La Pensée magique dans l’art. Par Adrien Borel. 1934

Adrien BorelBOREL Adrien. La Pensée magique dans l’art. In « Revue Française de Psychanalyse », (Paris), 1934, VII, l, p. 66-83.

Borel Adrien (1886-1966). Psychiatre et psychanalyste français. L’un des membre fondateur de L’Evolution psychiatrique puis de La Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.). Son principal ouvrage : Les rêveurs éveillés. Paris, Editions Gallimard, 1925. Et en collaboration avec Gilbert-Robin (1893-1967), Les rêveurs : considérations sur les mondes imaginaires. Paris, Payot, 1925.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais nous avons corrigé les fautes de composition.
 – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 66]

LA PENSÉE MAGIQUE DANS L’ART *

par Adrien BOREL

Mesdames, Messieurs,

Chacun connaît cette expression devenue banale à force d’être répétée : « La magie de l’art ». Certes, on ne sous-entend point par là que l’art soit uni par quelque lien occulte avec l’ancienne science des mages. Aussi bien notre époque, éprise de connaissances rationnelles et férue de déterminisme, ne se soucie guère des faits qui déroutent la logique. Mais si la magie a disparu en tant que science, le mot du moins est resté, le mot qui garde encore comme un reflet du sens redoutable qu’il eut autrefois. Et c’est pourquoi, sans doute, nous aimons à l’employer quand nous nous trouvons devant certains états particulièrement rebelles à l’analyse. Or, n’est-ce pas justement l’usage qui en est fait ici quand nous parlons de la magie de l’art ?

Car qu’entendons-nous au juste par la magie de l’art ? Est-ce cette émotion qui nous saisit à la vue d’une œuvre belle, est-ce ce souille d’enthousiasme que nous ressentons parfois en écoutant tel drame lyrique ou telle tragédie antique ? Certes, chacun de nous a connu cet étrange pouvoir des grandes œuvres et chacun sait le profond retentissement qu’elles peuvent avoir sur nous. Mais si nul ne doute de ce pouvoir, nul aussi n’a réussi à en expliquer rationnellement le mystère, nul enfin n’est parvenu à le mettre en syllogismes, si bien que l’on peut dire, qu’à la manière de la magie de jadis, les grandes œuvres de l’art agissent par une sorte de force occulte sentie, mais non pas expliquée. Et l’on peut se demander alors s’il n’y a pas quelque chose de plus qu’une heureuse image littéraire dans l’association de ces deux mots – art et magie.

Or, c’est précisément la question que je voudrais envisager dans cette conférence : il semble bien, en effet, qu’au fond de toute activité esthétique, on puisse dégager une sorte de croyance (ou mieux peut-être, de postulat) qui n’est pas sans analogie avec celle que [p. 67] l’on trouvait dans l’ancienne magie. Cette croyance ou ce postulat, on le comprendra sans peine, se cachent sous mille déguisements logiques, qui en rendent difficile la découverte. Et pourtant ils sous-tendent tout l’édifice. Car il ne s’agit pas d’autre chose que de l’une des plus vieilles croyances de l’humanité, toujours vivace, quoique singulièrement évoluée, la croyance en la puissance magique de la pensée; c’est-à-dire ce que, au cours de cette série de conférences, nous étudions sous le nom de pensée magique.

Je n’essaierai pas de vous définir de nouveau ce qu’est la « pensée magique ». Je vous rappellerai, seulement, que l’on entend par là, la pensée conçue comme étant toute-puissante, la pensée, par conséquent, qui est capable de se réaliser par sa seule et propre force, la pensée enfin dont on dote la Divinité, et qu’un verset de la Genèse exprime si heureusement : « Que la lumière soit, dit Jéhovah, et la lumière fut. » C’est donc une pensée qui, dès qu’elle est mise en mots et qu’elle est proférée, accomplit le vœu qu’elle définit. Sous des formes similaires, on la retrouve à l’aube de toutes les civilisations, ainsi que dans toutes les religions. C’est peut-être une des plus profondes idées humaines, et sans doute aussi l’une des plus constantes. Car, chez tous les peuples, les plus civilisés comme les plus primitifs, il est aisé d’en montrer encore aujourd’hui les survivances : ne serait-ce par exemple que dans cette croyance aux sorts jetés, toujours si vivace dans nos provinces ; ne serait-ce aussi que par cette crainte d’appel du malheur, de l’accident, par le seul fait de le nommer … et tant d’autres, tant d’autres.

Mais peut-être fera-t-on observer que ce sont là uniquement les derniers vestiges d’une croyance qui tend à s’abolir, battue qu’elle est progressivement par le développement de la connaissance scientifique. Or, est-ce bien possible en tous les cas ? Si nous y regardons de près, nous ne manquerons pas de rester sceptique. Car la connaissance scientifique et critique est loin d’avoir envahi tous les domaines. Beaucoup même, et parfois pris parmi de réels objets de science, sont à peine entamés par elle. A plus forte raison d’autres qui se prêtent plus malaisément à l’exploration scientifique : tel le domaine psychique où tant de fois l’on doit se contenter d’à-peu-près et de probabilités, quand il ne s’avère pas qu’on est devant un inconnu qui reste inconnaissable. Et la raison en est que la connaissance scientifique ne s’effectue bien, et ne donne ses merveilleux [p. 68] résultats, que lorsqu’elle s’adresse à du « spatial » dans lequel elle peut introduire des rapports numériques. Dans le psychique, et particulièrement dans l’affectif, tout entier fait de nuances et de qualités, la connaissance critique échoue. N’est-il pas naturel alors de voir dans ces domaines « la vérité du sentiment », la croyance, prendre le pas sur l’évidence logique qui ne trouve que bien rarement l’occasion de se manifester ? Et saurait-on s’étonner que des survivances de pensée magique puissent s’y glisser? Comprend-on enfin que, parmi les êtres, on aura d’autant plus de chances de trouver de telles survivances, que ces êtres seront eux-mêmes, soit d’une façon continue, soit accidentellement, moins entamés par l’attitude critique et plus soumis à l’affectivité. Et c’est le cas du primitif et de l’enfant. Et c’est aussi le cas de tout être mû par un état affectif intense : haine, colère, amour… Que l’on se rappelle les vœux et les malédictions. Ne sont-ils pas tout empreints de foi dans la pensée magique ?

Or, s’il est une sphère où domine précisément l’affectif dans ce qu’il a de plus pur, de plus secret, de plus profond peut-être, n’est-ce pas justement celle où l’on pourrait situer l’esthétique ? Personne, je le crois, n’en saurait douter. Quoi d’étonnant, alors, à ce que nous y retrouvions la même lointaine croyance, depuis les premiers balbutiements de l’art jusqu’au sein de ses manifestations les plus élevées ? Et c’est encore une fois la question que je voudrais envisager ce soir devant vous.

Nous partirons, si vous le voulez bien, de l’émotion et du sentiment esthétiques. Il est évidemment inutile que je vous apporte à leur propos des définitions, non plus que des descriptions toutes plus ou moins livresques. Mais je voudrais insister, au moins un instant, sur les états affectifs qui leur servent comme de base. Remarquons d’abord l’extrême généralité de l’activité esthétique. Vous savez qu’on la trouve constamment, et chez tous les peuples, même les plus inférieurs, et chez tous les hommes, même les plus incultes. C’est pourquoi l’on a pu dire qu’il s’agissait là d’un véritable besoin. A quoi doit-on le rapporter ? II est possible, ainsi que Schiller l’a dit le premier, qu’il faille voir l’origine de l’art dans le jeu. Il est certain en tout cas, que le jeu n’est capable d’expliquer la genèse, que d’une faible partie des manifestations esthétiques.

Et encore faudrait-il s’entendre sur le mot « jeu ». Nous lui donnons des sens assez dissemblables, puisque, par exemple, nous parlons [p. 69] du jeu des muscles, aussi bien que du jeu d’un instrumentiste. Le jeu auquel il est fait allusion ici est autre chose et paraît surtout désigner : une activité volontaire, effectuée non pas en vue d’un acte utilitaire, mais en vue d’une satisfaction trouvée dans cette activité même. Il s’agit donc, avant tout, ici d’une sorte de plaisir musculaire et sensuel. Mais ce simple jeu ne parviendrait guère à s’élever jusqu’au degré de manifestation esthétique s’il ne s’y ajoutait un autre élément qui est le rythme. Car le rythme apporte au jeu une véritable transformation, ne serait-ce que par l’accroissement de plaisir sensuel qu’il procure. Et peut-être peut-on dire que dès ce moment-là l’art, ou mieux son ébauche, est né.

Il est facile en effet, de montrer la présence du rythme dans presque

toutes les manifestations esthétiques : aussi bien dans les arts du temps (danse, musique, poésie) que dans les arts de l’espace (peinture, sculpture, architecture). Et ce serait une question extrêmement intéressante à étudier, mais que je ne fais que signaler, ne voulant retenir de cette digression que le plaisir nouveau apporté par le rythme, plaisir nettement sensuel et pouvant aller dans certains cas, par exemple dans la danse, jusqu’à une sorte d’ivresse et de ravissement. Mais l’homme est un être qui pense, et vouloir construire des théories esthétiques en faisant abstraction de la pensée pour ne garder que le physiologique – le plaisir sensuel trouvé dans une activité désintéressée et effectuée selon des modes rythmiques –, serait oublier le principal. On peut admettre toutefois que le jeu et le rythme (et surtout le rythme) représentent l’assise la plus profonde des manifestations esthétiques, et l’on voit maintenant – c’est là où je voulais en venir – que la pensée, si elle vient à s’y exercer, se trouvera en présence d’états affectifs, pouvant dans certains cas aller jusqu’à l’ivresse, l’extase ou le ravissement: toutes conditions requises pour venir troubler le jeu de la pensée critique et pour favoriser par conséquent ce qu’on pourrait appeler la pensée affective, c’est-à-dire enfin l’apparition de la pensée magique.

Mais si l’on s’en tenait là, le but esthétique apparaîtrait seulement comme une simple satisfaction sensuelle, et sans doute est-il nombre de réalisations esthétiques qui ne vont pas au-delà : telles certaines œuvres musicales et certaines danses. Or, dès que l’élément intellectuel s’infiltre quelque chose de nouveau apparaît. Et le but esthétique change. [p. 70]

Il semble bien que les plus anciens documents esthétiques connus, ceux des civilisations préhistoriques, aient été des figurations plus ou moins grossières d’animaux, auxquelles était attribuée une valeur magique. Ces figurations avaient sans doute la valeur des totems actuels des sociétés inférieures et étaient peut-être destinées à servir de protections ou de charmes pour la guerre et la chasse. Là n’est d’ailleurs pas la question. Mais uniquement dans ceci : que ces figurations avaient primitivement une valeur surtout utilitaire. Je serais disposé à croire que c’était même leur seule valeur, et qu’il ne s’y attachait aucun intérêt esthétique. Or, pour qu’il y ait souci esthétique, but esthétique proprement dit, chacun l’accodera sans peine, il faut dépasser le point de vue utilitaire. II semble donc que ces manifestations esthétiques très primitives eussent dû prendre un nouveau caractère pour acquérir la qualité esthétique. Et l’on peut faire diverses conjectures, toutes d’ailleurs plus ou moins hypothétiques : on peut, par exemple, faire intervenir des éléments rythmiques (danses ou chants) ou décoratifs, tous également inutiles au sens proprement dit du mot. Mais surtout on peut penser à l’apparition – à la manière d’une résultante – d’un sentiment nouveau, et tout à fait magique celui-ci : la manifestation esthétique, par suite de la vertu magique dont elle est douée, augmente la puissance de celui qui l’effectue. Et l’on peut avoir une idée de l’intensité de ce sentiment en lisant les relations d’explorateurs qui nous content les cérémonies toujours en vigueur dans les sociétés primitives, leurs danses rituelles par exemple effectuées avec un sérieux et une ferveur qui nous paraissent au moins étranges, mais que l’on comprend si l’on songe à la qualité que prend le danseur et à la puissance magique qui s’intègre en lui au cours de ces manifestations.

On ne saurait évidemment s’attendre, quand on quitte les sociétés inférieures pour s’élever jusqu’aux hautes civilisations, à trouver le même et simple schéma. Et cela parce que l’élément intellectuel va devenir de plus en plus envahissant et se mélangera de plus en plus intimement à l’élément affectif, pour finalement aboutir à un aspect incomparablement plus complexe. Et ceci nous amène à étudier l’attitude esthétique. Je prendrai comme exemples les arts plastiques qui offrent plus de facilité d’exposition, et en particulier la peinture. On pourrait dire qu’il est pour l’artiste trois attitudes : la copie de la nature, la composition décorative et la création. Je [p. 71] laisserai de côté pour l’instant l’attitude de contemplation qui est celle du spectateur. II est relativement facile de montrer la place que tient le rythme, élément sensuel, dans la décoration, et l’on pourrait sans doute retrouver dans toute composition décorative quelque chose de ce besoin qui nous pousse à rechercher la symétrie, qui nous fait découvrir un plaisir dans les mouvements alternés et qui se cache enfin dans toute mélodie rythmée.

Mais pourquoi le besoin soit de copier, soit de créer ? Nous touchons ici à l’un des problèmes les plus obscurs de l’esthétique, et les réflexions que j’apporte, en m’inspirant des travaux psychanalytiques, n’ont pas la prétention de le résoudre, mais seulement, peut-être, de l’éclairer un peu.

Que l’on veuille bien observer d’abord que toute réalisation esthétique est toujours par quelque côté symbolique. Une copie n’est pas l’original, mais une simple figuration très différente de la réalité, et plus même, un moyen d’éveiller le souvenir de la réalité et de l’évoquer – dois-je dire magiquement déjà ? Or, des réalisations picturales n’éveillent vraiment le souvenir de la réalité que chez ceux qui sont déjà familiarisés avec ce mode de représentation. Il faut une véritable éducation de l’œil pour arriver à leur devenir sensible. On a souvent dit que les peuplades primitives se montrent tout à fait incompréhensives devant des réalisations picturales, voire même des photographies, qui ne signifient rien pour elles et sans doute leur font l’effet d’hiéroglyphes. Car une réalisation picturale est toujours le résultat d’une convention. Cela est d’autant plus vrai que l’on s’adresse à des époques plus primitives où parfois la représentation se réduit à un schéma. On connaît l’absence de perspective des peintres primitifs, leurs personnages vus de profil avec un oeil regardant en face, etc. Les conventions varient d’ailleurs, selon les époques, mais n’y a-t-il pas dès l’abord une bien plus étonnante convention : celle d’admettre la possibilité de représenter dans un espace à deux dimensions des objets qui en ont trois ?

La représentation picturale ne saurait donc être autre chose que le symbole de l’objet représenté, mais symbole qui nous est maintenant devenu si familier (par l’éducation visuelle que nous recevons) que nous nous retrouvons dans ces symboles comme un géographe sur une carte. On comprend alors qu’il n’y ait point de copie au sens propre du mot, mais, bien au contraire, que l’on ait toujours affaire à une interprétation qui, tel un schéma, choisit [p. 72] parmi les mille qualités de la réalité celles-là seules qui lui paraissent essentielles. Il y a donc, dans toute copie de la nature, et plus généralement dans toute attitude de copie, une nécessité d’effort, de transposition, de choix, de synthèse, qui en fait par quelque côté une création personnelle de l’artiste. Nous ne nous y trompons d’ailleurs guère, et devant une belle œuvre de ce genre nous proclamons notre admiration pour son auteur. Car nous sentons tous que, même dans cette simple copie, nous assistons à une création, et au fond c’est surtout le créateur que nous admirons dans l’artiste, le créateur qui, par la force de son talent réussit à introduire dans son œuvre de l’air, du soleil, de la lumière, de la vie enfin…

Or, faire de la vie avec de la matière inerte, faire entrer un espace à trois dimensions dans une toile qui n’en a que deux, n’est-ce pas là une véritable opération magique, qui dut longtemps sembler telle aux hommes, et qui doit leur paraître encore singulièrement mystérieuse quand un usage trop quotidien n’en a pas affaibli le sens.

Nous arrivons maintenant à la troisième attitude esthétique dans laquelle l’artiste, s’écartant de la simple imitation des sujets que lui offre le monde extérieur, va s’efforcer de faire autre chose et tenter une vraie création. Certes, les matériaux qu’il emploiera ne différeront pas de ceux qui composent les tableaux du copiste. Ce seront toujours des hommes et leur industrie qu’il peindra, et des sites, des arbres, des rivières, etc. Mais ici un arrangement nouveau interviendra par lequel l’artiste, selon son tempérament, exprimera plus, ou voudra tout au moins exprimer davantage que ce qu’aurait pu exprimer une simple copie, même très vivante, de ce qui est.

Si l’attitude de copie nécessitait surtout une union affective avec l’objet représenté qui faisait magiquement passer la vie de cet objet jusque dans sa représentation, grâce à la sensibilité et aussi à l’habileté de l’artiste, chez le créateur, c’est un autre élément qui va tendre à prendre la place de premier plan : et c’est l’élément intellectuel. Non certes qu’il soit absent de l’attitude précédente, mais l’idée, la pensée vont maintenant gouverner l’œuvre et la façonner si bien qu’elle nous apparaîtra comme le support de l’idée.

Que l’on se rappelle les admirables figures des dieux de la Grèce antique. Plus encore que leur perfection sculpturale, plus que [p. 73] l’étonnante habileté artisane qu’ils décèlent, ce qui nous touche et nous émeut, c’est l’idée qu’ils incarnent, pour ainsi dire : idée qui dépasse l’expérience quotidienne et s’élève au-dessus de la réalité. Sans doute, toutes les œuvres de cet ordre sont loin d’être de telles réussites. Il en est beaucoup même qui ne sont pas très heureuses. Mais, cela n’importe guère pour notre démonstration, car nous ne recherchons ici que le seul point de vue psychologique, et non la valeur esthétique. On comprend, d’ailleurs, que cette valeur est fonction de l’artiste. Mais, réussie ou ratée, la réalisation esthétique repose sur le même processus, et l’on voit qu’ici, bien plus encore que dans d’autres attitudes esthétiques, la réalisation en est gouvernée par la pensée.

Nous voici parvenus au centre de cette étude, car, à mon avis, c’est ce point de vue de l’artiste créateur qui va nous permettre de saisir l’extrême intérêt psychologique et psychanalytique que présente l’étude de la pensée magique dans l’art. Remarquons d’abord que l’épithète de créateur a de tout temps été décernée aux grands artistes. Sculpteurs, peintres, poètes, musiciens, ceux dont l’histoire a retenu les noms, méritaient cette désignation : créateurs d’images, créateurs de rythmes, magiciens du verbe, etc., toutes expressions qu’on leur a justement accordées. Et nous avons tous, en effet, l’impression aiguë que ces grands génies ont apporté quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas avant eux et qui n’aurait pas existé sans eux. Plus encore, quelque chose qu’ils nous ont donné et dont nous pouvons user : un don au sens entier du terme. Quelque chose enfin qui parfois dépasse l’homme, qui dépasse surtout le niveau moyen de celui-ci et ne peut, durant longtemps, être senti et compris que par de rares élites. Et cela me rappelle les beaux vers de Mallarmé à la mémoire d’Edgar Poe d’où je détache ce quatrain

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu,
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu », n’est-ce pas là la grande création du poète, n’est-ce pas aussi magnifiquement stigmatiser l’attitude de la foule qui trop souvent est incapable de comprendre la grandeur de ces transmutations. Il n’importe d’ailleurs, car la postérité d’ordinaire venge les méconnus. [p. 74] Tôt ou tard, les œuvres vraiment belles, même après être restées en sommeil, reprennent de la vie et gardent alors une jeunesse sur laquelle le temps n’a plus de prise. C’est pourquoi le seul mot qui nous paraisse convenir à de telles œuvres est celui d’immortalité.

Mais n’allons-nous pas plus loin encore et n’attribuons-nous pas aussi aux auteurs de ces œuvres des épithètes également magnifiques : ne disons-nous point le divin Homère ?… le pinceau divin du Titien ? etc. Certes, toutes ces épithètes ne sont pas prises dans leur sens littéral, car personne ne confondrait un homme avec un dieu. Mais si nous nous servons de tels mots, ce n’est cependant pas sans raisons, et vraisemblablement nous en usons parce que ce sont ceux qui nous semblent les mieux adaptés.

Quel est l’acte en effet qui, plus que tous les autres, mérite d’être appelé divin ? N’est-ce pas la création ? N’est-ce pas là l’acte divin par excellence, le labeur de Dieu ? Et créer à notre tour n’est-ce pas nous apparenter à la Divinité ? Et n’y a-t-il pas en effet, dans cette création, toute humaine qu’elle soit, un sentiment intense, profond, ineffable, qui, pendant les heures fugitives d’une réalisation heureuse, enivre l’artiste qui en est l’auteur, comme une sorte d’extase mystique ? Certes, bien rares sans doute ont été ceux qui connurent sans mélange de telles exaltations, mais on peut penser que tous les artistes dignes de ce nom en ont plus ou moins obscurément désiré et recherché la venue, et que beaucoup, comme une terre promise, l’ont aperçue de loin à leur horizon.

Nous voici maintenant revenus à l’une des prémisses posées au début de ce travail : nous constatons bien, dans toutes les attitudes esthétiques, la présence d’un état affectif puissant, condition première de l’irruption de la pensée magique. Mais notre analyse est encore très incomplète. Elle est suffisante cependant pour nous permettre de deviner dans quel sens nous devrons faire porter notre investigation, et plus même, nous faire pressentir dans quel sens la pensée magique va nécessairement s’engager.

Analysons encore un peu ce sentiment d’exaltation qui envahit l’artiste créateur. Et nous y trouverons aussitôt une composante d’orgueil: orgueil légitime d’ailleurs, et qui n’est que la conscience de sa haute valeur. Mais orgueil néanmoins, dont on pourrait citer mille exemples, pris dans la vie de tous les grands génies humains, orgueil d’êtres qui se sentent supérieurs à la moyenne humanité, qui vivent dans une sphère plus haute, qui méprisent les menus et [p. 75] mesquins besoins quotidiens destinés à entretenir la vie, qui sont au-dessus de la vie, bien plus, qui lui ajoutent par la force de leur pensée et de leur génie.

Or, quels sont les actes de ces surhommes ? Quelques paroles, quelques images, quelques rythmes … Il faut qu’une force singulière y soit enfermée pour justifier leur immense orgueil. Et justement, une force étrange anime leurs créations. Une force que nous sentons magiquement. Car, quoique faites d’argile, de pâtes colorées, de vibrations aériennes, quoique composées de matière inerte, ces œuvres vivent. N’est-ce pas là la magie par excellence ? Elles vivent d’une vie qui dépasse celle des créatures humaines, d’une vie presque immanente, d’une vie qui ne vieillit point, plus parfaite par conséquent que la vraie. L’artiste le sait bien d’ailleurs. Il sait que, lorsqu’il réussit, il insuffle une âme aux personnages de ses fictions. Ainsi que Dieu tira l’homme du limon de la terre, de même de la glaise qu’il pétrit, de la toile qu’il couvre, de l’harmonie qu’il invente, naissent, par une même magie des êtres nouveaux doués de vie.

L'arbre de la connaissance - beatus escorial x siecle enluminure sur parchemin

 Ne touchons-nous pas là à la toute-puissance de la pensée, à la pensée magique enfin, se réalisant par elle-même, par sa propre force. Et voit-on maintenant combien elle pénètre l’art tout entier ? La pensée d’ailleurs, n’est-elle pas le suprême orgueil de l’homme, l’étincelle qu’il a reçue de Dieu, ou peut-être qu’il lui a ravie, l’attribut en tous cas qui le grandit et le rapproche de la Divinité ? On se rappelle la légende de l’arbre de science dans le jardin d’Eden et la crainte manifestée par Jéhovah. « Le voici maintenant devenu comme l’un de nous », dit-il d’Adam. Et il le chassa afin qu’il ne pût goûter au fruit d’immortalité, seul avantage que ne possédât point Adam.

Eh bien, c’est par la pensée, attribut divin de l’arbre du paradis perdu, que l’homme a depuis toujours tenté de s’égaler à la divinité et d’œuvrer à son image: en créant à son tour. Or, quel acte est plus essentiellement magique que la création – que la création divine ? « Au début, il n’y avait rien, dit la Genèse, et Dieu créa le monde en six jours. » Est-il opération magique mieux définie? Je vous rappelais tout à l’heure les versets du vieux livre : « Que la lumière soit… », la pensée divine créait par la seule vertu de sa formule. La pensée humaine, outre la formule, doit ajouter le travail et le talent, mais au fond les deux opérations sont identiques. [p. 76]

Sans doute, les idées que j’expose ici ne hantent pas, selon un mode logique, l’esprit ou l’imagination de tous les artistes, et la plupart peut-être n’ont jamais recherché en eux la source de l’orgueil qui les anime, non plus que la croyance magique qui insuffle la vie à leurs œuvres. Mais est-il besoin de comprendre quand il s’agit de pensée magique. Comprendre sous-entend connaissance critique, et ne sait-on pas que la connaissance critique arrêterait ici les plus beaux élans? Certes, nous restons dans de la pensée, mais dans une pensée affective qui sent, qui pénètre directement au cœur des choses, une pensée intuitive qui, dédaignant les béquilles de la logique rationnelle, avance par sa propre force, une pensée par conséquent qui peut dépasser le phénomène pour arriver à l’essence et rejoindre ainsi la pensée divine. On comprend alors la nécessité de l’état affectif où doit être plongé l’artiste créateur quand il conçoit son œuvre, qu’il garde d’abord en lui, qu’il étreint peu à peu mentalement, qu’il ébauche et cisèle en pensée, qu’il porte et nourrit en lui, comme une femme son enfant. On raconte que Racine vivait ainsi ses tragédies et ne se mettait à sa table de travail qu’après les avoir terminées dans sa tête. « Ce n’est plus rien, disait-il, car il ne reste plus maintenant qu’à l’écrire. » On comprend aussi le puissant lien affectif, unissant l’artiste à son œuvre, le créateur à sa créature. Chacun connaît la belle légende de Pygmalion qui avait fait une admirable statue de femme. Malgré qu’elle fût d’un marbre inerte, Pygmalion, qui l’avait créée, se mourait d’amour pour elle.

Mais je voudrais maintenant, délaissant pour un moment l’artiste créateur, faire un rapide retour du côté du spectateur. Car lui aussi ressent l’émotion esthétique et, quoiqu’il n’œuvre point et ne fasse point de création au sens propre du terme, il serait étonnant de ne pas retrouver chez lui le mode de la pensée magique. Et c’est ce que nous aurons bientôt fait de découvrir. Il n’est pour cela qu’à se rappeler l’état que chacun de nous a pu connaître lors de la contemplation de belles œuvres d’art : cette sensation, étrange à la vérité, qui nous émeut jusqu’au fond de l’être, nous fait pour ainsi dire sortir de nous-mêmes, et, pour un instant, nous permet d’accéder à un monde nouveau. Tel poème nous enflamme, tel drame lyrique nous transporte, telle représentation plastique nous empoigne, etc.

On trouverait aisément mille expressions diverses pour désigner ce curieux état. Or, que se passe-t-il, sinon que nous vivons [p. 77] à notre tour les créations de l’artiste, que nous participons à son émotion créatrice, et que nous avons peut-être l’impression de créer avec lui ? N’est-ce pas cela, toute la grande magie de l’art ?

D’ailleurs, ce n’est pas rien que cette vibration unanime obtenue de la foule anonyme des spectateurs. Car, déclenchée par l’artiste et par son œuvre, à son tour elle tend à l’exalter, magies réciproques, pourrait-on dire, et qui se prêtent un mutuel appui. Car les deux pensées s’étayent pour ainsi dire et, soutenu peut-être par cette force nouvelle toute magique, l’artiste créateur s’élance vers le surhumain. Car c’est cet avènement du surhumain chez l’artiste – chez le grand artiste – qui nous plonge surtout dans cette sorte d’extase, du surhumain que toujours les hommes ont vénéré. Ils mettaient jadis au nombre des dieux leurs héros les plus célèbres. Mais leur vie n’était-elle point aussi une œuvre d’art, une création nouvelle, une réussite magique ? Je pense d’ailleurs que nombre de ces héros, en véritables artistes qu’ils étaient, mais en artistes de l’action, comprirent, ou tout au moins, eurent des lueurs sur le sens de leur vie. Ils se prétendirent parfois animés par la force divine et chargés d’une mission céleste. Ils n’auraient su mieux dire, et par les gestes de leurs vies glorieuses, ils tracèrent dans l’histoire une fresque dont les plus hauts exploits représentent les lignes les plus profondément sculptées, si bien que des millénaires après leur mort, nous conservons encore vivant leur souvenir. Souvenir stylisé d’ailleurs, comme il convient à une belle œuvre d’art. Souvenir pris et repris par les générations successives, souvenir auquel beaucoup certes, ont ajouté des pierres apocryphes, mais précisément pour le parfaire et pour embellir encore l’œuvre d’art. Sans doute, ce long travail des siècles a enlevé ce qu’il y avait de trop simplement humain dans la figure tracée. Et c’est ainsi qu’il n’est plus resté en eux que ce qui dépassait l’homme. Travail collectif, travail anonyme, qui a abouti, en Grèce par exemple, à l’étonnante figure des demi-dieux antiques, où se mêlent harmonieusement l’homme et la divinité, symboles magnifiques d’un peuple miraculeusement intelligent.

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Il faudrait aussi parler de tous ces êtres qui, au cours de l’histoire, surent par leur valeur, par leur audace, par quelque vertu singulière, s’élever au-dessus des autres hommes. Je pense aussi bien à ces saints du Moyen Age, dont nous lisons les vies radieuses dans la Légende dorée, qu’à ces preux de la Chevalerie, dont les [p. 78] vieux poèmes nous retracent les exploits, qu’à ces grands conquérants barbares qui laissèrent derrière eux un long sillage de sang et d’épouvante. Vivants, ils ne furent peut-être pas toujours de très grands hommes, mais morts, ils se transfigurèrent, quand la légende s’empara d’eux.

Car la légende est, elle aussi, une véritable création collective aussi magique dans son essence que la création d’un seul. Chaque peuple, chaque civilisation a les siennes, qui furent lentement élaborées durant des générations. Je ne puis évidemment que signaler ici l’extrême intérêt qu’il y aurait à faire leur étude en partant de ce point de vue, et j’insisterai seulement sur la matière qu’elles ont depuis toujours fournie aux artistes qui, de tout temps, ont puisé en elle une part de leur inspiration. Ne pourrait-on pas dire – que l’on me pardonne l’expression – qu’elles représentent une sorte de matière magique. Magique car elles sont déjà de la matière transformée par de la pensée. Magique, parce qu’elles représentent les premières créations de l’humanité, et que précisément il y a dans ces créations le germe de créations futures, obscurément senties et pleines de vérités humaines. Rappellerai-je l’antique légende d’Œdipe, celle de Prométhée, celle d’Ouranos… Vous savez l’éclatant parti qu’en sut tirer Sigmund Freud, et vous savez aussi combien, sous leur forme merveilleuse, sous leur déguisement magique, elles cachaient une étonnante pénétration du cœur de l’homme.

Ainsi, sans doute, furent créés les mythes antiques. Ainsi vinrent au jour ces êtres fabuleux qui peut-être n’ont jamais existé, et qui pourtant sont toujours pour nous aussi réels que s’ils vivaient encore. Œdipe, Prométhée…, et combien d’autres : créations de la pensée humaine, créations magiques entre toutes, puisqu’elles donnent la vie, comme Dieu jadis fit pour l’homme.

Et que dire maintenant de tant de héros enfantés par les artistes, sinon qu’eux aussi vivent d’une vie magique, par le miracle de l’art qui leur donna naissance. On l’a souvent dit, ces héros fictifs sont parfois plus emplis de vérité, plus réels, que s’ils étaient vrais, tels Don Quichotte, Panurge, Alceste, Tartuffe, Hamlet, Faust…, pour ne citer que les plus grands, mais chacun en ajoutera dix ou vingt autres, et parmi eux en élira un, qui pour lui vivra plus particulièrement. Car nous avons nos choix et nos préférences qui répondent à ce qu’il y a chez nous de plus intime et de plus secret, qui répondent à nos aspirations connues et inconnues, à nos vœux les plus [p. 79] inconscients. Il en passe parfois quelque chose dans nos états de rêverie, dans ces heures où nous faisons des projets que nous savons chimériques, mais qu’il nous plaît malgré tout de caresser. Nous rêvons en effet tout éveillés. Nous rêvons de vies que nous aurions voulu vivre, et nous en prenons le décor dans les mille souvenirs qui vivent dans notre mémoire. Et certes nous créons alors à notre tour. Nous créons, mais nos créations restent dans l’imaginaire et ne sortent pas de notre monde intérieur. Nous créons cependant, et parfois avec un réel plaisir nous nous mouvons dans ce monde magique dont toute la trame est faite de notre pensée, et qui n’a pas de réalité en dehors d’elle. C’est là que nous réalisons nos voeux, là que nous faisons évoluer les êtres qui nous plaisent, et particulièrement ces héros choisis que les artistes nous ont peints et dont nous revêtons sans vergogne les habits. Qui ne s’est pas cru magiquement Robinson quand il était enfant ?

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Qui, plus tard, ne s’est pas rêvé Valmont, Julien Sorel, Fabrice ou Rastignac ?

Mais, peut-on aller plus avant ?

J’ai essayé très rapidement, très schématiquement, de vous montrer la place si importante tenue dans l’art par la pensée magique : pensée magique évoluée sans doute et à ce point intégrée dans nos habitudes quotidiennes, qu’elle ne nous apparaît plus comme telle et qu’au premier abord cela peut sembler une gageure que de parler d’elle à propos de l’art. Et pourtant, nous l’avons vu, l’activité esthétique tout entière en est pénétrée. Bien plus, je dirai même qu’on ne saurait l’expliquer, qu’on n’en saurait concevoir l’existence sans faire état de ce mode de pensée. Mais, encore une fois, peut-on aller plus loin, peut-on chercher des causes à ce mode magique de la pensée ? Peut-on enfin, en analysant plus à fond cette pensée magique, entrer davantage dans le profond mystère qui forme le cœur de l’esthétique ?

Je ne me dissimule pas que c’est là une tâche infiniment difficile. Aussi, les quelques suggestions que je voudrais vous apporter ne sauraient avoir la prétention d’être une explication, et je serais satisfait si j’avais seulement réussi, à vous montrer, sans les résoudre, quelques-uns des aspects du problème. Il faut pour cela nous souvenir des résultats principaux de l’investigation analytique et reprendre l’attitude de l’artiste en nous servant des données fournies par l’analyse freudienne. En somme, l’artiste nous apparaissait surtout comme un créateur qui pouvait trouver deux sortes [p. 80] de joies à son activité : une première, issue du jeu et plutôt physiologique et corporelle, dominée par le rythme, mais que l’on ne saurait voir à l’état pur, et qui est toujours plus ou moins mélangée à la seconde. Celle-ci, joie plus haute, nécessitant la présence et la prééminence de la pensée, de la pensée créatrice par sa seule force, sorte d’exaltation de ce que nous sentons de plus divin en nous, et qui, comme la Divinité, crée magiquement.

J’y ai déjà insisté, et je m’excuse d’y insister encore, mais que représentent psychologiquement et psychanalytiquement ces deux émotions, qui toutes les deux portent leur joie avec elles ? Ne peut-on dire tout d’abord qu’il s’agit là d’une joie liée au sentiment de puissance, – puissance physique d’une part, telle que celle résultant du jeu harmonieux du corps, puissance de la pensée d’autre part ? Peut-être, mais ce ne serait qu’une explication superficielle et, je le crois, bien insuffisante. On pourrait y voir aussi une sorte de compensation : une compensation transposée sur un autre plan, de l’impuissance qu’hélas la nature humaine porte toujours avec elle. Ce faisant, on s’approcherait sans doute davantage de la réalité. Tout être en effet a rêvé de la toute-puissance, au moins quand il était enfant, et en a essayé la réalisation à la manière des contes de fées, magiquement. Nous trouverions-nous donc en présence d’une transposition sublimée de ces rêves enfantins de toute-puissance, qui donneraient ainsi un sens plus profond à la création magique que représente l’activité esthétique ?

Or, je crois qu’il y a davantage. On connaît la part fondamentale que Freud a été conduit à donner, dans le développement de la vie affective de l’homme à ce qu’il a appelé le complexe d’Œdipe. C’est là une notion devenue maintenant trop familière pour qu’il soit besoin d’en donner une définition. On sait que l’établissement, le développement et la résolution de l’Œdipe ont une importance primordiale dans la vie de chaque être. Ne pourrait-on pas alors envisager l’attitude de l’artiste en fonction de cette notion Œdipienne ? Je signalais tout à l’heure l’orgueil légitime qui anime le grand artiste. Que l’on se rappelle les vieilles légendes souvent si pleines de vérité, qui font allusion à cet orgueil proprement démoniaque : à la légende de l’arbre du paradis, à celle de Prométhée, l’orgueilleux Titan qui ravit le feu au père des dieux. Or, n’est-ce pas ravir le feu que de créer sur le mode esthétique ? N’est-ce pas imiter Dieu et se vouloir rendre son égal ? Sans doute l’Œdipe ainsi envisagé ne ressemble pas au complexe que nous sommes habitués [p. 81] à voir chez les névrosés. Il ne ressemble pas au complexe non évolué, ou mieux arrêté dans son évolution que nous trouvons chez eux. Chez ces derniers en effet l’Œdipe reste plus ou moins sous sa figure première, et témoigne d’une situation affective très primitive où s’est enfermé le sujet, et d’où il ne veut sortir. C’est une situation qui ne dépasse pas les événements personnels de la vie affective du malade.

Ici nous sommes au-delà de ce point de vue, et sa tragique horreur en est depuis longtemps disparue, car les forces affectives qui en formaient le support se sont composées selon de nouvelles résultantes. Acceptant l’inévitable, admettant l’existence de forces plus hautes que lui, l’homme oublie sa haine et du rival abhorré fait un modèle à égaler, sinon à dépasser. Ne retrouvons-nous pas précisément cette attitude chez l’artiste créateur, et n’est-on pas en droit alors de parler de l’attitude Œdipienne de l’artiste ? Mais attitude Œdipienne particulièrement évoluée et arrivée peut-être à son plus haut degré de sublimation. Car c’est l’imitation la plus haute que l’on puisse rêver que l’imitation de la création : œuvre entre toutes divine. Comme celle-ci, elle tire quelque chose du chaos. Elle construit l’œuvre d’art par la puissance de l’idée, magiquement ; et cette œuvre est : soit une reproduction de la réalité créée, soit une autre réalité plus belle et mieux ordonnée. Car chaque être a son tempérament propre et signe ainsi ses conceptions esthétiques. Le fond pourtant, la réalité psychologique dernière, reste le même.

On pourra remarquer qu’en présentant ainsi l’attitude Œdipienne de l’artiste, je m’écarte un peu de l’idée courante qui voit dans le stade magique de la pensée le résultat d’une malédiction, ou plus exactement de la crainte de voir se réaliser magiquement des souhaits de mort formulés précisément durant la période Œdipienne du développement. La pensée magique, dans sa forme commune, et telle qu’on.la rencontre chez le névrosé, prendrait ainsi la valeur d’une sorte de magie noire. Tandis que dans l’art elle me semble surtout (et peut-être uniquement) s’accomplir selon un mode fortement sublimé. Elle resterait donc ici uniquement magie blanche, magie constructrice et féconde, magie qui crée, alors que l’autre ne tend qu’à détruire.

Mais, une dernière fois, est-ce bien tout ?

On comprend sans doute qu’un sentiment de joie puisse accompagner la création, grâce à la libération et l’heureuse sublimation des forces enfermées dans l’Œdipe. On comprend que ces forces [p. 82] libérées puissent tendre à donner un souffle de vie plus intense aux œuvres, si bien qu’en un certain sens on pourrait dire que l’art représente la plus haute affirmation de la vie, ou plus exactement qu’il est un acte d’amour envers la vie. Et je pense que c’est là qu’il faut voir le secret de l’étonnante résonance que les grandes œuvres ont en nous, – simples spectateurs. En nous unissant magiquement à leur frénésie, nous participons à cette joie que l’on ne peut s’empêcher de nommer sublime. Nous perdons pendant un temps notre personnalité intellectuelle et critique pour n’être plus qu’affectivité émue, unie par une sorte de lien mystique à l’affectivité plus haute de l’artiste créateur.

Mais il est en dehors de l’attitude Œdipienne une autre racine de l’activité esthétique que j’ai déjà signalée plusieurs fois, et sur laquelle je voudrais maintenant m’étendre un peu. C’est cette racine qui semble issue du jeu et du rythme, qui reste d’abord peut-être uniquement physiologique dans les premiers stades, et qui peu à peu s’enrichit à mesure que la pensée la pénètre. Cette racine d’ailleurs est toujours mélangée à l’autre, et sans doute il n’est pas d’œuvres où elles ne s’entrelacent selon des proportions diverses. Partie d’une satisfaction sensuelle, ayant sa fin en soi, partie d’une activité inutile, comment allons-nous la voir se transformer ? Certes, elle gardera toujours quelque chose de son origine sensuelle. Mais quand la pensée la viendra pénétrer, un nouveau vêtement viendra la masquer. La masquer pour l’utiliser et pour la faire entrer dans la joie créatrice à laquelle elle apportera alors un développement et des possibilités nouvelles, comme des harmonies soutenant un thème principal. Mais aussi, parfois, dans un dessein tout autre, dans un dessein qui garde comme la marque de son origine, pour en tirer une œuvre où la « fin en soi » est conçue comme le but dernier. Et c’est bien encore une création, mais combien différente de la création Œdipienne qui, à l’image de la création divine, apportait un monde avec elle. Ici, c’est une création sans but altruiste, une création fermée, et qui ne s’ouvre point sur la vie, mais qui se meut dans son cercle sans en sortir.

On a sans doute reconnu l’attitude narcissique qui, comme l’attitude Œdipienne, comporte un même emploi de la pensée magique et plus encore peut-être, puisque dans certains développements que nous voyons au cours d’états morbides, dans la schizophrénie par exemple, elle arrive à supprimer magiquement la réalité extérieure au profit d’un monde imaginaire, création magique et monstrueuse [p. 83] d’un narcissisme total. Certes l’art proprement dit se tient en dehors de tels processus pathologiques, et je n’ai parlé ici de schizophrénies que pour mieux indiquer ma pensée, pour montrer surtout ces deux pôles d’attraction, pôle Œdipien, pôle narcissique, l’un tourné vers la vie, l’autre vers le néant. Car il est des œuvres qui, magiquement, apportent avec elles comme un parfum de mort, des œuvres que l’on sent être terminales, des œuvres belles certes, mais qui n’engendrent que la désespérance et le renoncement. En un certain sens, on pourrait peut-être dire qu’il est un art Œdipien jeune, plein de promesses et d’élan, et que l’on rencontre précisément dans les civilisations qui progressent et qui marchent vers l’avenir, tandis qu’à l’opposé se situe un art narcissique qui décline et s’attarde, qui est l’art des peuples las et des individus vieillis.

Je ne sais si ce rapide voyage à travers la pensée magique dans l’art vous aura apporté la réponse que vous pensiez trouver à la question qui m’était posée. Je n’aurai pas la prétention de l’espérer. Et d’ailleurs, c’est là une question trop neuve, trop complexe, trop étendue surtout, pour pouvoir, en la traitant dans une conférence, faire autre chose que d’en indiquer les principaux aspects et de souligner les nombreux problèmes qu’elle soulève. J’espère toutefois vous avoir montré l’intérêt que son étude peut avoir dans l’esthétique, car elle éclaire d’un jour nouveau, encore que bien incomplet, ces points mystérieux entre tous : qu’est-ce que l’art et pourquoi l’art ? Peut-être permet-elle même d’en donner déjà une timide réponse : Activité de luxe dérivant peut-être du jeu quand s’y ajoute le rythme, l’art, en s’élevant, lorsque s’y intègre la pensée, devient une création magique. Mais une création restant à l’échelle humaine et par conséquent plus fictive que réelle. Et pour qu’un peu de réalité vienne s’y infuser, pour que de la vraie vie vienne le pénétrer, il faut, tant de la part de l’artiste créateur que de l’amateur qui contemple, un état d’exaltation magique encore, qui fait passer de l’homme à l’œuvre un peu de force animatrice. N’est-ce pas là l’image d’un jeu ? Mais d’un jeu plus vaste que le jeu primitif qui mettait seulement en action les mouvements et les rythmes. Jeu mille fois plus divers aussi, qui peut-être s’est d’abord établi sur cette modeste première assise, et qui progressivement est monté jusqu’à de vertigineuses hauteurs : jeu de la pensée avec elle-même, jeu de la pensée qui se pense elle-même, jeu de la création, aboutissant finalement, dans ses réalisations les plus hautaines, jusqu’à l’identification magique avec la Divinité.

 

* 1934, VII, l, p. 66-83. Extrait des sept Conférences sur la pensée magique faites à la Sorbonne au cours du 1er semestre de 1933. Elles furent organisées sous l’égide du Groupe d’Etudes philosophiques et scientifiques pour l’examen des tendances nouvelles que fonda René Allendy.

 

 

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