité à la foi janséniste et où il demandait expressément d’être enterré comme un pauvre dans le petit cimetière-Saint-Médard. Le lendemain 1er mai, il mourait d’ans la sérénité la plus complète, édifiant ses amis et tous les assistants jusqu’à son dernier souffle.
Pâris était mort et dès ce moment la légende allait s’emparer de lui. Car son visage douloureux auquel la maladie avait ajouté des rides se détendit. Et, nous dit un de ses biographes, sa figure parut à tous ceux qui étaient présents plus douce et plus placide qu’elle n’avait jamais été pendant sa vie. Elle resplendissait d’une beauté qu’elle n’avait jamais eue, elle semblait telle encore au moment où on le couvrit pour l’ensevelir. Or la nouvelle de sa mort avait été apprise dans le quartier et de là, s’était diffusée jusque dans la ville. Dès le lendemain, un nombre prodigieux de personnes de toutes, conditions vinrent voir sa dépouille et toutes disaient à, l’envie que ce n’était point là l’image d’un mort. On lui baisait les pieds, on lui coupait des cheveux, on faisait toucher à son corps des chapelets, des linges, des images… On eut beaucoup de peine à le mettre dans son cercueil, tant l’affluence était grande, et quand celui-ci fut fermé, ce fut au cercueil lui-même que l’on fit toucher ce que l’on désirait sanctifier par le contact de celui que l’an appelait déjà « le bienheureux ». La chemise qu’il portait au moment de sa mort, et la misérable planche qui lui servait de lit furent réduites en menus morceaux que se disputèrent les amis connus et inconnus venus en foule pour rendre hommage à t’ami des pauvres et au défenseur de la foi et de la vérité. Les funérailles se firent le 3 mai, au milieu d’une affluence considérable. Des gens étaient venus de tous les quartiers de Paris. Selon sa volonté, les restes de François furent ensevelis dans le petit [p. 9] cimetière attenant à l’église Saint-Médard où avait eu lieu la cérémonie religieuse. Un an plus tard, son frère, le conseiller au Parlement, Jérôme de Pâris, faisait élever sur sa tombe un modeste monument qui consistait en une table de marbre, supportée par quatre dais de pierre d’une élévation médiocre, mais assez grande néanmoins pour qu’il y eût entre le marbre et le sol un espace suffisant pour donner passage à un homme rampant sur la poitrine, exercice auquel beaucoup se livrèrent dans là suite, à l’époque des convulsionnaires,
On trouvera peut-être que je me suis un peu trop étendu sur la vie édifiante du bienheureux Pâris, Mais je tenais, ce faisant, à donner aux événements qui suivirent, leur vraie valeur. Je tenais à vous en montrer la genèse, et cette genèse, on ne saurait en douter, nous la trouvons dans l’existence admirable que je vous ai décrite. En cette époque, la foi restait ardente, et l’exemple d’un saint que tant de monde avait pu connaître de son vivant, auquel on attribuait déjà des pouvoirs surnaturels, dont les reliques s’arrachaient, devait frapper l’immense foule des malheureux/ De tout temps, on a imploré du ciel le soulagement de ses maux, et sans doute parce qu’on les sent plus près de soi c’est de préférence aux saints, qui furent des hommes, que l’on adresse sa requête. Le diacre Pâris avait toujours été ami des pauvres : n’était-il pas désigné pour être leur trait d’union avec le Ciel ? Tant de saints ont fait des miracles, celui-ci, si doux aux malheureux, ne saurait faillir à cette haute mission, car la piété populaire ne doutait pas qu’il fût maintenant au nombre des bienheureux au paradis.
Et les miracles commencèrent. Je vous rapporterai le premier. Il eut lieu le jour même des obsèques du diacre. Une vieille femme, Madeleine Beignet, fileuse de laine, qui avait un bras paralysé, vint s’agenouiller devant le lit mortuaire. Plusieurs fois, elle avait rencontré Pâris, soit dans la maison où elle demeurait et où il venait voir des indigents, soit encore à la paroisse. Elle l’avait toujours considéré comme un saint. Apprenant sa mort, apprenant surtout les traits éclatants de vertu que la foule racontait sur lui, apprenant enfin que chacun se disputait comme de saintes reliques les objets qui lui avaient appartenu, elle résolut d’aller, comme tant d’autres, prier autour de son corps, se disant que puisque cet homme avait vécu comme un saint et que jusqu’à ce jour, elle n’avait point obtenu sa guérison malgré qu’elle eût invoqué bien des fois la puissance divine, peut-être Dieu la lui accorderait si le la lui demandait par son intercession, Etant arrivée au moment où [p. 10] l’on apportait la bière, elle s’approcha du corps, se mit à genoux pleine de confiance, et elle embrassa les pieds du défunt : bientôt elle se relevait guérie.
N’était-ce point là la marque certaine de la sainteté que ce miracle accompli avant même la mise au tombeau ? Et l’on ne pouvait qu’admirer la promptitude du ciel à répandre ses bienfaits en l’honneur de ce fils qu’il accueillait sans doute en grande pompe. Ce fut aussi comme une traînée de poudre. Dès le lendemain, le cimetière ne désemplissait plus et naturellement les Jansénistes étaient les plus ardents à venir prier autour de la dépouille de celui qu’ils appelaient déjà leur saint. Et d’ailleurs, les miracles continuaient. Sans doute, souvent furent-ils plus discrets que ce premier que je vous ai décrit. On vit se tarir des ulcères, des abcès se cicatriser, des tumeurs du sein se dissoudre, des paralysies disparaître, etc., etc. Et tous ces miracles furent certifiés par de nombreux témoins. Il serait certainement intéressant d’en reprendre la description et de faire la critique des procès-verbaux qui les authentifient, mais cela ne serait peut-être pas très généreux. Etaient-ce de vrais miracles ? Les pieux pèlerins de Saint-Médard furent-ils vraiment guéris ou bien, comme on l’a dit, le crurent-ils tout simplement ? Qu’importe; il ne m’appartient pas de trancher cette question qui d’ailleurs souleva, à l’époque même, mille polémiques qui s’envenimaient du conflit toujours aigu des Jésuites et des Jansénistes. Le doux Pâris était-il un faux saint faisant de faux miracles ? C’était au fond la thèse des Jésuites qui admettaient mal la possibilité d’un saint janséniste. Ou bien, tout au contraire le Ciel l’avait-il reçu en béatitude, c’était le sentiment populaire et c’était aussi le sentiment de tous ceux qui combattaient la bulle Unigenitus, c’est-à-dire de tous les appelants.
Les choses sans doute en seraient restées là et n’auraient guère dépassé le cadre des disputes théologiques, ou d’un épisode de la lutte entre les Jésuites et les Jansénistes, si brusquement et sans doute, grâce au déchaînement de l’exaltation toujours accrue, si brusquement donc, au milieu de la piété ardente certes, mais sincère des pèlerins de Saint-Médard, n’avait surgi un phénomène nouveau qui n’allait pas tarder à transformer de fond en comble le petit cimetière aux miracles. Le phénomène d’ailleurs se produisit d’abord comme avec une certaine timidité. Plusieurs malades, et principalement des jeunes filles, venues auprès du tombeau et qui naturellement s’étendaient sur la table de pierre qui le couvrait avaient eu de légers soubresauts et même quelques mouvements nerveux. Etait ce là le prodrome des grands accès convulsifs que l’on allait voir par la suite ? Etait-ce comme un premier essai de la grande névrose qui fermentait et n’attendait qu’une [p. 11] occasion pour se manifester ? Peut-être. Chacun sait d’ailleurs qu’autour des foyers miraculeux, les névropathes de tous ordres se pressent toujours au premier rang, Plus que les autres, ils ont besoin de merveilleux. Ils l’appellent à leur secours, ils l’invoquent et plus encore sans doute, à cette époque où les névroses apparaissaient comme relevant d’une origine mystérieuse et restaient le plus souvent tragiquement incurables. Au Moyen-âge, elles conduisaient parfois même au bûcher. Le XVIIIe siècle était déjà trop rationnel, à Paris au moins, pour avoir de ces cruautés, mais mille superstitions flottaient encore dans l’esprit des foules. Et d’ailleurs n’en reste-t-il pas encore même aujourd’hui ?
Et puis, ce saint si discuté, contre-lequel tenaient les Jésuites, ce saint qui allait être persécuté après sa mort, ce saint donc représentait, par l’exemple même que proposait sa vie, la plus riche matière à exaltation. Il avait été pauvre parmi les pauvres et il avait souffert. Pour obtenir son intercession, ne fallait-il pas vivre à son image, ne fallait-il pas surtout souffrir comme lui ? Et peu à peu, cette idée mystique de la souffrance salvatrice s’infiltrait dans les esprits. Cette idée d’ailleurs est au fond du jansénisme, dont Pâris devait apparaître comme une des plus hautes individualités. Et les appelants accouraient en foule, assoiffés de pénitence et d’austérité. La mystique morbide qui allait bientôt déborder s’élaborait. Une fureur pieuse s’allumait qu’exacerbaient chaque jour davantage les luttes théologiques. Il fallait que le saint montrât sa puissance. Il fallait qu’il confondît ses ennemis. Certes, il avait déjà fait des miracles ; il fallait maintenant qu’il fit mieux. On y comptait, on l’espérait, on en était sûr. Des oraisons et des cantiques alternaient autour du tombeau. Les foules rassemblées s’exaltaient par la prière en commun, par les appels unanimes au fait éclatant qui convaincrait les incrédules. Un sentiment collectif d’une puissance inouïe unissait tous les fidèles. Le milieu était créé, et la grande névrose n’attendait plus qu’une occasion pour se manifester : elle le fit en juin 1731 et presque du premier coup atteignit sa pleine intensité. La grande aventure commençait.
Un jour donc de ce mois de juin, un infirme obscur et dont on n’a pas conservé le nom, vint implorer le tombeau révéré. Il s’était couché sur la table de marbre comme avaient coutume de le faire les pieux pèlerins de Saint-Médard. Brusquement, ses membres furent violemment secoués par des attaques convulsives. Il s’agitait et se tordait sur la pierre en poussant des cris inarticulés. La foule regardait avec stupeur ce spectacle auquel elle n’était pas habituée. Cela dura quelques minutes, Puis l’infirme se releva et [p. 12] s’étant assis déclara, en reprenant ses esprits, qu’il était soulagé, et que ses jambes tordues ne lui faisaient plus mal.
L’effet fut énorme. C’était là le fait éclatant demandé au ciel. Du moins tous l’interprétèrent ainsi. Et dès le lendemain, pareillement étendu sur le tombeau un autre malade reproduisait la même attaque. Huit jours après, il y en avait dix ! Il n’y avait plus assez de place sur la table de marbre. Tout le sol du charnier était, à certains moments, jonché de convulsionnaires qui, à la fois, se tordaient et se démenaient en hurlant ou en gémissant. Et ce n’étaient plus seulement des infirmes ou des malades qui étaient ainsi pris du grand mal, mais même et surtout des gens en apparence normaux, qui parfois même n’étaient venus là qu’en curieux. Certes ce devait être un spectacle étrange et qui tour à tour devait frapper les spectateurs d’admiration ou de terreur. Les prières n’en étaient que plus ardentes, les chants et les cantiques plus fortement entonnés.
Bientôt Saint-Médard devint trop étroit et l’on rencontra des convulsionnaires dans les rues avoisinantes, et jusque dans les cabarets qui s’étaient ouverts pour rafraîchir ces foules toujours renouvelées. Bien plus, rentrés chez eux, quand la nuit fermait le cimetière, les plus enragés avaient des convulsions à la maison. Là névrose déferlait sur Paris.
Et rien ne semblait pouvoir arrêter sa marche. Les polémiques et les fureurs des Jésuites qui sans doute les premiers virent clair dans cette effarante histoire ? Mais chacun les savait les pires ennemis du diacre, les pires ennemis des appelants dont Pâris était le saint. A Saint-Médard, on n’eût pas toléré la moindre critique. D’ailleurs laquelle aurait-on pu formuler : on voyait, tout se passait sous les yeux de chacun, et l’on entendait de la bouche même des convulsionnaires le récit extasié qu’ils faisaient de leurs convulsions. Or, tous affirmaient que le saint les guérissait, qu’après les spasmes affreux, qui les soulevaient, une paix entrait en eux, qu’ils disaient céleste. Que faire dans ces conditions ? Des gens savants parlaient bien des bandes frénétiques du moyen-âge, des épidémies de flagellants qu’à plusieurs reprises on eut tant de peine à contenir au XIIIe et au XIVe siècles. Tout cela restait lettre morte et s’effondrait devant la croyance chaque jour accrue en l’évidence des miracles constatés. Avouons d’ailleurs qu’il y avait de quoi faire douter les esprits les plus robustes, à une époque où tout était encore ignoré – ou presque – des troubles psychopathiques que nous étudions aujourd’hui sous le nom de névroses.
J’emprunte à Carré de Montgeron, témoin oculaire et historien des convulsionnaires, dont il se fait d’ailleurs l’apologiste, cette description de [p. 13] quelques cas pris parmi les plus typiques : « Une certaine Jeanne Thénard,
âgée de trente ans, se mit sur la tombe de Pâris le jour de la Toussaint 1731. Tout de suite elle fut agitée des plus violentes convulsions. Elle élançait son corps en l’air avec tant de force, elle s’élevait si haut, quoiqu’elle fut couchée, se retournait et s’agitait avec tant de violence, que plusieurs personnes, qui la tenaient pour l’empêcher de se briser contre le marbre, ne pouvaient presque la retenir ; et elle les fatiguait si fort qu’elles étaient tout en nage et étaient obligées de se relayer l’une l’autre à tout moment. Pendant que le cimetière fut ouvert, ajoute Montgeron, cette fille ne manqua pas d’y aller tous les matins. »
Une autre est peut-être plus démonstrative encore : « Etant entrée par curiosité au cimetière Saint-Médard, la demoiselle Fourcroy voulut aller prier auprès du tombeau. Elle déclara par la suite : « Je fus tout d’abord frappée d’épouvante, des cris de douleur et des espèces de hurlements que j’entendis faire à des convulsionnaires dans le cimetière et sous le charnier et je pensais m’en aller sans approcher de la tombe du diacre, mais la personne qui m’accompagnait m’ayant encouragée, je fus m’asseoir dessus. Après y être restée environ un quart d’heure en prières, il me prit des mouvements qui firent dire à tous ceux qui étaient auprès de moi que les convulsions m’allaient prendre. A ce mot de convulsions, me rappelant les cris que j’avais entendus en arrivant, je fus saisie de crainte et si vivement que je donnais de l’argent au suisse pour me faire passage et retirer, et cette appréhension d’avoir des mouvements convulsifs me donna des forces qui ne m’étaient pas ordinaires pour sortir au plus vite du cimetière. Néanmoins, le 20 mars 1732, au soir, me sentant prête de rendre l’âme, la peur de la mort que je voyais si proche l’emporta enfin sur la crainte des convulsions, et je priai qu’on m’allât chercher de la terre du tombeau de M. Pâris, pour en mettre dans le vin dont, de temps en temps, l’on me faisait avaler quelques gouttes. Le 21 à midi, l’on me fit prendre ce vin et je me mis en prières pour commencer une neuvaine. Presque dans le moment, il me prit un grand frisson et peu après une grande agitation dans les membres qui me faisait élancer tout le corps en l’air, et me donnait une force que je ne m’étais jamais sentie… Quand je repris mes sens, je me sentis une tranquillité et une paix intérieure que je n’avais jamais éprouvées et que j’aurais bien de la peine à décrire quoique je l’ai ressentie depuis très souvent à la suite de chacune de mes convulsions. »
Voici encore une autre observation : « Le jour de la Saint-Marcel, dit la fille Bridan, je crus devoir faire un effort pour approcher du tombeau, ce que [p. 14] je n’avais pas pu faire depuis ma première neuvaine, à cause de la grande foule. Je me penchai la tête sui’ la tombe pour y faire ma prière. Dans le moment, le tremblement me prit. Je ne pus me relever et l’on fut obligé de me prendre à deux, sous les bras pour m’asseoir sur une chaise où je perdis connaissance. Revenue à moi-même, il me prit des convulsions si terribles qu’il fallut trois ou quatre personnes pour me tenir. J’ai continué pendant 22 jours à me mettre tous les jours sur la tombe et chaque fois j’éprouvais les mêmes convulsions que le premier jour, souvent même plus grandes et en plus grand nombre. J’éprouvais à ce moment de grandes douleurs mais presque aussitôt que les convulsions étaient cessées, les douleurs cessaient aussi et je me trouvais délicieusement bien. »
Les cas succédaient aux cas. La convulsion s’étendait sur Paris et parvenait même parfois à gagner la province, car les malades trop lointains se faisaient expédier quelques pincées de terre de Saint-Médard. La convulsion ne tardait pas alors à les prendre. Les pèlerins venaient en foule, souvent accompagnés de membres du clergé, presque tous Jansénistes avoués ou tacites. Des discussions passionnées sur la grâce et sur les étonnantes manifestations par quoi elle éclatait avaient lieu autour du tombeau du diacre. Puis, ces religieux eux-mêmes allaient se mettre en prières sur le tombeau et s’étendaient sur la table de marbre. Et nombre d’entre eux, prêtres, moines religieuses, tombaient aussi en convulsions.
C’était une épidémie. Le mot n’est pas trop fort. Et une épidémie qui s’aggravait.
Pendant quelques mois, en effet, la névrose des convulsionnaires était restée presque sage. A l’extrême rigueur (et en tenant compte de l’opinion du temps) on pouvait encore trouver quelques arguments pas trop sophistiques en faveur de l’origine surnaturelle des événements de Saint-Médard. Certes les critiques se faisaient de plus en plus vives et les Jésuites criaient tout haut qu’il ne fallait voir là que l’œuvre du diable. Ils s’agitaient à la cour et intriguaient pour faire cesser ce qu’ils appelaient un scandale abominable. Et d’autant plus que ces faits miraculeux qui se continuaient autour du tombeau, tendaient à prendre un caractère un peu scabreux. Au milieu des vociférations des convulsionnaires on entendait souvent des propos horribles et d’un libertinage auquel on n’aurait pas dû s’attendre en un tel lieu. On colportait des histoires licencieuses, qui certes n’étaient parfois que trop vraies. On disait que certaines convulsions n’avaient d’autre but que de permettre des attitudes lascives. On murmurait aussi que maintenant des filles et des mauvais garçons abondaient alentour du cimetière. Plusieurs [p. 15] d’entre eux d’ailleurs étaient de fervents convulsionnaires. On savait enfin que tous les amateurs de spectacles douteux, tous les curieux de sensations rares ou perverses, les détraqués, les demi-fous comme nous dirions aujourd’hui, hantaient les abords du charnier. Et n’y avait-il pas déjà des convulsionnaires qui au plus fort de leur paroxysme avaient demandé à être battues et ne s’était-il pas trouvé des hommes prêts à cette besogne ?
Le scandale montait. Les Jésuites pouvaient parler de diableries. Il commençait vraiment à y avoir de quoi. Des beaux miracles du début, on était ainsi passé à la névrose. Un pas de plus et l’on allait toucher à l’horrible.
Le cimetière Saint-Médard fut donc fermé, Mais comment une simple porte eût-elle pu contenir un flot aussi puissant ? La convulsion était déchaînée : il allait falloir dix ans pour s’en rendre maître à nouveau.
Chassée de son foyer principal, la névrose s’essaima. Mille lieux divers lui donnèrent asile, si bien que l’on put dire que la fermeture de Saint-Médard eut un effet contraire à celui que l’on avait espéré obtenir. Car la fréquentation du cimetière avait noué des liens entre les convulsionnaires et précisément ces spectateurs auxquels je faisais allusion tout à l’heure. Il est probable même que les évènements dont Saint Médard avait été le théâtre en avaient révélé plusieurs à eux-mêmes en leur rendant plus claires des tendances morbides qu’ils se connaissaient peut-être obscurément mais qu’ils n’osaient guère s’avouer, Le rapprochement effectué autour du tombeau du diacre, la communauté de sentiments devinée ou mieux pressentie chez nombre d’autres assistants, les proies offertes enfin par la révélation de la convulsion, proies nombreuses et prêtes aux pires choses, proies sans défense et sans doute consumées du désir que réclamaient leurs instincts pervers, tout concourait à provoquer cette nouvelle transformation. Et certes, il n’était plus besoin d’une grande foule. Celle-ci avait eu son rôle en fournissant et en décelant les sujets, en déchaînant par son enthousiasme pieux l’état d’exaltation favorable au développement de ces perversions cachées. Aussi ces nouveaux convulsionnaires et leurs adeptes se réjouirent-ils sans doute de ne plus être retenus par la crainte du public assistant à leurs exercices, Ils se livrèrent à domicile et en présence seulement d’une société choisie, entièrement acquise à leurs pratiques, à des représentations où l’odieux s’allia si souvent à l’horrible, qu’il est difficile d’en donner maintenant une description,
Bientôt en effet, les choses étaient devenues telles que l’autorité royale devait s’émouvoir encore. En février 1733, une nouvelle ordonnance « faisait inhibition expresse et défense à toute personne se prétendant attaquée de [p. 16] convulsions de se donner en spectacle au public, ni même de souffrir dans leur maison ou dans leur chambre ou autre lieu aucun concours ou assemblée, à peine d’emprisonnement de leur personne, et, d’être poursuivie comme séductrice et perturbatrice du repos public. Défense était pareillement faite à tous les sujets d’aller et de visiter les dites personnes sous prétexte d’être témoin de leurs prétendues convulsions » Et les prisons s’ouvrirent pour des malheureux convulsionnaires dont la plupart n’étaient pourtant que des malades auxquelles aurait mieux convenu l’hôpital ou l’asile. Un .tribunal d’exception, composé de 12 commissaires, ayant pour président le lieutenant de police Hérault, fut établi pour informer des convulsionnaires. Beaucoup furent arrêtés et enfermés au donjon de Vincennes, parmi eux des curés, des chanoines, des religieux, des religieuses. D’autres furent envoyés à la Bastille et à Bicêtre.
Car en dépit des ordonnances du roi, les convulsionnaires redoublaient de zèle. Les uns certes y étaient toujours poussés par la même foi qui avait animé les premiers miraculés de Saint Médard. Et sans doute ne voyaient-ils, dans la défense royale, qu’une persécution de plus dirigée contre leur saint et contre le jansénisme. On sait combien les persécutions exaltent ceux qui en sont victimes. Comment s’étonner alors que la mesure décrétée contre eux les ait davantage enfoncé dans leur pratique, puisqu’ils la jugeaient sainte. Le diacre Pâris avait eu une vie d’austérité et de souffrances : comme lui, ils devaient souffrir à leur tour. Aussi vit-on les convulsionnaires ajouter à leur crises habituelles les austérités les plus rigoureuses et naturellement les femmes, en cette matière, furent largement au-dessus des hommes. Quand on lit les récits du temps, on est stupéfait à la description des supplices, dont elles s’avisèrent pour mortifier leur chair. Cette recherche, cet amour de la souffrance, est sans doute le trait le plus caractéristique de ce qui fut le dernier épisode du drame des convulsionnaires. Et l’on comprend que ces malheureuses femmes aient pu devenir la proie des pervers auxquels je faisais allusion il n’y a qu’un instant. Car nous restons toujours ici dans le domaine de la névrose, et l’on sait que dans cette forme de névrose la souffrance n’apporte véritablement de joie que si elle a des spectateurs. Un saint véritable s’impose telle ou telle macération mais n’en fait pas d’allusion à ses proches les plus chers. Un névropathe a besoin d’un public qui le regarde, qui le plaint ou qui l’admire. Les crises les mieux exécutées se produisent devant une assemblée. On l’a bien vu au siècle dernier lorsque, Charcot, à la Salpêtrière, faisait ses fameuses leçons sur l’hystérie. Il en était déjà de même dans ces années qui s’étendent de 1731 à 1741. Car le public nécessaire [p. 17] était là, terriblement intéressé aux scènes que l’on allait lui soumettre. Chaque jour ce public réclamait du nouveau. Eh bien, on allait lui en donner. A lire les relations des témoins oculaires, on a l’impression que chaque convulsionnaire raffinait sur ses émules et que chaque épreuve nouvelle trouvait aussitôt des imitateurs, mais surtout des imitatrices. D’ailleurs, ces malheureuses ne pouvaient plus maintenant jouer leur rôle par leurs seuls moyens. Cela était bon au temps des simples convulsions ; à présent il fallait du secours. Ce mot secours fit fortune. Il désignait l’aide apportée par les assistants, par certains assistants surtout, et l’on va voir en quoi cette aide consistait,
De Lan, dans sa dissertation théologique sur les convulsions brosse ainsi ce petit tableau « Des personnes jeunes et sans coiffure se heurtent avec violence la tête contre les murs, même contre le marbre. Elles se font tirer les quatre membres par des hommes très forts et quelquefois écarteler. Elles se font donner des coups qui pourraient abattre les plus robustes et en si grand nombre qu’on en est effrayé.
Car je connais une personne qui en a compté quatre mille dans une seule séance. C’est avec le poing ou le plat de la main, sur le dos ou sur le ventre qu’on les leur donne. On emploie en quelque occasion de gros bâtons et des bûches. On leur frappe les os des jambes, pour les redresser, dit-on, par ce moyen. Il ne parait pas que cela les redresse beaucoup, mais ils s’en disent soulagés. On les presse de tous les efforts de plusieurs hommes sur l’estomac, on leur marche sur le cou, sur la tête, sur la gorge, sur le ventre, on leur arrache le sein. Quelques unes s’enfoncent des épingles dans la tête sans ressentir aucun mal. Telle convulsionnaire a poussé le zèle jusqu’à se pendre à un clou à crochet, jusqu’à vouloir être crucifiée : la croix, les clous, la lance, tout était préparé. »
Et ces malheureuses implorent qu’on les frappe plus fort, elles demandent secours aux assistants qui se hâtent de leur apporter le secours souhaité.
Ce secours, c’étaient les coups et les sévices de tous ordres que leur folie inventait.
On lit dans Carré de Montgeron qu’un jour une foule qu’il estime à quatre mille enthousiastes s’était réunie pour un spectacle de la sorte, et que tous brûlaient de porter secours aux convulsionnaires, de devenir de dévoués secouristes, car c’était là le nom qu’on leur avait donné,
On a peine à imaginer pareil déchaînement. Les pires instincts surexcités par cette fièvre, s’épanouissaient sous le masque de la religion. Car c’était toujours Dieu que l’on entendait servir, ou du moins qu’hypocritement on déclarait vouloir servir. Le plus étrange est qu’il y avait encore [p. 18] quelques bonnes âmes pour le croire, mais à la vérité, leur nombre allait en diminuant. L’Eglise commençait à se dresser tout entière contre la convulsion. Les Jansénistes eux-mêmes abandonnaient la partie. Au contraire, les éléments les plus troubles s’y trouvaient toujours plus nombreux, réalisant ce couple morbide si particulier du secouriste et de la convulsionnaire.
On ne peut que glisser rapidement sur tant d’horreurs, car il y eut nombre de faits qu’on ne saurait dire et qui sembleraient d’ailleurs à peine croyables. Et tous cependant sont certifiés par plusieurs témoins oculaires !
En voici quelques uns déjà assez édifiants, mais je ne choisis pas les plus affreux. C’est l’histoire de Marie Sonnet, surnommée la salamandre, qui recouverte d’un seul drap, la tête sur un tabouret et les pieds sur un autre, s’exposera au feu le temps nécessaire dit Carré de Montgeron, pour faire rôtir une pièce de veau ou de mouton. Et le plus curieux c’est qu’un acte fut dressé de cet exploit, acte authentifié par un procès-verbal revêtu de la signature d’honorables et graves personnages, entre autres par deux prêtres dont l’un docteur en Sorbonne, et par Armand Arouët, trésorier de la Chambre des Comptes, le propre frère de Voltaire. C’est Charlotte Laporte, dite la suceuse de plaies, qui inaugurera la série des convulsionnaires guérisseuses en suçant les ulcères, les écrouelles, les cancers les plus inguérissables. C’est la sœur Scolastique qui, après avoir reçu des secours qui faisaient, parait-il, trembler, trouvait encore que ce n’était point assez. Après avoir longtemps hésité, se rappelant la manière dont les paveurs enfoncent les pavés dans la terre, elle se fit lier et garroter toutes les jupes au-dessous du genou, se fit tenir en l’air la tête en bas, les pieds en haut, et précipiter la tête sur le carreau, un grand nombre de fois. C’est cette autre convulsionnaire dont parle Montgeron qui se mettait en arc au milieu de la chambre, soutenue par les reins sur la pointe d’un bâton. Dans cette posture elle criait « Biscuit ! biscuit ! » Il s’agissait d’une pierre, pesant environ 50 livres, attachée à une corde qui passait par une poulie fixée au plafond de la chambre. Lorsque cette pierre était élevée jusqu’à la poulie, on la laissait tomber sur l’estomac de la fille, à plusieurs reprises, ses reins portant toujours sur le pieu.
Et combien d’autres cas encore !
Nous sommes également à l’époque des convulsionnaires dites figuratives. Celles-ci représentaient des traits de la vie de Pâris. Elles simulaient de vaquer aux soins d’un ménage imaginaire, elles mettaient le couvert, rangeaient les sièges, se choisissaient des convives qu’elles faisaient fictivement asseoir auprès d’elles, elles prenaient la cuillère et faisaient mine de [p. 19] manger un mets absent. Un moment après, elles s’emparaient d’un couteau qu’elles promenaient sur leur joue en faisant le geste de se raser, puis elles terminaient par l’exercice du catéchisme. Cette autre saisissait des épées. Elle levait la main pour frapper, désignant ainsi les tourments qui sont réservés aux vrais fidèles, aux confesseurs de la foi et de la vérité, c’est-à-dire pour elle à ceux qui s’attachaient à l’œuvre des convulsionnaires. Cette autre encore imitait la passion du Christ, sans oublier le chant du coq pour avertir Pierre de sa faute. Elle finissait en s’étendant sur une croix et s’y faisait clouer les mains et les pieds.
D’autres enfin s’érigeaient en prophétesses. Elles se déclaraient douées d’une pénétration des pensées les plus secrètes. Elles disaient connaître le passé et l’avenir, telles de nos jours nos modernes somnambules. Le grand objet de leurs prédictions était la venue du prophète Elie. Elles annonçaient son arrivée, précédée d’une éclipse de soleil qui devait durer 2 heures et 5 minutes. On devait voir apparaitre aussi un arc en ciel d’une forme singulière et une grande étoile visible en plein midi, tandis que des anges devaient évoluer autour du soleil et de la lune. Plusieurs s’érigèrent même en prêtresses et s’attribuèrent diverses fonctions sacerdotales. Elles confessèrent, donnèrent des pénitences, baptisèrent et allèrent même jusqu’à célébrer la messe. Jeanne-Charlotte Barachin, veuve Gilbert, dite sœur Mélanie, fut de ce fait, enfermée à la Bastille.
Et cela dura dix ans. Jusqu’en 1741. Sans doute dès 1737, une accalmie avait commencé de se produire. L’activité du tribunal extraordinaire institué par le roi y était pour beaucoup. Nombre de convulsionnaires y avaient été déférées et vivaient maintenant enfermées dans quelque prison. Mais des foyers plus cachés tenaient encore et longtemps après, en 1759, la Condamine raconte avoir été témoin, rue Philippoteau, chez sœur Françoise, la doyenne des convulsionnaires, d’une double scène de crucifiement.
Peu à peu, enfin, tout s’éteignit. Aussi bien les meilleurs sujets avaient disparu, les grands premiers rôles, si je puis ainsi dire, étaient sous clef. Et puis, l’opinion est volage et n’aime pas se passionner trop longtemps pour le même sujet. On cessa donc lentement de s’intéresser à des spectacles qui n’avaient plus ni l’attrait de la nouveauté, ni l’éclat dont ils avaient brillé auparavant. On parla d’autre chose, on oublia ; la mode était passée et la névrose ainsi délaissée par ses spectateurs, ne fit aucun effort pour retrouver un peu son ancienne gloire. Elle s’apaisa doucement, avec quelques rares réveils çà et là auxquels personne ne donnait plus attention. Finalement il n’y eut plus de convulsionnaires et l’on aurait pu, sans danger, rouvrir le [p. 20] petit cimetière Saint-Médard. Pâris y reposait toujours en paix, mais nul ne songeait plus à lui demander des miracles : la névrose des convulsionnaires était terminée.
Il ne me reste maintenant plus grand chose à ajouter. Je me suis efforcé, en effet, en vous racontant cette extraordinaire aventure de vous montrer par la juxtaposition des faits, comment avait pu prendre naissance, s’étendre, démesurément grandir, puis enfin s’atténuer et disparaître la névrose convulsive qui secoua tout le Paris de la première moitié du XVIIIe siècle. J’ai essayé également, tout en suivant les évènements, de vous en indiquer chemin faisant la causalité profonde. J’espère que vous avez ainsi pu vous rendre compte du rôle puissant joué dans leur genèse, aussi bien que dans leur développement, par l’extrême déchaînement de colères et de passions déclenchées par la querelle des Jansénistes et des Jésuites. En vérité, plus on y regarde, et plus on se convainc que ce fut cela qui fut la cause de tout. Ce fut cela qui réalisa les conditions de milieu, je dirai presque de température, propres à rendre possible l’affaire des convulsions.
Et chose amusante, un peu triste d’ailleurs, et surtout paradoxale ce fut la vie admirable d’un homme, son existence toute d’austérité et de pénitence, si soigneusement cachées par lui à ses contemporains, qui allait justement être la cause occasionnelle du débordement morbide que je vous ai dépeint. On ne saurait manquer de souligner cette ironie du sort. Car la mort de Pâris fut comme un signal, et les évènements miraculeux dont sa tombe fut d’abord le théâtre, enflammèrent jusqu’au paroxysme les passions contenues dans le cœur des « appelants ».
Pour ceux-ci, et pour tous ceux qui avaient quelque sympathie pour le jansénisme, je vous ai dit qu’il fallait que Pâris fût un saint et qu’ainsi, par les exemples de sa puissance, il frappât les esprits, et convainquît les ennemis de Port-Royal de leur mauvaise foi. Certes aucune pensée intéressée n’avait effleuré, ni n’effleura jamais le cœur de ces hommes que seule une foi ardente animait. Tous furent purs et défendirent leurs convictions avec l’énergie que peuvent, donner la conscience d’être dans la vérité, et la joie d’en voir la manifestation par des prodiges toujours renouvelés, ou éclataient à leur sens l’assentiment et la volonté du ciel. Ils devaient donc se méprendre sur la signification des évènements de Saint-Médard. Ils n’auraient pas été logiques avec eux-mêmes s’ils ne l’avaient point fait, au moins dans les premières années. Et c’est pourquoi, à leur insu, ils furent, par leur bonne foi même, les grands responsables de l’aventure des convulsions. Il y a dans toute secte un certain nombre d’illuminés, ou tout au moins d’esprits enthousiastes [p. 21] et vibrants, qui brûlent de se dévouer à leur cause. Les Jansénistes en avaient et peut-être plus que beaucoup d’autres. Ces hommes, d’autre part, emplis du souvenir des solitaires de Port-Royal, dont les hautes figures ne pouvaient qu’imposer l’admiration, ces hommes fatalement, selon la mystique janséniste, se jetaient dans l’austérité et dans la pénitence, en prêchaient la nécessité, et finalement exaltaient la souffrance et le mépris du corps. De là sans doute la forme tragique que prirent après 1732 les évènements de Saint-Médard. Mais la présence de tels hommes n’eût point été une cause suffisante pour transformer de telle façon une vaste lutte théologique à laquelle la mort de Pâris venait d’ajouter un éclat nouveau. Tout se serait passé dans le silence et dans la dignité, et c’eût été là une réponse hautaine aux attaques de leurs ennemis ; mais les Jansénistes avaient compté sans le peuple obscur et nombreux de ceux que nous appelons maintenant des névropathes. Il ne pouvait pas leur venir à l’idée qu’ils allaient ouvrir l’écluse à leur flot, et déchaîner ainsi un état de psychologie collective dont la convulsion devait être le phénomène le plus marquant.
Des névropathes, en effet, il y en avait parmi les rangs des appelants. Mais combien plus en dehors d’eux ! Et sous ce nom à signification très vaste de névropathes, il faut comprendre non pas seulement des névrosés avérés (il y en eut), mais aussi ces milliers de petits déséquilibrés de tous ordres, instables ou émotifs, aptes à toutes les suggestions comme à toutes les crédulités ; toujours prêts à s’émerveiller et à applaudir, toujours prêts également à s’émouvoir par une sorte de sympathie toute physiologique, toujours prêts enfin à suivre servilement les oscillations les plus diverses du milieu quel qu’il soit. Et naturellement, parce que beaucoup plus accessibles encore aux émotions que les hommes, parce qu’infiniment plus sensibles à ces petits déséquilibres de l’affectivité, les femmes devaient, dans l’aventure de Saint-Médard, jouer le rôle prépondérant. Certes, ce trouble qui fut si manifeste durant ces curieuses années ne se montrait pourtant pas en temps ordinaire. A peine un œil exercé eut-il pu le deviner dans la vie courante de la plupart de celles que l’on devait compter parmi les convulsionnaires. C’est que ce n’était pas là, à proprement parler, une maladie mais bien plutôt un état, et un état qui s’accommode sans grande difficulté des menus incidents quotidiens. C’était un état de caractère, sans plus, mais qui cachait sous sa bénignité apparente des ressources singulières pourvu que l’on voulût bien lui donner l’occasion de se développer selon toute son ampleur. A l’ordinaire, ce n’était rien, d’autant plus que la vie sociale était là pour maintenir l’ordre et réprimer les tendances à la morbidité. [p. 22]
Mais qu’un évènement vienne qui lève ces contraintes et voici la scène changée. Que vienne surtout un événement qui, loin de s’opposer aux réactions excessives, les favorise, les appelle même et les réclame impérieusement. Par la brèche ainsi entr’ouverte la névrose potentielle qui restait endormie et aurait toujours pu le demeurer, la névrose se rue et s’installe et l’hystérie est déchaînée.
Tel fut donc l’ironique destin du tombeau de François de Pâris. Il assembla autour de lui un peuple d’hystériques dont la plupart sans doute étaient sincères en se tordant dans leurs convulsions. La sorte de fièvre religieuse qui régnait dans le petit cimetière et de là s’étendait à la ville et aux faubourgs attisait le zèle de ces pauvres femmes. On l’a dit : l’hystérie est une maladie de culture. Quel milieu plus favorable pouvait-on rêver pour celle-ci ? Le public était chaque jour plus enthousiaste, chaque jour plus disposé à crier au miracle : en fallait-il davantage pour pousser ces pauvres femmes aux actes les plus extravagants ? Car l’hystérique a besoin d’une assemblée qui le contemple et qui l’apprécie. Sa crise, dans ces conditions, devient vraiment une œuvre d’art. Elle y met son cœur tout entier. Elle s’efforce de faire mieux et plus que ses rivales. Il y eut ainsi de grandes vedettes, des stars, comme nous dirions aujourd’hui, et l’histoire a conservé quelques uns de leurs noms : je vous en ai cité tout à l’heure. Durant l’époque de la grande hystérie à la Salpêtrière, dans le service de Charcot, il y eut aussi de ces « crisardes » célèbres, dont le renom excitait l’envie de leurs compagnes. Ce goût de paraître, ce désir théâtral d’étonner, ce besoin morbide d’attirer à tout prix l’attention, est un des caractères les plus essentiels de l’hystérie. Et c’est pourquoi le milieu est si nécessaire, si indispensable même à toute manifestation de cet ordre. Or le milieu, nous avons vu qu’on n’aurait su en souhaiter un plus parfait.
L’épidémie ainsi installée ne pouvait donc que s’étendre et s’accroître. Vous vous rappelez qu’il suffit pour la déclencher et lui donner sa forme, d’un infirme qui lui, avait peut-être légitimement droit aux convulsions. Et c’est là encore un fait qui en signe bien la nature. Car l’hystérique est un imitateur. La convulsion du pauvre diable avait prodigieusement frappé les spectateurs. L’hystérique qui s’entend à toutes les agitations nerveuses, qui triomphe dans les simulations, ne perdit pas la leçon. Mais comme toujours, dans son désir de bien faire, de trop bien faire, il eut tôt fait de dépasser la mesure. Car ce n’est pas un vrai malade : c’est un acteur, avec cette circonstance atténuante cependant que s’il joue, c’est avec toute son âme, et sans se [p. 23] douter très clairement qu’il en est ainsi. Comment dans ces conditions un public fanatisé n’aurait-il pas manifesté son admiration à tant de zèle ?
Car si le milieu est à l’origine de la névrose et la crée pour ainsi dire, à son tour la névrose réagit sur le milieu. Celui-ci, au début de l’affaire, n’attendait que des miracles comparables à ceux que nous raconte la vie des saints. Ce fut bientôt tout autre chose qu’on lui présenta. Mais la représentation en fut si réussie qu’il s’y laissa prendre. Et ainsi apparut cet étrange sentiment collectif qui faisait vibrer la foule entière à l’unisson. On connaît mieux maintenant ces aspects si particuliers de la psychologie collective où chaque être, par le fait même qu’il est mêlé à une foule et surtout à une foule ardente, perd pour ainsi dire son individualité propre pour n’être plus que le jouet des courants affectifs déchaînés dans la multitude. On a vu, dans de telles conditions, les hommes les plus pusillanimes devenir des braves animés d’un courage farouche. A Saint-Médard les gens les plus normaux, une fois pris dans l’engrenage, et saisis par l’enthousiasme collectif, devenaient des convulsionnaires, et peut-être parfois se tordaient-ils et se démenaient-ils plus fort que les autres.
Un mot encore et qui a trait maintenant aux épisodes les plus odieux de la convulsion. Je veux parler de ces sévices supportés d’un cœur si léger par les malheureuses convulsionnaires, et aussi de ces secours si généreusement octroyés à leurs souhaits éperdus. Il est bien vrai tout d’abord que l’hystérie émousse la sensibilité à la douleur et qu’elle provoque des anesthésies. Il est banal de le faire remarquer tant cette constatation est vieille. Il est donc permis de penser que les coups portés par les secouristes n’entraînaient que peu ou pas de souffrances. Mais il faut savoir aussi que chez certains êtres, ces violences apportent également de la joie ou plutôt de la volupté. Ce masochisme avant la lettre serait certes tout à fait curieux à étudier dans l’histoire des convulsionnaires. L’étonnante multiplicité des faits par quoi il se manifesta durant ces dix années prouve bien en tout cas la profondeur de cette tendance et aussi sa généralité. De même, la psychologie perverse de tous ces curieux qui stationnaient autour de Saint-Médard pour emplir leurs yeux et leurs oreilles des spasmes et des cris. Eux ne tombaient pas dans les convulsions. Mais ils voyaient et ils écoutaient. Et quand on leur demanda du secours, ils se précipitèrent en masse. Certains, je le crois au moins, étaient sincères dans l’aide qu’ils prodiguaient. Ils la donnaient sans penser à mal, poussés tout simplement qu’ils étaient par des tendances profondément inconscientes. Mais d’autres et la plupart sans [p. 24] doute n’ignoraient pas complètement l’attrait qui les faisait venir à Saint- Médard, ni le sadisme qui les animait.
Tout passe, heureusement, et même les épidémies. Je vous ai dit comment celle des convulsionnaires s’apaisa. Elle le fit comme l’on devait s’y attendre, lorsque le milieu le lui permit et que le monde cessa de s’y intéresser. Un grand nombre d’enragées étaient d’ailleurs en prison où l’isolement leur rendait la sagesse. Pour ceux et celles qui restaient dehors, le jeu n’en valait plus la chandelle. Alors à quoi bon ?
Ainsi prit fin, mais après dix années d’agitation, la grande aventure des convulsions
A. BOREL
Quelques précisions sur les sources bibliographiques citées par Adrien Borel. histoiredelafolie.fr
Carré de Montgeron Louis-Basile (1686-1754). La Vérité des Miracles opérés par l’intercession de M. de Paris, démontrée contre M. l’Archevêque de Sens. Ouvrage dédié au Roy. Utrecht, Chez les Libraires de la Compagnie, 1737. 1 vol. in-4°, 4 ffnch., XXVIII p., 32 p., 4 p., 63 p., 79 p., 52 p., 74 p., 56 p., 44 p., 52 p., 32 p., 28 p., XXVIII p., XXXVIII p.
Carré de Montgeron Louis-Basile (1686-1754). La Vérité des Miracles opérés par l’intercession de M. de Paris et autres appelans. Démontrée avec des Observations sur le Phénomène des Convulsions. Tome second. Nouvelle édition, revue & considérablement augmentée par l’Auteur. Cologne, Chez les Libraires de la Compagnie, 1747. 1 vol. in-4°, 2 ffnch., 16 p., XX p., 242 p., 8 p., 4 p., 44 p., 16 p., 44 p., 9 p., 48 p., 10 p., 144 p., 19 p., 156 p.
Carré de Montgeron Louis-Basile (1686-1754). La vérité des Miracles opérés par l’intercession de M. de Paris et autres appelans. Démontrée avec des Observations sur le Phénomène des Convulsions. Tome Troisième. Cologne, Chez les Libraires de la Compagnie, 1747. 1 vol. in-4°, 2 ffnch., 14 p., 882 p., 33 p.
Anonyme. Journal des convulsions ou Lettre de M*** à M***, dans laquelle il fait le détail de tout ce qui arrive aux Convulsionnaires dont il a eu connoissance. S. l. n. d. [Paris, 17??]. 1 vol. in-4°, LXII.
Voltaire (Arouet François-Marie) (1694-1778). Le siècle de Louis XIV. Chapitre XXXVII, Du jansénisme. Il semble que son frère fut un temps adepte des convulsionnaires.
LAISSER UN COMMENTAIRE